Le Cujas (33)

Les salauds se sont mis à tirer dessus à la mitraillette. Les pauvres gens se précipitaient sur les barbelés pour essayer de passer quand même. Moi, je voyais tout ça du bord de la forêt où je m’étais planqué. J’en étais malade, mais je pouvais rien faire. Alors je me suis relevé et je me suis mis à courir. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Sixième partie

15 septembre 1943
En fait, je sais pas vraiment si on est le 15 septembre ou le 10 ou même le 1er octobre. Là où je suis y a pas moyen de savoir. Pendant qu’on courait pour s’éloigner du camp, on pensait pas à compter les jours. Et puis à quoi ça m’aurait servi de savoir que j’allais mourir un mardi ou un mercredi. Parce que j’étais sûr qu’on allait mourir. Mais plus les jours passaient, plus je me disais que c’était peut-être pas foutu. Alors j’ai choisi la date la plus probable possible. Maintenant qu’on est un peu au calme, faut bien recommencer à compter les jours. Et puis, compter le temps qui passe, c’est peut-être bien ça qui nous faits différents d’un chien ou d’un poisson rouge.
Je sais pas comment je vais raconter ce qui s’est passé depuis Treblinka. C’est devenu complètement flou dans ma mémoire. Je me souviens seulement qu’au début, j’ai couru sans réfléchir, juste pour m’éloigner de la lumière des incendies et des rafales qui mitraillaient ceux qu’avaient pas pu passer sous les barbelés à temps. Je me cognais dans les arbres, je m’attrapais dans les ronces, je tombais dans les fossés toutes les cinq minutes. Mais je continuais à courir. Il faisait complètement nuit. À un moment, je me suis flanqué dans un fil de fer barbelé. J’étais arrivé à la lisière de la forêt, au bord d’un pré. J’allais pour ramper par dessous, mais j’ai entendu pas loin quelqu’un qui appelait :  » S’il vous plaît… s’il vous plaît… ». C’était en français que le gars appelait au secours de cette drôle de façon. Avec son accent, y avait pas de risque que ce soit un boche ou un wachmann. Je me suis approché à tâtons et j’ai fini par tomber sur un gars qu’était emberlificoté dans les barbelés.
« T’es français ? » je lui demande. Comme il continue à répéter « S’il vous plaît, s’il vous plaît », c’est pas la peine qu’il réponde, j’ai compris, il est français. Ça me fait tout drôle de voir un compatriote au milieu de cette panique. Je l’aide à se sortir des barbelés. Quand c’est fini, on se retrouve du côté du champ. Maintenant qu’on est plus dans la forêt, on y voit un peu mieux. « Merci beaucoup, qu’il me dit. » Incroyable ! On est en plein sauve-qui-peut, on galope depuis des heures sans rien voir, y a des schleus qui nous courent après et tout ce que le gars  trouve à me dire c’est « Merci beaucoup » comme si je lui avais tenu la porte d’un bistrot des Champs Elysées. Je sais pas quoi répondre alors je lui dis « Ça va, ça va » et je recommence à courir. Et le voilà qui se met à courir derrière moi. Depuis, on se quitte plus.
Voilà, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés moi et Maurice. J’en dirai plus sur lui tout à l’heure.
Pour ce qui est de la suite de notre cavale, c’est à peu près tout ce que je me rappelle précisément. Pour le reste, y a comme un brouillard dans ma tête. Je vois des forêts, des champs, des fossés, des rivières, des marécages, des voies ferrées, des chemins de terre. Je me souviens qu’il faisait beau et chaud, c’était déjà ça, et qu’on marchait surtout la nuit. On ne courait plus, on évitait les routes et les villages, et deux ou trois fois, on a eu vraiment de la chance avec les patrouilles allemandes ou les paysans polonais.
Et puis surtout, il y a une quinzaine, on a eu ce coup de pot incroyable de tomber sur ce village où on est planqué maintenant Maurice et moi.
Une nuit qu’on en avait vraiment bavé, on n’avait rien mangé depuis trois jours, on sort d’un bois au moment où le soleil se lève. Et au milieu de la brume, y a les formes d’un village. Normalement, on serait rentré dans le bois et on aurait fait un long détour pour l’éviter. Mais là, on n’en pouvait plus. Alors on est resté toute la journée à plat ventre en bordure du bois pour observer le village. Quand le soir est tombé, on avait toujours pas vu la queue d’un chat. Alors on a décidé d’attendre la nuit complète et d’entrer dans le village.
C’est ce qu’on a fait, et nous voilà. Maintenant on est bien à l’abri dans une cave, on a trouvé un peu de provisions et de quoi se fabriquer un peu de confort.
On a visité le village petit à petit. Que des ruines. Bombardé ou détruit au canon et incendié. C’était sûrement les allemands, parce qu’il y avait encore plein de traces qui montraient que c’était un village juif mais on a jamais trouvé son nom. Y avait encore des cadavres un peu partout  qu’étaient restés là sûrement depuis des mois. On a dégagé quelques endroits y compris la cave qu’on s’était choisie, mais on a laissé les autres comme ça pour pas attirer l’attention, si jamais y avait des paysans ou des boches qui seraient passés.
Dans le coin d’une maison, j’ai même trouvé assez de papier et de crayons pour écrire jusqu’à perpette.
Faut que je parle un peu de Maurice maintenant. Maurice Arkine, il s’appelle. Il a 31 ans, il est très grand et plutôt beau mec, dans le genre décharné ténébreux. Il y a pas mal de filles qui aiment ça. Il est tout ce qu’il y a de plus parisien, né à Paris, de parents parisiens, une bonne famille bien bourgeoise. Il habitait vers le haut de la rue de Rome et son père était professeur de médecine à la Salpêtrière. Pas tellement pendant qu’on était en cavale mais depuis qu’on est arrivé là, comme on a pas grand-chose d’autre à faire, on se parle beaucoup, moi et Maurice.  C’est comme ça que je sais qu’il voulait pas être médecin comme son père, et qu’il avait fait exprès de rater sa première année de médecine pour faire de la musique. Son père lui avait plus parlé pendant trois mois et puis ça s’était arrangé. Ce qu’il voulait lui, c’était devenir pianiste. Dès tout petit, il avait entendu son prof de piano dire à sa mère qu’il était doué. Alors, il avait décidé de devenir un grand pianiste. Quand il avait quitté la fac de médecine, il était entré au Conservatoire de la rue de Rome, et il avait beaucoup travaillé. Du coup, à 23 ans, il avait joué Chopin devant tout le gratin à la salle Pleyel. En 39, juste avant la déclaration de guerre, il avait donné des concerts à Londres, à New York et à Chicago. Ils voulaient le garder, là-bas. Mais il avait préféré rentrer parce qu’il s’inquiétait pour ses parents, avec tout ce qui se passait en Allemagne. En juin 40, son père avait refusé de quitter Paris. Pendant un an, il avait continué à diriger son service à l’hôpital. Mais les mesures contre les juifs devenaient de plus en plus terribles et en juillet 41, toute la famille avait réussi à passer la ligne de démarcation. Sous un nom bien chrétien, Christian Harcoët, Maurice gagnait sa vie en donnant des concerts de temps en temps, mais en juillet 43, il s’était fait choper à Lyon par la Gestapo. C’est comme ça qu’il était arrivé à Tréblinka dans un wagon à bestiaux la veille du jour de la révolte et qu’en m’entendant crier en français, il m’avait suivi sous les barbelés.
Je lui ai aussi un peu raconté la mienne de vie. Mon enfance de misère à Rovno, mes années de jeune voyou, ma bagarre malheureuse avec le fils chéri d’un grand bourgeois du coin, le fait que le gars en resterait estropié à vie, ma fuite obligée en France et mon arrivée à Paris à 15 ans sans parler un mot de français, ce que je lui ai raconté de tout ça, c’était presque entièrement vrai. Pour le reste, je lui ai pas tout dit, bien sûr. Il fallait enjoliver un peu. On a beau être voyou, on a quand même sa fierté. À un type comme Maurice, je pouvais quand même pas raconter que j’avais commencé comme maquereau pour devenir le tenancier d’un bordel, même de luxe. Alors, je lui ai raconté qu’au début j’avais travaillé aux Halles pour me payer des cours de français et de comptabilité, que j’étais ensuite devenu impresario pour artistes de music-hall, et que j’avais fini par réaliser mon rêve en ouvrant un restaurant chic du côté de la Muette. C’était une belle histoire presque vraie somme toute, et ça me valait le respect de Maurice.

A SUIVRE

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