Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 3

Chapitre 3 – Lucius Columna
Hiver 212 av. J.-C.

La nuit est sans lune et sans vent. La mer est calme. Archimède a regardé le pêcheur se mettre à l’eau et commencer à pousser devant lui la précieuse baudruche. Quand le nageur a disparu, le vieil homme s’est levé pour rejoindre lentement la citadelle. De là-haut, il a scruté la nuit en direction de l’Est jusqu’à ce que la frontière entre mer et ciel commence à se dessiner. Puisqu’aucun bruit ni aucun feu n’était apparu pendant la nuit, cela pouvait signifier que le pêcheur avait réussi à passer.  A moins qu’il ne se soit noyé, à moins que le bateau qui devait le prendre n’ait été capturé entre Corinthe et Syracuse, à moins qu’il n’ait pris du retard, à moins qu’il n’ait fait naufrage, à moins….

Archimède remonte les rues en pente de l’acropole vers sa maison de ville. Il a hâte de reprendre l’étude des possibilités extraordinaires de Phatis qu’il n’a fait qu’entrevoir jusqu’à présent.  Certes, Phatis remplit déjà la fonction pour laquelle elle a été créée. Certes, elle prévoit pour les cent ans à venir toutes les éclipses de Lune et de Soleil, en indiquant pour chaque jour de l’année la position des planètes et du soleil. Certes, elle prévoit l’heure précise de chaque éclipse et la couleur que prendra l’astre au moment de l’éclipse. Certes, il suffira d’une légère modification de la machine tous les quatre-vingt-dix-sept ans pour couvrir les mille ans exigés par Antiochos. Mais, tout cela n’est rien. Ce n’est rien comparé à ce dont le savant a eu l’intuition il y a six jours, à ce moment du réveil où l’on n’est déjà plus dans le rêve mais pas encore dans la pleine conscience. Mais une fois passé l’éblouissement, une fois récupérée la faculté de raisonner, il n’a pu retrouver cette extraordinaire intuition et, depuis, il la recherche obstinément. Soudain, alors qu’il passe de l’ombre d’une étroite ruelle à la lumière éclatante d’une place, il sent qu’un raisonnement monte en lui. Il ne le subit pas, mais il ne le contrôle pas. Il le laisse venir, il est disponible. Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, et il a appris que cela donne souvent de bons résultats : surtout ne faire aucun effort, ne pas essayer de diriger, lâcher la bride à son esprit. Il marmonne :

—Si je remplace la douzième roue à 158 dents par une roue à 159 dents…, si j’ajoute un excentrique à la neuvième roue, je vais pouvoir décaler l’axe de la roue du soleil, ce qui permettrait de…, non, ça n’est pas possible, la trente-huitième roue, celle de Saturne, viendrait contrarier le mouvement de la lune… »

Il s’est assis par terre, au milieu de la petite place, indifférent à ce qui peut se passer autour de lui. Du bout de son bâton, il a commencé à dessiner de vagues ronds dans la poussière. Et l’éblouissement, la magnifique intuition revient et ses dessins deviennent plus précis : il suffira d’inverser la douzième et la neuvième roue, en ajoutant une dent à la première et en soustrayant une autre à la seconde….

Une centaine de légionnaires remonte vers le sommet de l’acropole. Il y a moins d’une heure, une courte bataille les a opposés à ce qui reste des gardes de Syracuse et la ville est tombée tout de suite. Sous la conduite de leur officier, ils vont prendre position sur les points hauts de la ville. Le centurion Lucius Columna marche en tête de la colonne. Il a toutes les raisons d’être content. Sa centurie n’a pas été très exposée pendant l’assaut et lui-même n’a pas eu à croiser le fer. Pendant la bataille, il a aperçu de loin le consul qui, du haut de son cheval, observait la manœuvre avec satisfaction. Il y a donc de bonnes chances pour que tout le monde soit récompensé d’une manière ou d’une autre : argent, butin, vins ou viandes. La soirée s’annonce bien : le siège est fini, et une fois que la ville conquise aura été détruite, ils pourront enfin rentrer à Rome et profiter de la bonne vie. En attendant, il a pris une petite avance sur les libations de ce soir dans une échoppe du port en vidant en cachette ce qui restait de vin dans une amphore.

Devant lui, en plein milieu du passage, un vieil homme est à genoux dans la poussière. Il semble frappé de stupeur et contemple de vagues signes tracés sur le sol devant lui. Lucius se dit que l’âge a dû faire perdre la tête à ce pauvre homme. Lucius s’arrête et la troupe avec lui. Le primipile étant redescendu en queue de colonne, Lucius se dit que c’est à lui d’agir. Dans la douce euphorie bienveillante de l’alcool, il s’adresse doucement au vieux grec :

—Écarte-toi, vieillard, tu gênes notre passage.

Archimède reste immobile. Il n’a rien vu ni rien entendu. Toujours bienveillant, Lucius touche l’épaule du vieil homme :

—Va-t’en ! Fais place à la légion romaine !

Archimède se redresse en s’appuyant lourdement sur son bâton, puis il trace un nouveau cercle sur le sol. Il n’a pas jeté un seul regard à l’officier romain. Lucius est maintenant en colère. Derrière lui, la troupe s’est mise à rire et il ne sait pas très bien si elle se moque de lui ou du vieux grec. Furieux, il a dégainé et, du plat de son épée, il repousse l’homme en avançant sur lui.

Archimède est revenu à la réalité. Il lève son bâton vers le soldat en criant :

—Ne dérange pas mes cercles, imbécile !

Devant la pauvre menace, machinalement, Lucius a reculé. Derrière lui, les soldats hurlent de rire. Aveuglé par la rage et comme il l’aurait fait au combat, Lucius esquive le coup de bâton et, dans le même mouvement, il enfonce son glaive dans le ventre du vieillard.

Les légionnaires se sont tus. Lucius Columna regarde le vieil homme qui meurt à terre et qui lui répète dans un souffle : « Ne dérange pas mes cercles… » Prenant une pose avantageuse et piétinant les dessins d’Archimède, Lucius s’adresse au mourant en prenant soin d’être entendu de sa troupe :

—Et maintenant, laisse passer ton vainqueur !

Cinq heures plus tard, Lucius Columna est à genoux devant son général. En quelques minutes d’un procès sans défenseur et sans appel, Marcus Claudius Marcellus l’a condamné à mort. Lucius sent la pointe du glaive de son centurion, debout derrière lui, qui appuie légèrement au creux de sa clavicule gauche. Il pense qu’il ne reverra pas Ostie, ni son petit commerce de miel, ni sa femme Néré, ni son fils Amatus. Il n’a pas vraiment compris la raison de la sentence. Oui, il avait bien entendu le centurion primipile annoncer qu’il y avait dans la ville un nommé Archimède, un sale grec, mais illustre savant. Oui, il avait bien compris qu’il fallait absolument amener vivant cet homme important au Général Consul. Mais comment aurait-il pu deviner que cette vieille chose, ce vieillard mal vêtu qui se trainait dans la poussière de la rue, ce débile qui traçait des ronds dans le sable, cet ennemi qui l’avait attaqué avec un bâton, comment aurait-il pu deviner que c’était justement le plus grand savant du monde ?

D’un seul coup, le glaive pénètre verticalement dans le corps de Lucius Columna et atteint le cœur sans résistance tandis que, dans sa petite caisse, Phatis Kronos Ekleipsis vogue plein Est sur la mer Ionienne.

*

3 réflexions sur « Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 3 »

  1. Pour des raisons évidentes, le nom du meurtrier d’Archi a été changé. En réalité il s’appelle Roger Ratinet, mais c’est un secret.

  2. Que veux-tu ? C’est l’Histoire avec un grand I. Ce qui est raconté dans Ce chapitre est comme tu le sais légendaire sinon historique et la réplique est connue, même si on ignore parfois sa signification. Maintenant, on sait.

  3. Non mais tu n as pas plus gai en soute?
    En plein obscurantisme trumpien, et épidémie galopante, nous aimerions autre chose que des escaliers déserts, des uchronies sanglantes, des statistiques déprimantes sur le blocage de l élection de Jo le gaffeur?
    Ah ah que la critique est aisée!!!!

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