Croquis de mémoire – Critique aisée n°209

Critique aisée n°209  

Croquis de mémoire
Jean Cau – 1985 – La Table Ronde – 332 pages

Drôle de type que ce Jean Cau.
Il est de la génération qui a eu vingt ans à la Libération. Pas grand chose de commun avec la mienne, donc. Pendant toute ma jeunesse et une bonne partie de mon âge adulte (Jean Cau est mort en 1993), il était pour moi comme l’homme des piscines de Modiano, celui que l’on voit partout, sur toutes les photos, dans tous les salons, mais dont on ne sait pas très bien qui il est ni ce qu’il fait là. Je comprenais petit à petit

qu’il avait fait de brillantes études et qu’il avait travaillé quelques années pour Jean-Paul Sartre. Cette dernière précision suffisait pour moi à le classer dans les embobinés ou les embobineurs, donc de toute façon dans les infréquentables. Et puis, petit à petit, la gauche omniprésente et sacrée des années 60 s’est mise à parler de lui comme d’un personnage qui,  comme disait Sartre de ceux qui s’écartaient de son dogme, filait un mauvais coton. En peu de temps et peu d’articles, car après son beau Goncourt de 1961 il était devenu surtout journaliste, il est passé au stade de traître, traître à sa cause, à ses amis, à l’intelligence, à l’intelligentsia — car à l’époque c’était la même chose. Ça me le rendait plus sympathique, moi qui luttais en toute modestie et toute clandestinité contre les pantoufles intellectuelles des lecteurs du Monde. Plus sympathique, Cau, mais pas plus proche. Trop brillant, trop intellectuel, trop branché — si, si, branché ! il a vraiment rencontré tout le monde —  pour tout dire trop Saint Germain des Prés (dont il a dit plus tard que c’était une pure invention des médias).

Tout ceci pour dire que je n’avais rien lu de Jean Cau. Jusqu’à ce jour. Jusqu’à ce qu’un ami, qui bien sûr se reconnaîtra, me recommande plusieurs fois les portraits dressés par Jean Cau.  Constatant que ses recommandations n’étaient pas suivies d’effet, cet ami est allé jusqu’à m’offrir ce petit recueil, Croquis de mémoire. Je l’ai lu, cet opuscule, presque en entier. Seulement presque en entier ? Ben, oui. J’en garde pour plus tard.

Bon. Voilà mes impressions.

Tout d’abord, ça manque d’une bonne intrigue. D’accord, c’est une série de portraits, mais quand même.

Ensuite, il faut avouer que c’est du beau style. Un peu trop même, du beau style comme on en fait plus beaucoup depuis que Balzac a décidé de ne plus écrire. Chez Cau, la métaphore est à toutes les pages et elle est filée jusqu’au bout. Le vocabulaire est riche, normalien. L’adjectif est abondant et la déclinaison fréquente. Ce n’est pas désagréable, mais c’est heureux que l’on puisse respirer un peu entre deux croquis.

Et puis aussi, il faut dire que Cau ne se prend pas pour la moitié d’un confetti, malgré quelques protestations épisodiques de modestie.

Ceci dit, les portraits sont (rarement) amicaux, ou ( fréquemment) vaches ou (parfois) méprisants, mais (toujours) intéressants.

Il y a pourtant quelques exceptions, notamment avec le portrait de Camus qui est particulièrement décevant par sa légèreté, probablement  influencé par l’énorme présence de Sartre.

Voyez comment se termine le portrait  de Mitterrand :

(…) tout cela explique, lorsque j’aperçois, sur un écran de télévision, M.Mitterrand déambuler, raide, et rose à la main, dans la crypte du Panthéon, escalader le caillou de Solutré, méditer bucoliquement dans son Arcadie de Latché, passer en revue les troupes lors du 14 juillet ou s’adresser, du haut du pinacle élyséen, « à tous les Français », tout cela explique pourquoi le voici en malaise et en recul. Il y a, à mes yeux, dans le fond du paysage sur lequel il s’autodessine, trop de nuit, de gris, de teintes passées, de perspectives trop fuyantes, là-bas ; il y a trop de « sfumato », obtenu à l’estompe. Je regarde et bientôt mes lèvres produisent un murmure et ce murmure dit : « Comment est-il possible que François Mitterrand soit président de la République ? »

Pour Pompidou, c’est plus gentil. C’est même affectueux. Un peu méprisant, mais affectueux.

(…) Il n’était pas, c’est un éloge, très intelligent. Il ne pensait vite qu’au terme d’une réflexion et toutes ses décisions étaient d’abord des jugements. Il se surveillait car, se sachant parvenu, ce n’est pas un blâme, il se souvenait d’anciennes ivresses qui avaient été les siennes lorsqu’il mesurait, de Montboudif aux salons rothschildiens, le chemin parcouru. Je me demandais parfois s’il n’était pas, profondément, d’ossature conservatrice et ne se disait pas : « Pourquoi changer un monde où j’ai si bien réussi ? Il était bon, ce monde, et ma vie le prouve. » Mais en même temps, une inquiétude le visitait qui lui venait de ses jeunesses normaliennes. Du coup, en alibi frondeur, il aimait l’art moderne. « Moi, conservateur, alors que j’aime Mondrian ? » Je pensais à un chêne sur lequel on aurait greffé des rameaux incongrus et qui, au lieu de glands, aurait porté des montres molles.

Celui de Giscard d’Estaing est terrible.

(…) On a dit grand oiseau, ordinateur monté sur échasses, « magnifique Insecte, mais qui n’a pas d’antennes » (Alexandre Sanguinetti), surdoué ayant une case de trop, etc. On a tout dit, sauf qu’il était physiQuement trop propre et croyait qu’il entraînerait la France derrière lui en laissant, dans son élégant sillage, un parfum délicat de savonnette. C’était oublier que les peuples, comme les chiens, aiment l’odeur de soudard (de Gaulle) ; de paysan (Pompidou) ; et même troubles et d’aventurier, celles que dégagera Mitterrand.

Celui de Boris Vian, lapidaire.

(…) Ce cher Boris Vian que sa gloire posthume eut stupéfait. Et rien qu’une trompinette.

Puis viennent Cocteau, Marie Bell, longs portraits amicaux qu’il faut lire en entier.

Cocteau : « Tu comprends, mon chéri… » « Ce qui est très drôle, mon chéri… » La terre était tout entière peuplée de « chéris » aux ailes greffées – à la cire par Cocteau et tous les interlocuteurs, du jeune homme à l’ami en passant par la simple connaissance, devenaient des anges. C’était très agréable.

Marie Bell : Diva. Déesse. Grande ex-Fatale. Myope et souvent les yeux se plissent pour que le regard vous dessine. Une main qui serait moins belle si ne la terminaient pas de magnifiques griffes, longues, courbes et luisantes, avec lesquelles elle a dû déchirer des hommes et la vie – et des femmes – porte aux lèvres minces une cigarette qui donne à cette reine un air canaille de courtisane 1925 attendant que saute le bouchon de la bouteille de champagne offerte par le « riche Argentin » pendant que l’orchestre joue un black-bottom.

Le portrait de Sartre, qui termine le recueil, est fait de petite touches humanistes, admiratives sans idolâtrie, amicales.

Drôle de type que ce Jean Cau.

3 réflexions sur « Croquis de mémoire – Critique aisée n°209 »

  1. Saviez-vous que Jean Cau avait été le compagnon de la mère de Patrick Modiano ?
    Dans ces portraits que j’ai lus aussi, c’est celui de Venise que j’ai trouvé le plus beau.
    Celui de Sartre me l’a rendu moins antipathique.

  2. Disons plutôt qu’il était passé de la gauche au gaullisme.

  3. Jean Cau était gaulliste. Il fréquentait les grandes messes du RPR à la fin des années 70 – début des années 80 avec assiduité. Je l’ai rencontré plusieurs fois et il me semblait capable de férocité, ce pour quoi il m’amusait, mais aussi de bienveillance. Ses Croquis de mémoire semblent le confirmer …

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