RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (67)

RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (67)

5/09/2020

Jeu de l’excipit

Voici le sixième texte participant au jeu. 

On rappelle qu’ils s’agissait d’écrire un texte original se terminant obligatoirement par les lignes suivantes :

Par la fenêtre du salon, Sassi Manoon regarda les feux du yacht disparaitre dans la nuit. Un des policiers vint lui tenir compagnie.
— Voyez-vous, miss Manoon, dit-il au bout d’un instant, ce sont des jeunes gens comme ceux-là qui me donnent confiance en l’avenir.
— Pour moi aussi, dit Sassi Manoon, c’est la même chose.

SASSI MANOON 6

Sassi Manoon et les Texas Rangers

Serena Foster était né en 1888 dans la bonne société New-yorkaise. Après vingt ans d’une vie de luxe et de volupté, de plaisirs et de vanités, elle décida d’entrer dans les ordres. Elle avait alors 38 ans. Comme c’est l’usage, elle changea son prénom et choisit celui de Madeline en référence à ce qui la rapprochait, croyait-elle, de Sainte Marie-Madeleine, à savoir le péché et la rédemption.  C’est ainsi qu’elle devint Sister Madeline. Une fois ses vœux prononcés, et après une courte formation d’infirmière sage-femme, Sister Madeline fut envoyé en Louisiane, à Chattawbannack, pour y diriger le petit dispensaire-orphelinat qu’un magnat du pétrole y avait fondé pour racheter son âme au diable et réduire ses impôts. L’ile de Chattawbannack est située sur la Sabine River qui marque la frontière entre Texas et Louisiane. C’est l’endroit le plus chaud, le plus humide, le plus isolé, le plus désolé des endroit chauds, humides, isolés et désolés de cet état qui en compte beaucoup plus que n’importe quel autre état des États Unis. A cette époque, aucun pont ne reliait l’ile à la terre ferme et le seul lien entre le dispensaire et la civilisation était un émetteur radio et un petit bateau à moteur qui descendait la Sabine une fois par mois jusqu’à Pine Bluff pour aller chercher le Docteur Onemore-Fortherode, un vieux médecin anglais, original et alcoolique qui s’était installé dans la région pour s’adonner à  sa passion, sa collection d’alligators.

A son arrivée à Chattawbannack, deux ans avant les évènements que nous allons raconter, Sister Madeline avait été accueillie avec enthousiasme par la petite équipe du dispensaire, qui ne comportait que quatre sœurs novices d’origine créole. Les petites créoles, avec toute la gaité, l’insouciance et le charmant accent qui les caractérisent, ne tardèrent pas à transformer le nom de Sister Madeline en Sassi Madeline, (NdT : Sassi est la traduction de « sœur » en cajun), puis en Sassi Madoon et enfin en Sassi Manoon, parce que c’est quand même plus facile à prononcer que Sister Madeline.

Un beau matin, deux hommes en uniforme parurent à la porte du dispensaire : un gros rouquin du nom de Bill Crawley, et un petit brun moustachu qui s’appelait Ive Krupckie.

— Hi, Ma Soeur, dit Bill. Belle journée qui s’annonce, pas vrai ?

La sœur resta un instant stupéfaite car aucun homme en uniforme ne s’était jamais présenté au dispensaire et, plus généralement, aucun homme blanc n’avait jamais été vu sur l’ile, a fortiori au dispensaire. Néanmoins, elle se ressaisit pour répondre :

— Bonjour Messieurs les soldats, et que Dieu vous protège.

— Bill et moi, on est des Rangers du Texas. On est comme qui dirait à la recherche de chasseurs d’alligators, des sacrés fils de pute, pardon Ma Sœur, mais y a pas d’autre mot, des sacrés fils de pute qui chassent la nuit au fusil et même à la dynamite. Pas vrai, Bill ?

— Pour sûr, Ive !

— Alors on remonte la Sabine depuis une semaine à la recherche d’un bateau qu’on nous a signalé et qui pourrait bien être celui de ces salopards qui se foutent de la loi comme de leur première vérole. S’cusez, Ma Soeur, ça m’a échappé. C’est un foutu gros dinghy tout noir. Mille pardons, Ma Soeur ! Un foutu gros bateau en caoutchouc tout noir. Pas vrai, Bill ?

— Pour sûr, Ive. L’auriez pas vu, par hasard, le dinghy ?

— Je regrette sincèrement, Messieurs les soldats, mais les seuls bateaux que j’ai vus ces deux dernières années, ce sont les barques des pêcheurs, le bateau de l’orphelinat et les barges des compagnies de pétrole qui font la navette entre les champs pétrolifères et le Golfe du Mexique. Mais à propos d’embarcations, où est donc la vôtre ?

— On l’a laissée de l’autre côté et on a traversé l’ile à pied. Trois heures pour faire à peine un mile ! Une sacrée foutue balade. Ah ! Merde ! Pardon, Ma Sœur, je voulais dire que c’était pas une promenade de tout repos. Pas vrai, Bill ?

— Pour sûr, Ive. C’est vraiment le trou du cul du monde ici ! Oups ! Autant pour moi, Ma Sœur, je voulais dire que c’était un peu isolé, comme bled.

— Z’auriez pas entendu comme qui dirait des coups de fusil, la nuit ? Ou des explosions ? Ou un bordel de pas ordinaire ? Quoi, qu’est-ce qu’il y a Bill ?

—Ben, Ive, faut pas dire « bordel » devant une dame, surtout si elle est bonne sœur.

— Pourquoi , Bill ? J’ai dit « bordel » moi ?

— Pour sûr, Ive, que t’as dit bordel.

­— Et c’est pas bien de dire « bordel » , Bill ?

— Non, c’est pas bien de dire « bordel », Ive. Surtout devant une bonne soeur.

— Ah ? Je savais pas. Bon alors, Ma Sœur, vous auriez pas entendu des bruits supposément bizarres, la nuit ?

— Non, Monsieur le soldat, pas depuis le 4 juillet dernier.

— Ah bon ? Y a eu du bordel, mille excuses, du bruit le 4 juillet ?

— Eh bien, le feu d’artifice de Pine Bluff, comme l’année dernière, comme chaque année. Sur l’eau, le bruit porte à des miles et des miles.

— Pour sûr ! Quand y a pas de vent, ça pourrait porter plus loin que l’enfer, sauf vot’respect. Bon, c’est pas tout, Ma Sœur, faut qu’on retourne à notre bateau maintenant. On va envoyer notre rapport au chef par radio et puis on fera le tour de l’ile pour venir vous dire un petit bonjour avant de continuer vers le Nord.

A peine étaient-ils repartis en crachant et en jurant — mille excuses Ma Sœur — à travers le marécage, qu’un deuxième évènement extraordinaire se préparait devant l’embarcadère de l’orphelinat de Chattawbannack : un petit yacht à moteur apparaissait sous le soleil éclatant, se dirigeant droit vers l’appontement. Sa silhouette toute blanche se dessinait parfaitement sur le brun vert du fleuve. Sassi Manoon interrompit sa prière de midi à peine commencée pour observer. Deux bateaux dans la même journée, c’était à peine croyable !

Un jeune homme brun, le bras en écharpe, était debout à la proue et on pouvait l’entendre guider la manœuvre :

« Doucement maintenant, doucement, un peu à gauche, c’est bon, c’est ça, doucement, coupe le moteur, doucement, là… » tandis qu’une jeune femme blonde à la barre exécutait la manœuvre. Le bateau vint heurter la plate-forme en peu trop fort mais sans dommage pour la coque. Par contre le jeune homme perdit l’équilibre, essaya vainement de se retenir au plat bord de son bras valide, et finit par tomber à l’eau.

— Sacré bordel de merde ! hurla le beau brun en se relevant et en piétinant dans la vase. J’ai failli me tuer, moi ! Doucement, je t’ai dit. Tu peux pas comprendre ça, connasse ?  Doucement, c’est pas compliqué quand même !

— M’emmerde pas, Dugland. Fallait pas me faire conduire. J’ai jamais mis les pieds sur un putain de bateau, moi. Fallait prendre le volant toi-même, Duschnock.

— D’abord c’est pas un volant, c’est une barre, pétasse. Ensuite comment tu veux que je « conduise », comme tu dis, avec une foutue bastos dans l’épaule, grosse maline ?

— Je te l’avais bien dit, connard, qu’on aurait dû garder la voiture au lieu de piquer le bat… Oh, bonjour Madame. Ne faites pas attention à notre petite dispute. Mon mari m’apprend à naviguer, et il semble que je ne sois pas très douée.

— Je vous en prie. Je suis Sassi Manoon, directrice de ce dispensaire orphelinat. Soyez les bienvenus à Chattawbannack. Avez-vous besoin d’une aide quelconque ? Je vois que le pansement de votre mari est taché de sang. Mes quatre sœurs infirmières et moi-même sommes toutes prêtes à le soigner. Nous avons l’habitude.

— Euh, ben… merci, Madame. Mon mari a pris une balle dans le bras pendant que …, pendant que…

— Bonjour, Ma Sœur…pendant que nous dormions à bord. C’est ça : pendant que nous dormions à bord. On n’en sait pas plus, c’est un vrai mystère.

— C’est sans doute ces chasseurs que les deux soldats du Texas recherchaient tout à l’heure, dit Sassi Manoon. Il parait qu’ils tirent la nuit sur les alligators. Vous avez dû recevoir une balle perdue.

— Des soldats du Texas, Ma Sœur ?

— Ils ont dit qu’ils étaient des Rangers.

— Des flics, quoi ! Je veux dire des policiers, bien sûr. Et ils sont partis ?

— Oui, mais rassurez-vous. Ils vont revenir tout à l’heure. Vous pourrez porter plainte. En attendant, il faut vous soigner. Venez !

Il avait fallu laver la plaie, extraire la balle du gras du bras et refaire correctement le pansement du blessé. Tout cela avait pris du temps, si bien que quand les passagers du yacht furent prêts à repartir, le soir tombait. C’est le moment que choisirent les Rangers du Texas pour amener leur bateau contre le yacht blanc.

­— Ah ! Messieurs les soldats, dit Sassi Manoon, voici deux jeunes gens qui souhaitent porter plainte contre vos chasseurs d’alligators. Cette nuit, ils ont tiré sur leur bateau et ce jeune homme a reçu une balle dans le bras. Dieu merci la blessure n’est pas grave et sa jeune épouse est indemne.

— Ah ben ! Pour sûr, c’est un sacré Nom de Dieu de coup de chance que vous vous soyez fait tirer dessus, dit Bill. Enfin je veux dire un coup de chance pour nous, parce que pour vous, c’est plutôt un foutu coup de pas de chance de merde. Pas vrai, Ive ?

— Sûr, Bill. Ces messieurs dames vont pouvoir nous donner des informations précieuses. Comment était leur bateau ?

­— Nous ne l’avons pas vu. Il faisait nuit noire, vous comprenez ?

— Noir, donc leur bateau était noir. C’est bien eux.

— Et ça s’est passé où, cette attaque à main armée ?

— Par là, en amont, loin en amont, très loin.

— On s’en doutait. C’est par là que nous allions. Pouvez-vous venir avec nous ? C’est pour la confrontation, vous comprenez ?

— Impossible, nous allons de l’autre côté, en aval, loin en aval, dans le Golfe du Mexique.

— Bon tant pis, on va se lancer à leur poursuite. Et merci pour votre collaboration. Il faut toujours aider votre police locale. J’enregistrerai votre plainte plus tard, au poste. Vous pouvez partir maintenant. Bon voyage !

Le petit yacht largua les amarres et s’éloigna lentement du ponton. Avant qu’il ne soit hors de portée de voix, Ive se mit à crier :

— Eh ! Oh ! Comment vous appelez-vous ? Vos noms ? C’est pour la plainte.

Et la réponse vint, parfaitement audible :

— Clyde Barrow, Bonnie Parker !

— Vous écrivez ça comment, s’il vous plait.

— Comme dans les journaux !

Ive se retourna vers Bill et dit :

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Bonnie Parker ? Clyde Barrow ? Comme dans les journaux ? Qu’est-ce que ça veut dire ? T’as compris toi ?

—Rien du tout ! En tout cas ils étaient bien braves, pas vrai, Ive ?

— Sûr, Bill !

Par la fenêtre du salon, Sassi Manoon regarda les feux du yacht disparaitre dans la nuit. Un des policiers vint lui tenir compagnie.

— Voyez-vous, miss Manoon, dit-il au bout d’un instant, ce sont des jeunes gens comme ceux-là qui me donnent confiance en l’avenir.

— Pour moi aussi, dit Sassi Manoon, c’est la même chose.

 

Une réflexion sur « RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (67) »

  1. À lire cette histoire, j’ai pensé à un homme américain que j’ai bien connu, très poli et parlant toujours un langage châtié, sauf quand il se laissait aller à employer celui des deux Texas Rangers Bill et Ive, et alors, se reprenant devant une assistance médusée, il ajoutait toujours: « excuse my French »!

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