O Jornal do Recife

Août 1966
Nous venons de sortir du DC4 de la VASP qui effectue chaque jour la liaison Bahia-Recife. Plus de six semaines déjà passées au Brésil nous ont enseigné certaines précautions. C’est pour cela que, en attendant l’autocar qui doit nous emmener en ville, nous restons trois ou quatre à monter la garde autour de nos bagages rassemblés dans le hall de l’aérogare et à écarter comme on chasserait des mouches les porteurs et colporteurs qui tournent autour de nous, tandis que le reste de notre bande envahit les boutiques de souvenirs.
Le bus arrive enfin avec à son bord le directeur local de l’Alliance Française. C’est un homme jeune, charmant et efficace. Il n’est en poste que depuis un an, mais nous constaterons très vite qu’il connaît beaucoup de monde et qu’il est très apprécié.

Comme d’habitude, l’hôtel, bien que de catégorie moyenne, est situé en bord de mer. La plage est immense. C’est marée basse. Le temps est grisâtre, la température douce et la foule du samedi après-midi est là. Elle semble divisée en deux espèces, les terriens et les maritimes. Les terriens sont allongés sur des serviettes ou directement sur le sable. De temps en temps, ils se retournent dans des mouvements de reptation qui les font ressembler à des phoques paresseux. Parfois ils se lèvent, effacent le sable qui leur colle à la peau et s’éloignent pour jouer au volleyball ou au football. D’autres déambulent de leur démarche nonchalante et étudiée. Les maritimes, eux, sont dans l’eau, mais leur comportement est étrange: tels une bande de pingouins, ils sont des centaines, debout face à l’océan. La mer atteint à peine leurs genoux. Beaucoup ont les poings sur les hanches et le regard fixé vers le large. On dirait qu’ils trouvent l’eau un peu froide et qu’ils attendent on ne sait quoi pour se décider à entrer dans le bain. On pourrait croire aussi qu’ils espèrent un événement, un spectacle extraordinaire pour lequel ils auraient été convoqués à se rendre sur la plage. De temps en temps, ils trempent leurs bras dans l’eau et s’en aspergent le corps.
J’entre dans l’eau à mon tour en zigzagant au milieu de la foule. Malgré leur douce température, quand les crêtes des petites vagues mourantes commencent à atteindre le bas de mon short, je passe machinalement à une progression prudente sur la pointe des pieds. Bientôt, le sol change de nature et devient désagréablement rugueux : le sable à fait place à une barrière de coraux morts. Je viens de comprendre pourquoi la ville s’appelle Recife. Après trois pas en déséquilibre, je m’arrête et je me retrouve avec le reste des pingouins à regarder les vagues du large qui se brisent sur la barrière, une trentaine de mètres plus loin. Je me dis qu’avec un peu de courage, en marchant comme sur des œufs, on doit pouvoir atteindre l’eau profonde et nager un peu. D’ailleurs, pas très loin sur ma droite, arrive en courant un jeune costaud bronzé dont le projet est visiblement de plonger devant lui dès que l’eau sera assez profonde et de prolonger cet exploit par un crawl vigoureux vers le large. J’en suis encore à me demander quel est son secret pour arriver à courir sur un sol aussi inhospitalier quand des sifflements nombreux et stridents se font entendre. Ce sont deux secouristes, sifflets entre les dents, qui courent vers la mer en déroulant un câble derrière eux. Le nageur, qui n’entend rien, a dépassé les déferlantes et s’est mis à nager parallèlement à la plage. Sans hésitation, l’un des deux secouristes plonge à son tour et nage vers sa cible en entraînant l’extrémité du câble que l’autre déroule depuis la plage. C’est peut être le spectacle qui était attendu, car tout le monde s’est mis à crier et à encourager les deux nageurs. Le secouriste a bien calculé sa course car il arrive à intercepter rapidement le nageur imprudent. Imprudent ? Mais pourquoi ? Le jeune homme semble nager parfaitement, les vagues ne sont pas très grosses et il est à peine à plus de cinquante mètres du bord. Je regarde d’un air interrogatif l’homme qui se trouve à côté de moi. Il me répond par une courte phrase dans laquelle je crois entendre « toubaro ». Je lui fais signe que je ne comprends toujours pas ce qui se passe. « Shark, shark !  » me dit-il.
Les deux nageurs se sont maintenant lancés côte à côte dans un crawl rapide vers la barrière de corail où ils reprennent pied.
Je décide que je me suis assez baigné pour aujourd’hui et je rejoins la plage en posant avec prudence les pieds sur le sol jusqu’à ce qu’il redevienne sable.

Plus tard, dans le hall de l’hôtel, je croise Patrick S. et Michel L.
Michel est un garçon sérieux et sympathique avec qui j’ai partagé un travail de fin d’étude. Sans être vraiment amis, on s’entend et on se comprend bien. Patrick ne va plus à la plage depuis qu’il porte un plâtre qui le prend de l’épaule droite jusqu’à la taille, c’est à dire depuis notre premier jour à Rio. Ce matin-là, sur la plage de Copacabana, les deux mains sur les hanches et de l’eau jusqu’aux cuisses, subjugué par la beauté du paysage, il admirait les plongeons vertigineux des oiseaux quand il s’est fait renverser par la première vague. Fracture de la clavicule. Cet incident n’a pas entamé le flegme anglo-saxon et ironique dont il s’équipe chaque matin en même temps qu’il enfile son éternel blazer noir, aujourd’hui simplement passé par dessus son épaule plâtrée.

     -Ha! Philippe, me dit-il, Michel et moi avons croisé tout à l’heure dans le hall un journaliste qui voulait rencontrer « les étudiants français » pour une interview. Nous lui avons donné rendez-vous au bar dans une dizaine minutes, le temps que nous allions chercher quelques autres camarades. Voudrais-tu te joindre à nous?
Hé oui ! Il parle comme ça, Patrick.

Plutôt flattés que la presse locale s’intéresse à nous, nous nous retrouvons à cinq au bar devant le petit journaliste brésilien. Philippe S. et Nicole R. nous ont rejoint. Philippe S. est le playboy de la promotion. Grand, brun, légèrement bouclé, yeux bleus, bronzé, visage à la fois latin et aristocratique, on dirait un prince oriental. De famille bourgeoise aisée, il roule Austin-Healey. Je me rappelle encore les regards stupéfaits des filles de la Fac de médecine quand il a repris sa voiture à la fin de notre première journée de cours rue des Saints-Pères. Philippe couronne tous ces avantages par une timidité inattendue qui le rend sympathique, même aux plus envieux.

Quant à Nicole, c’est l’une des deux seules filles de notre promotion. Elle est grande, fière, bien faite et ne manque pas d’allure, mais elle n’est pas vraiment jolie, ni vraiment féminine. Depuis le début de notre voyage, elle a très visiblement décidé d’attirer Philippe dans ses filets. Son manège manque parfois de discrétion et, en garçons élégants et charitables que nous sommes, nous ne nous privons pas souvent d’en rigoler. J’ajouterai juste que Philippe n’est pas du tout sensible aux avances qui lui sont faites, mais que sa gentillesse et son éducation ne lui ont pas encore permis de le faire comprendre à Nicole. Donc, Nicole a suivi Philippe au bar.

Nous sommes devant le journaliste qui ne parle que le portugais. Comme aucun de nous cinq ne connaît cette langue, et que Philippe S. parle bien l’espagnol, c’est lui qui raconte, en nous consultant de temps en temps, ce que l’homme du Jornal do Recife veut entendre : que nous sommes des étudiants français, que nous venons de terminer nos études à l’Ecole des Ponts et Chaussées, que nous avons déjà visité Rio, Sao Paolo, Bello Horizonte, Brasilia, Bahia, que le Brésil est un pays magnifique, que nous aimons beaucoup les brésiliens, leur nourriture, leurs boissons et tout et tout. Le journaliste à l’air content de recueillir toutes ces banalités. Il referme son carnet de note et nous indique que son article paraîtra demain. Puis il nous remercie et s’en va en nous laissant les consommations.

Le lendemain, en fin d’après midi, en traversant le hall de l’hôtel, je vois Patrick, Michel et Philippe flanqué de Nicole en train de discuter avec animation. Je les rejoins. Philippe tient le Jornal do Recife et traduit. L’article de notre journaliste d’hier étale son titre en gras sur deux colonnes en dernière page :

« LES ÉTUDIANTS FRANÇAIS POURRAIENT ÊTRE DES AGENTS DE L’EST« 

Nous n’ignorons pas que depuis le coup d’état de 1964, le pays vit sous une dictature militaire et que ce genre d´accusation pourrait être gênant non seulement pour nous mais aussi pour tous les gens que nous avons rencontrés au cours de notre voyage. Nous écoutons avec attention la traduction du corps de l’article. La première colonne reprend fidèlement les banalités que nous avions racontées : étudiants français, ravis de visiter ce beau pays, amitié franco-brésilienne, etc…

La deuxième colonne est très différente. Elle commence par reprendre en sous-titre le titre général « Les étudiants français pourraient être des agents de l’Est« . La confirmation de ce conditionnel ne tarde pas : « Le colonel Ibiapiña, chef de la sécurité de la province de Pernambouco, nous informe que les étudiants français qui séjournent actuellement en ville sont très probablement des agents de l’Est. En effet, on ne peut qu’être intrigué par le fait que, partout où ils sont passés dans le pays, des troubles ont aussitôt pris naissance dans les milieux des étudiants et des ouvriers révolutionnaires. Le fait qu’ils parcourent confortablement le pays en avion, qu’ils surveillent de très près leurs luxueux bagages et qu’ils descendent dans des hôtels de catégorie supérieure montre à l’évidence qu’ils sont payés par leurs maîtres d’au delà du Rideau de Fer.« 

L’article se termine par quelques phrases du même tonneau dont la dernière affirme que nous sommes sous la surveillance constante des services du colonel.

Nous sommes en Amérique latine, dans un pays sous dictature militaire, et nous sommes soupçonnés d’œuvrer pour le Kremlin. Le cliché est trop beau pour être vrai ! On croirait une aventure de Tintin contre le Général Tapioca.

Tout émoustillés par cette situation et fort de la protection que nous apporterait, croyons-nous, notre ambassade en cas de problème, nous décidons de ne pas en rester là et d’aller protester au journal. Monter à cinq dans un taxi ne pose pas de problème au Brésil et nous nous trouvons rapidement devant un gratte-ciel grisâtre qui porte en arc de cercle au-dessus de son entrée gothique de grandes lettres dorées qui forment en bas-relief les mots « O Jornal do Recife ».

Il est plus de cinq heures et il va bientôt faire nuit. Le hall du Journal est presque désert. Un gardien, tout seul dans son guichet central, subit notre premier assaut furieux. Surjouant à peine notre colère, nous brandissons des exemplaires du journal sous les yeux effarés du vigile et dans toutes les langues à notre portée, nous exigeons de voir immédiatement le journaliste responsable de cette infamie. Sans vraiment comprendre ce que nous voulons, mais pour restaurer le calme dans le hall de l’immeuble, le pauvre homme se débarrasse de nous en nous indiquant les ascenseurs et en levant ses deux mains aux doigts écartés. Compris ! Nous irons au dixième étage.

Dans l’ascenseur, notre excitation est retombée, et quand les portes s’ouvrent, c’est en silence que nous pénétrons lentement dans une grande salle qui doit tenir tout l’étage. Ma culture cinématographique m’indique qu’il ne peut s’agir là que du sein des seins du journal : des dizaines de bureaux métalliques verdâtres, encombrés de machines à écrire, de téléphones, de rames de papier, de journaux froissés, de verres, de gobelets, de bouteilles, de livres, d’annuaires et de toutes ces choses qui font un décor de salle de rédaction dans les films américains des années cinquante.

La salle paraît déserte et nous nous sentons un peu comme des intrus dans ce temple de la presse. Au moment où nous allons rappeler l’ascenseur, un homme en chemise sort de ce qui doit être les toilettes. En portugais, il demande quelque chose comme « Vous cherchez quelqu’un ? » ou bien « Qu’est-ce que vous fichez là ? » Au bout de quelques répliques désordonnées et mutuellement peu compréhensibles, nous découvrons qu’il parle anglais et c’est dans cette langue que se poursuit la discussion.

     -Nous sommes les étudiants français de l’article. Nous voulons voir l’auteur !

     -Ah ! Cet article-là ! C’est Gomez. Il est rentré chez lui. Qu’est-ce que vous lui voulez à Gomez ? Je peux peut-être vous aider.

     -Certainement. Nous voulons savoir pourquoi la seconde partie de l’article nous accuse d’être des agents de l’Est, ce qui est bien entendu totalement faux, alors que la première partie est strictement conforme à ce que nous avions déclaré à Monsieur Gomez.

Hé, oui ! Il parle comme ça, Patrick.

     -Pas besoin de Gomez pour ça. Je peux vous les donner, les explications : Gomez a mis en forme les notes qu’il avait prises quand il vous a rencontrés et ça a donné la première colonne. La deuxième, c’est le Colonel Ibiapiña qui l’a dictée.

     -Alors, quand un colonel vous dicte un article, vous le publiez, comme ça, sans vérifier ?

     -Oui.

     -Et vous trouvez ça normal ?

     -Oui. On fait ça tous les jours.

     -Et la « liberté de la presse » ?

     -Mais elle existe ! On est libre de publier ce qu’on veut ! Regardez le journal d’aujourd’hui. En page 2, il y a un article qui dit que l’Archevêque de Recife est un dangereux gauchiste et qu’il est impliqué dans deux affaires d’escroquerie immobilière. Sur la page trois, juste en face, un autre article raconte combien ce même archevêque est dévoué à ses ouailles et comment il a réussi à faire construire six nouvelles écoles en six ans.

Il poursuit:

     -Dans notre journal, il n’y a pas de ligne politique. C’est pour ça que nous survivons. Nous publions nos articles et aussi ce qu’on nous demande de publier.

     -Alors, nous pourrions vous dicter un article en réponse ?

     -Absolument. Si vous voulez, nous pouvons le faire maintenant; il paraîtra lundi matin.

Et c’est ainsi qu’en cette fin de journée tropicale, au dixième étage d’un gratte-ciel brésilien, quasiment perchés sur l’épaule d’un journaliste qui la tapait au fur et à mesure, cinq jeunes ingénieurs français, dont une française, dictèrent avec exaltation une réponse audacieuse au maître de la police secrète de la province de Pernambouc.

Le surlendemain, en dernière page, à la même place que l’article de l’avant-veille, paraissait notre cinglant démenti :

« LES ÉTUDIANTS FRANÇAIS NE SONT PAS DES AGENTS DE L’EST »

« Les étudiants français qui visitent actuellement notre ville de Recife ont été surpris et choqués par les graves accusations portées contre eux par le Chef de la Police de la Provinçe de Pernambouc. Ils contestent formellement que leur voyage ait été financé par on ne sait quelle puissance hostile au Brésil. Ils tiennent à souligner que tout au long de leur voyage, ils ne se sont jamais mêlés de politique et ont toujours noué des relations amicales et chaleureuses, tant avec la population qu’avec les autorités. Dans quelques jours, ils rentrerons chez eux en emportant un excellent souvenir de ce magnifique pays qu’est le Brésil.« 

C’est tout ce que nous avions trouvé à répondre au Colonel, un texte bien sage et conventionnel, succession de poncifs en parfaite langue de bois. Pas vraiment cinglant ni audacieux le démenti, mais nous ne tenions pas à nous attirer davantage les foudres de Monsieur Ibiapiña.

Il était trop tard pour modifier notre texte quand, au moment de nous séparer, le journaliste nous a dit:

     -Entre nous, ne vous faites pas trop de soucis. Ça m’étonnerait que vous soyez vraiment surveillés ou que vous risquiez quoi que ce soit. Ibiapiña sait très exactement qui vous êtes et il n’a fait ça que pour entretenir une certaine tension. Et aussi pour démontrer sa vigilance et sa complète adhésion à la ligne du parti.

Nous avons repris l’ascenseur, vaguement déçus.

.

 

 

4 réflexions sur « O Jornal do Recife »

  1. C’est sûr cette histoire il fallait la raconter!

  2. Maintenant que je suis découvert, Athènes, Côte d’Ivoire, Téhéran, Rio, Tchad, Beyrouth, etc…, je peux même avouer que j’étais à Paris au mois de mai 1968.

  3. Questions: le JDC est-il aux ordres d’un colonel? Ou bien: abrite-il toujours un ou plusieurs agents de l’Est? Ou encore: son rédacteur en chef qui semble être passé par plusieurs pays où s’en sont suivies des révolution (Téhéran, etc), est-il une barbouze? On veut des réponses!

  4. Désopilant ! Et déjà très bien écrit.
    J’ai une anecdote du même genre. En 1969, au plus fort de la répression militaire (l’ambassadeur des Etats-Unis au Brésil avait été enlevé par un groupe se réclamant des Tupamaros), je m’apprêtais à entrer en salle d’embarquement à l’aéroport du Galeão pour prendre le vol pour Paris quand mon attention fut attirée par des éclats de voix et ce qui ressemblait à une bousculade. Entre six policiers de la DOPS (police militaire politique), un individu hirsute s’agitait , protestait, se débattait tant bien que mal. Il était conduit manu militari (si j’ose dire) en salle d’embarquement. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il s’agissait de mon condisciple Michel Field (oui, lui- même), qui avait trouvé le moyen, à l’âge de 15 ans (!) de se faire déclarer personna non grata au Brésil et de se faire expulser … Sans doute un agent de l’Est, un vrai !

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