Ritorno al passato, ancora

Ce seizième « Couleur café » a été publié il y a un peu plus de cinq ans, à l’heureux temps où le tourisme avançait à grand pas et à visage découvert sur la Piazza della Rotonda de Rome et sur celle du Panthéon à Paris. C’était aussi l’époque où les selfies demeuraient assez rares pour qu’on les remarque. Ah ! l’heureux temps !

Ritorno al passato
Café Ritorno al Passato
Piazza della Rotonda

Depuis des décennies, je viens sur cette place. Au soleil, à l’ombre, le matin , le soir, je l’aime. Elle rassemble toutes les couleurs de Rome. Le noir des pavés, le gris foncé du Panthéon, le bleu ciel du ciel, le bleu délavé de la façade de chez Di Rienzo, l’ocre de l’Albergo Abruzzi, le bistre, le jaune, toutes les teintes possibles de marron, la perfection de la patine. Mais aussi le rouge terne des capes des centurions qui font le tapin pour une photo, le rouge vif de la veste des serveurs du café Ritorno al passato, le noir chic de la veste des serveurs d’en face. Mais encore, les couleurs des anoraks, des laines polaires et des survêtements de la moitié des touristes de la terre, bleu roi, jaune serin, vert pomme, rose fuscia, orange travaux publics. L’élégante banane ne se porte presque plus, remplacée par le pratique sac à dos mou du citadin prévoyant et du touriste pragmatique.

Tout ça, je l’ai vu ici mille fois. Mais ce qui est nouveau,

le bidule indispensable à de bonnes vacances, le truc qu’il vous faut, l’accessoire que l’on vend à tous les coins de rue, comme autrefois on vendait des colliers lumineux ou des oiseaux en papier, c’est la prolongation indispensable de votre bras, la perche à smart phone, la rallonge à iPhone, la tige à Android, le machin à selfies. C’est la géniale invention qui vous permettra de vous prendre vous-même en photo devant n’importe quoi, tandis que vous ferez un sourire béat, enthousiaste ou stupide au petit rectangle magique avec, dans votre dos, le monument que, de toute façon, vous aurez bien le temps de voir chez vous. Vous tenterez ainsi de faire croire à vos amis, parents et collègues de bureau, du moins à ceux d’entre eux que vous pourrez immobiliser assez longtemps, que vous avez passé vos vacances à rigoler aux éclats en tournant le dos à ce pourquoi vous étiez venus. Pourtant, vous ne parviendrez pas à leur faire croire que, pendant ce voyage, vous avez eu un ou une amie assez patient(e) ou assez aimant(e) pour photographier cent dix sept fois un crétin ou une idiote hilare, parce que, tout simplement, eux aussi, ils ont acheté la canne à selfies.

Pendant que j’écrivais ces lignes, le soleil est passé derrière l’immeuble bleu. On est en mars, et le fond de l’air est frais. Les deux pakistanais pourvoyeurs de cannes à Narcisses que j’observais depuis une demi-heure viennent de passer devant moi, saisis par la joue, par l’oreille ou le bras par quatre individus de type italien et de mauvaise humeur qui les entraînent à vive allure vers une des ruelles qui partent de la place. Policiers ou racketteurs ? Impossible à dire.

Dix minutes plus tard, les vendeurs expulsés sont remplacés par deux nouveaux pakistanais.

SELFIE

You ? Want selfie ?

 

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