Le Cujas – Chapitre 7 – Samuel Goldenberg

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Lundi 26 octobre 1942
Premier jour de mon journal. Ça fait 3 mois que je suis là mais c’est juste aujourd’hui que je commence. C’est Claude qui m’a dit de le faire. Il m’a donné des raisons pour ça : pour m’occuper et pour me souvenir plus tard. Mais moi, je commence à le connaître, Claude. Je l’aime bien, il m’a sauvé la mise une fois. Mais c’est un révolutionnaire, c’est plutôt un agitateur qu’un mouton. J’ai compris que ce qu’il voudrait vraiment c’est pour plus tard qu’il y ait des témoignages, des gens qui racontent ce qui se passe vraiment ici. Vu comme c’est parti, c’est probable que dans pas très longtemps, des gens, il y en aura plus beaucoup. Mais des trucs écrits, si on les cache bien, avec un peu de chance, ça pourra être retrouvé plus tard quand tout sera fini.
Donc voilà : un peu pour lui faire plaisir, un peu pour m’occuper, j’ai décidé de commencer mon journal. Bon mais là, j’ai plus le temps. Il va bientôt faire jour.

Mardi 27 octobre
Avant de commencer à raconter ce qui se passe dans le camp, pour que les gens comprennent bien, il faut que je dise un peu ce qui s’est passé avant. Alors voilà : après trois ou quatre jours à Drancy, on nous a bouclés dans un train sans rien nous dire d’où on allait ni quand ni comment ni pourquoi. Ça discutait ferme dans les wagons à bestiaux où ils nous avaient mis. Y en avait qui disaient qu’on partait pour travailler dans les mines du Nord, d’autres qu’on allait creuser des tranchées pour les Allemands sur le front russe, et d’autres qu’on allait dans un camp de prisonniers en Alsace. N’importe quoi. Y en avait surtout beaucoup qui disaient rien, qui pleuraient, qui gémissaient, qui priaient. Moi je pensais pas, je savais pas, j’avais peur. J’essayais d’avoir un peu plus que ma part d’eau et de pain. Je poussais pour m’approcher de la petite ouverture grillagée pour respirer un peu. J’avais oublié Simone et Casquette et le Marquis. J’étais plus l’ancien petit voyou de la bande du Suédois, le type qui faisait peur aux bourgeois, ni le mec à la coule qui savait parler aux femmes. J’étais plus le patron du plus beau claque de Paris. J’étais plus rien. J’étais comme un chien peureux. Je cherchais plus qu’à éviter les coups et manger et boire de temps en temps.  J’étais devenu un animal. Et j’étais pas le seul, vu que ça commençait à sentir vraiment mauvais dans le wagon.
Quatre jours, on a mis à arriver à Spandau près de Berlin. On nous a fait descendre sur le quai, sauf un homme et un enfant parce qu’ils étaient morts. On a eu droit à de l’eau et une soupe. On a eu le droit de marcher aussi, un peu. Il faisait pas froid et ça faisait du bien. Mais ça n’a pas duré : un officier est venu, il est monté sur un tabouret et il a parlé deux-trois minutes. Moi je comprenais rien mais on m’a dit après : nous étions tous des juifs polonais et on nous ramenait dans notre pays d’origine ; on allait nous placer dans des fermes ou dans des usines pour la durée de la guerre. Nous, on n’a pas crié de joie, mais quand même on était bien soulagés, parce que depuis Drancy y en avait qui n’arrêtaient pas de dire qu’on nous emmenait à l’abattoir. Bon, j’ai presque plus de papier, faut que j’arrête.

Vendredi 30 octobre
Ça fait deux jours que j’ai pas pu écrire. J’arrivais pas à trouver du papier. Maintenant, ça va. Bon, après le topo du boche, on nous a fait nettoyer les wagons vite fait et on est remonté dedans. Le train est reparti. Au bout de trois jours on s’est arrêté pas loin de Varsovie. Comme à Spandau, on nous a fait descendre des wagons. Cette fois-ci c’est trois cadavres qu’il a fallu sortir. Autour du train y avait des tas de gens qui venaient nous voir, des Polaks surement. Ils nous regardaient sans rien dire. Y avait aussi des tas de soldats qui nous séparaient d’eux, mais on a quand même réussi à parler un peu avec les gens. D’après eux, on allait à Treblinka comme les autres trains qui étaient passés avant. C’était un camp de travail pas très loin. Bon, ça confirmait un peu le topo du boche de Spandau. C’était pas marrant mais au moins j’étais plus en panique.

Samedi 31 octobre
Je peux pas écrire beaucoup à chaque fois parce que c’est interdit et qu’il faut se planquer. Il y a que la nuit qu’on peut mais c’est pas toujours facile. Et puis faut bien dormir un peu.
Bon, quand on est arrivé au camp j’ai pas mis longtemps à deviner ce qui allait se passer. C’était pas rassurant, pas du tout. C’était même clair qu’on nous avait raconté des craques juste pour nous faire tenir tranquilles. C’était surement pas vrai qu’on nous ramenait dans notre pays d’origine pour nous faire travailler. D’abord le camp était tout neuf. Treblinka II, il s’appelait. C’est donc qu’il y avait un Treblinka I. Et il y en avait un. Des bruits circulaient comme quoi Treblinka I, c’était un camp de travail pour les opposants à Hitler, et que le nouveau camp, Treblinka II, c’était juste un camp de triage avant le transfert à Treblinka I ou dans une ferme des environs. Mais, des bruits, il y en avait plein, partout, et il y en avait surtout un qui disait qu’à Treblinka I, il n’y avait pas un seul juif. Alors pourquoi est-ce que nous les juifs on nous rassemblait comme ça dans un camp à part ? Et comment ça se faisait que dans notre camp, y avait des trains entiers de juifs qui arrivaient presque tous les jours et qu’on ne voyait jamais sortir personne ?  Ils allaient nous massacrer, tout simplement. C’était pas encore commencé mais ça n’allait pas tarder. Ils étaient juste en train de s’organiser.

Mercredi 4 novembre
Ça fait des jours que j’ai pas pu écrire un mot. C’est pas que j’aie plus de papier ou de crayon, ça, ça va, mais j’ai failli me faire gauler. C’est Claude qui m’a encore sauvé la mise. Il a bousculé le wachmann qui allait m’alpaguer. À Claude, ça lui a valu une belle volée de coups de canne. Mais au moins, le garde, il m’avait oublié. Bon, alors j’ai décidé d’arrêter un peu parce que j’avais trop peur. Claude, ça va mieux maintenant. Il m’a demandé de recommencer à écrire.
Bon, on était arrivé au camp le 2 ou 3 octobre, je sais plus, et au bout de trois ou quatre jours j’avais pratiquement tout pigé de ce qui allait se passer. C’est là que je me suis pris d’un sacré cafard ! Je quittais plus ma couchette, je pleurais, je tremblais, j’appelais Simone ou ma mère, et même le Bon Dieu. Je dormais plus, je pouvais plus avaler le ragoût à l‘eau de boudin qu’on nous servait le matin. Après je sais plus combien de jours comme ça, un soir j’ai fini par m’endormir. Toute la nuit et toute la journée du lendemain, j’ai dormi. Quand je me suis réveillé j’étais décidé à m’en sortir. Et à tout faire pour ça.
Au camp, y a les officiers, que des SS, et les soldats allemands. C’est pas souvent que les soldats ou les officiers nous cognent dessus. Eux, ils sont plutôt du genre à nous tirer une balle dans la tête quand ça leur chante. Ceux qui nous cognent souvent, c’est les gardes, les wachmann. Les wachmann, c’est pas des allemands. C’est des salopards de prisonniers russes. Des volontaires, des brutes, des sauvages, pires que les allemands. Ils ont pas de pistolet, mais une espèces de canne torsadée en bois durci au feu. Ils nous cognent dessus avec pour un oui pour un non. Ils aiment ça, et comme les soldats s’en foutent et que même ça les fait plutôt rigoler, ils s’en privent pas souvent. Quand on a plus que la peau sur les os, un coup de cette saloperie de canne, ça fait drôlement mal. Quelques fois même ils se mettent à plusieurs sur un pauvre type qu’est tombé pendant le rassemblement et le type, c’est rare qu’on le revoie après.

Jeudi 5 novembre
Avec Claude on a réfléchi et on s’est dit que d’un côté, nous, les juifs, on était de plus en plus nombreux et que de leur côté à eux, c’était toujours les mêmes qu’on voyait. Débordés qu’ils étaient et énervés comme tout. Ça pleuvait les coups et de plus en plus. Donc, c’était sûr qu’ils seraient bientôt dépassés. Et pour que ça tourne pas au foutoir leur camp, faudrait bien qu’ils prennent des prisonniers pour les aider à gérer tout ça. J’ai dit à Claude « Je sais pas pour toi, mais moi, pour m’en sortir, je suis prêt à faire preuve de beaucoup de bonne volonté ». Il a pas répondu.
Ça n’a pas manqué. Un matin, ils nous rassemblent, debout dans la neige. Ils nous laissent quimper comme ça pendant trois heures et plus. Et puis, il y a un officier qui nous parle en allemand. A cette époque, je comprenais toujours pas grand chose. Alors Claude me traduit. Eh bien, le frisé, justement, il dit qu’ils vont former un corps spécial, les Sonderkommandos qu’il appelle ça, pour faire un travail spécial qu’on sait pas encore très bien ce que ce sera. « Que les volontaires s’avancent et on fera le tri, qu’il dit. »
On a cinq minutes pour nous décider, et après ça, c’est lui qui choisira, il dit. Ça discute ferme dans les rangs. Il y en a quelques-uns qui disent qu’ils veulent pas aider les Allemands à gérer leur camp. Mais il y en a beaucoup qui ont juste peur. Ils croient que c’est un piège. Ils croient que les Allemands veulent seulement que les premiers à passer à la moulinette se désignent d’eux-mêmes. Ils pensent que pour sauver sa peau, il vaut mieux rester caché au milieu du troupeau. C’est humain. Moi, je réfléchis à toute allure, et je me dis que, foutu pour foutu, ce serait idiot de rater une chance même toute petite de s’en sortir ou seulement de retarder un peu le grand saut final. Alors je m’avance en dehors du rang en tirant Claude avec moi. Il hésite et puis il finit par me suivre. Comme on n’est pas très nombreux, l’officier prend tout le monde et nous voilà sonderkommandos. Mais je sais pas encore ce que ça veut dire.

Samedi 7 novembre
On était une trentaine. On nous a mis dans une baraque à part. A côté de ce qu’on avait connu depuis Drancy, c’était le grand luxe. Y avait de la place pour deux fois plus qu’on était. Des couchettes sur trois hauteurs seulement, pas de matelas bien sûr mais une couverture par personne. Y avait même un poêle à charbon au milieu de la piaule. C’était bon signe. On avait bien fait de sortir du rang.
Aujourd’hui, ça fait presque trois semaines qu’on est là tranquilles comme Baptiste. On nous donne un peu de nourriture solide et on nous fait travailler aux baraquements des officiers nazis et des wachmann. On fait le ménage, on répare des meubles, on plante des trucs. C’est pas trop fatiguant. Ça va.
Quand on traverse le camp, on voit qu’il y a tous les jours plus de monde qui arrive. On les entasse à de plus en plus nombreux dans des baraques sans fenêtre et sans chauffage. Le camp est plein à craquer. Claude et moi, on se dit que notre situation à nous, c’est un peu trop beau. C’est pas normal. Ça peut pas durer. Et pourtant ça dure.

Lundi 9 novembre
C’est un type bien, Claude, et même si c’est pas un voyou, c’est un vrai homme comme on dit à Pigalle. Il arrive de Paris lui aussi. Lui il est passé par le Vel d’Hiv mais on s’est retrouvé dans le même train. Il a 28 ans et il était prof d’histoire au lycée Carnot. Claude Bochurberg, il s’appelle. Il est juif bien sûr, mais il croit en rien. Comme moi, quoi. Enfin si, lui, il croit en la révolution, au communisme. Il m’en parle tout le temps. « Tu vas voir, qu’il dit, maintenant que l’URSS est entrée dans la bagarre, ça va plus trainer la défaite du grand Reich. Faut qu’on tienne jusque-là. » Moi, la révolution, je suis pas vraiment pour. La société comme elle est, ça me va bien. J’arrivais à me débrouiller plutôt pas mal, avant.  Mais si les Russes peuvent nous sortir de là, je ferai toutes les révolutions qu’ils veulent.
Il a beau croire en rien, Claude, il est juif à cent pour cent. Pas comme moi, quoi. Il est complètement révolté par ce qui se passe dans le monde depuis qu’Hitler est arrivé. Il parle sans arrêt des choses qu’on fait aux juifs pendant que tout le monde fait semblant de rien voir. Il dit qu’il faudra témoigner de tout ça plus tard. Il faudra des dénonciations et des procès et des exécutions aussi, qu’il dit. Et qu’il fera tout pour ça et que c’est pour ça qu’il faut survivre et qu’il y arrivera.
Il y a des nouveaux qui arrivent dans notre baraque. Une vingtaine. Ils viennent du ghetto de Varsovie. Ils racontent. Terrible. Je vois Claude qui pleure.

Samedi 1er décembre
Je reprends mon journal après 3 semaines sans rien écrire. Parce qu’il s’est passé des choses : ils l’ont commencée leur tuerie. On s’en doutait mais on voulait pas le croire. Maintenant des tas de gens sont morts, des centaines, peut-être des milliers. Avec Claude on se disait c’est pas possible, c’est des salauds, des ordures, mais quand même, ils vont pas faire ça. Eh ben, ils l’ont fait. Et ils continuent. Claude m’a dit « Faudra témoigner, tu promets ? ». Je lui ai promis à Claude, et quand on fait une promesse à un homme, on la tient. C’est comme ça.
Je crois que c’est le 12 novembre que toute cette horreur a vraiment commencé. Nous les sonderkommandos, on avait bien senti que depuis deux jours y avait quelque chose qui se tramait, un truc dans l’air qui faisait peur. Mais on savait pas quoi. La veille, le 11, tôt le matin ils nous ont mis à une trentaine dans deux camions bâchés. On est sorti du camp et on a roulé peut-être un quart d’heure. On voyait rien. Quand ils ont débâché les camions on était dans une clairière. Y avait des soldats avec des fusils et des mitrailleuses et puis des wachmann avec leurs cannes, et puis aussi un tas de pelles. Ils nous ont dit de creuser. On a trimé toute la journée sans arrêt pour faire un énorme trou tout en longueur. On crevait de trouille. On pensait qu’elle était pour nous la fosse, qu’ils allaient nous tirer dessus à la mitrailleuse et nous flanquer dedans. On pouvait à peine soulever les pelles tellement qu’on était pris par la grande frousse. Y en avait qui faisaient dans leur froc. Moi, plusieurs fois, j’ai vomi. Et puis, le soir, ils nous ont ramené directement à la baraque et ils nous ont enfermés. Interdiction de sortir jusqu’au lendemain midi. Là, ils sont revenus nous chercher en camion et nous ont remmenés au même endroit. Y avait toujours les soldats et des mitrailleuses. Ils gardaient une vingtaine de camions fermés qui attendaient. Les wachmann nous ont dit de les ouvrir et de jeter dans la fosse tout ce qu’il y avait dedans. Et dedans c’était des corps, entassés, emmêlés, tordus, griffés, avec des yeux exorbités, des bouches qui criaient. C’était l’horreur, l’enfer, la folie. Une cinquantaine de corps par camion, mille cadavres. Quand on a ouvert notre premier camion Claude et moi et qu’on a vu ça, moi je suis retombé en arrière et Claude s’est éloigné en titubant et en se tenant la tête à deux mains. Autour des autres camions, c’était pareil, les copains tombaient à genoux, pleuraient, hurlaient, vomissaient. Alors, les soldats ont armé leurs fusils et les wachmann ont commencé à distribuer les coups de trique. Ils en ont assommé quatre ou cinq. Alors on a commencé le travail. Au bout d’une heure, tout près de moi, il y a un copain, un Polonais, je le connaissais à peine, il s’est arrêté de charrier les cadavres et il s’est immobilisé, tout tremblant, tout raide, droit comme un i. En secouant la tête, il répétait « Nié, nié, nié… ». Un sous-off s’est approché de lui. Il lui a crié une fois dessus je sais pas quoi. Comme l’autre ne bougeait pas, il a sorti son pistolet de son étui et dans le même mouvement il lui a tiré une balle dans la tête. Bon sang, à dix centimètres !
Tout le reste de la journée, on a jeté comme ça dans la fosse des corps comme si c’était des vieux vêtements. Y avait de quoi devenir fou. D’ailleurs c’est là que Claude est devenu fou. Ça s’est pas vu tout de suite, mais c’est sûrement là que ça a commencé.
On avait pas eu le droit de parler de toute la journée. Alors quand on est revenu à la baraque, j’avais besoin absolument de causer à quelqu’un. Je voulais qu’on me dise que tout ça c’était pas vrai, que c’était un cauchemar, qu’on allait se réveiller comme avant-hier, qu’on allait continuer à s’occuper des meubles et des jardins des officiers. Bien sûr j’y croyais pas. Mais je voulais absolument entendre quelqu’un dire ça. Alors je suis allé voir Claude. Claude, il est toujours prêt à parler, à expliquer, tout, n’importe quoi. Mais quand je suis arrivé près de lui, il était debout tout droit, la tête appuyée contre le bois de la couchette. Il avait les yeux fermés et il parlait tout bas, sans arrêt. Il disait des trucs que je comprenais pas. J’ai attendu un peu, et puis je lui ai touché le bras. « Claude, je lui ai dit, c’est moi Sammy, hé, Claude ? » Mais rien. Il a continué. J’ai demandé à un type qui était sur la couchette d’à côté : « Qu’est-ce qu’il a, Claude ? Qu’est-ce qu’il raconte ? » « Il raconte rien, Samuel, il prie. C’est le kaddish. » Claude qui priait ! Lui, un athée qui croyait en rien d’autre que la révolution et qui débitait ces mots qui s’accrochaient les uns aux autres, sans fin. Je suis resté là à le regarder. À un moment, sans s’arrêter de prier, il a commencé à se taper le front sur le bois de la couchette. Il tapait de plus en plus fort, toujours sur le même rythme comme le balancier d’une pendule. Et puis il a commencé à saigner du front, mais il continuait à taper. Alors avec deux autres, on l’a pris et on l’a allongé de force sur sa couchette. Il a pas résisté. Allongé sur le dos il continuait à dire ses drôles de mots en regardant le plancher de la couchette du dessus. J’ai posé ma main sur son épaule et je suis resté à côté de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme. Il faisait nuit depuis longtemps, mais il continuait à prier. Dans la baraque, de temps en temps, y en avait un qui criait, ou qui parlait tout haut, à personne. Et puis je suis endormi.

Jeudi 10 décembre
Claude est mort.
Ça faisait un mois qu’on charriait des cadavres et qu’on les balançait dans des trous creusés autour du camp. Au début, ils avaient gazés les gens dans les camions avant qu’ils arrivent dans les bois. Quand on ouvrait les bâches, fallait attendre un peu que les gaz qui restaient s’envolent dans la nature. Maintenant, ça doit faire une semaine qu’ils amènent les juifs par trains entiers presque tous les jours. Ils les entassent dans des baraques ou ils les poussent direct dans des hangars tout neufs pour les gazer plus vite. Et nous on va chercher les morts dans les hangars, on les charge dans des camions et on les apporte près des fosses dans les clairières. Après, on les balance dedans.
Je peux plus raconter ce que je fais, c’est plus possible, ça me rend cinglé. J’écrirai plus rien là-dessus, c’est fini. Je sais bien que j’avais promis, mais je peux plus.
De toute façon, Claude est mort maintenant. Il est mort hier à midi. C’est pour ça que je reprends la plume, pour raconter. Ça faisait un bout de temps que Claude était pas bien. Un moment il priait Dieu et puis après il l’insultait, sans arrêt, pendant des heures. Après, il parlait plus à personne pendant toute une journée. Quelque fois il se mettait à rire pendant qu’on chargeait les camions. D’autres fois, il se plantait tout droit à dix mètres d’un soldat ou d’un wachmann et il restait là, sans rien dire, à le pointer du doigt. A chaque fois, ça lui valait un grand coup de crosse dans les côtes ou une dérouillée à la canne. J’étais inquiet, j’essayais de le calmer, de lui dire qu’il allait se faire descendre avec ses conneries. Ce qui m’inquiétait le plus c’est quand il me répondait en souriant : « Tu crois, Sammy ? »
C’était forcé, ça devait mal finir. Hier on était dans une clairière depuis tôt le matin à faire ce que j’ai dit qu’on faisait. A un moment, les gardes ont commandé une pause. On a tout lâché et on s’est laissé tomber par terre là où on était. Sauf Claude. Il y avait un wachmann qui s’était assis contre un arbre. Il avait posé sa canne à côté de lui. Claude a marché tranquillement vers le garde, il a ramassé la canne et il lui en a balancé un coup de toutes ses forces en plein sur le crâne. Le gars a basculé lentement dans l’herbe sur le côté. Il avait la gueule en sang. Nous autres, on était aussi étonné que si le Roi David était apparu en personne pour casser du boche. Claude a lâché la canne et il s’est dirigé toujours aussi tranquillement vers le soldat qui était le plus proche et qui s’embrouillait déjà avec la bandoulière de son fusil. Claude s’est planté devant lui en souriant. L’autre a fini par arriver à dégager sa sangle. Il a pointé son fusil sans épauler et il lui a tiré deux balles dans le ventre et puis une dans la tête quand il a été par terre. C’est comme ça que Claude est mort.
Maintenant, j’ai plus d’ami dans la chambrée. Y a les copains, mais j’ai plus d’amis. Alors à quoi ça pourrait servir que je continue à écrire ? Et puis, j’ai honte aussi. C’est terrible ce qu’on fait. J’ai honte de raconter ce qu’on fait pour pas crever tandis que les autres se font massacrer par dizaines de milliers. J’ai beau me dire qu’on a pas le choix et que si on veut témoigner un jour il faut vivre et que si on veut vivre il faut faire ce qu’on nous dit, sans ça c’est la moulinette. Mais je sais bien que c’est pas pour ça que je veux vivre. C’est juste pour vivre, parce que dans mon ventre j’ai une peur de chien de crever. Mais c’est terrible ce qu’on fait. J’écrirai plus. C’est fini.

Mardi 29 juin 1943
J’ai retrouvé mon journal. Je l’avais planqué dans un trou creusé dans le bois de ma couchette. Et puis j’ai arrêté d’écrire comme j’ai dit. L’autre jour j’ai voulu le reprendre mais je trouvais plus la cache. Il y avait plus de trou dans le bois. Incroyable. Et puis j’ai bien réfléchi. Depuis six mois que j’avais pas touché mon journal, les schleus avaient surement fait plusieurs fouilles dans la baraque. S’ils l’avaient trouvé, probable que j’aurais entendu parler du pays. Ils mettaient une balle dans la tête pour moins que ça les salopards. Mais si j’étais toujours là c’est qu’ils avaient rien trouvé. Ils avaient dû seulement déplacer les couchettes. Effectivement, j’ai retrouvé la mienne et mon journal avec à deux rangs de là.
Depuis que Claude est mort, les choses ont pas beaucoup changé par ici, sauf que ça s’accélère. Il doit y avoir deux ou trois mille places dans le camp. Il est bondé mais les trains continuent à arriver et personne de vivant ne sort jamais. C’est qu’ils en tuent autant qu’il en arrive. Et nous on les enterre. Le dégoût de ce que je fais me reprend régulièrement. J’ai le ventre qui se tord, j’ai mal partout, le dos, les jambes, la tête. Le soir je cherche des crosses à tout le monde. Il y a un mois j’ai essayé de me pendre au bois de ma couchette. Mais j’avais aucune chance vu qu’on a jamais un moment tout seul à soi dans notre baraque. Les copains m’ont décroché vite fait. Faut croire qu’en vrai c’est ce que je voulais, qu’ils me décrochent. Je veux pas mourir. Je veux mourir. Je sais pas. Bref, je suis encore vivant. Et puis je me dis qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Je suis bien obligé, j’ai pas le choix. Et puis si c’était pas moi qui faisait cette saloperie de boulot, ça serait d’autres. J’y peux rien. Penser ça, ça me rassure un peu et pendant quelques jours la vie devient presque supportable.
Bon, mais si j’ai repris mon journal c’est parce que j’ai un nouveau copain dans la baraque. Il est arrivé il y a quinze jours. Son nom, c’est Simon Kaminski. Il dit qu’il s’est fait prendre exprès dans les égouts de Varsovie, dans le ghetto, pour arriver ici. Il parle Polonais bien sûr mais aussi français, allemand et russe. Les premiers jours, il disait rien. Il faisait son sale boulot comme les autres. On aurait dit qu’il s’en fichait des chambres à gaz, des cadavres et des trous dans les clairières. La nuit, je le voyais passer de couchette en couchette et je l’entendais discuter avec les copains les uns après les autres. A moi, il m’a demandé ce que je faisais avant, comment j’étais arrivé là et tout. J’ai fini par lui parler de Claude et de mon journal. Il l’a lu vite fait à la lumière de la lune. Ensuite il me l’a rendu en disant juste : « Cache ça. C’est important. » Un soir, ça s’est agité entre les couchettes. C’était Simon qui rassemblait des groupes d’une dizaine de copains et qui leur parlait. Les gars étaient serrés autour de lui et lui, il chuchotait, mais on comprenait quand même ce qu’il disait. Il disait que les Allemands allaient liquider complètement le camp de Treblinka II. On savait pas quand, mais c’était du sûr et pour bientôt. Ils avaient des informations là-dessus. Il venait pour organiser une révolte et même une évasion en masse. En entendant ça, les gars sont plutôt pas chauds. On a aucune chance, ils disent. Il y a trois ou quatre mille prisonniers qui attendent dans les baraques ou dans les wagons. Ils sont terrifiés, épuisés, des loques. Nous on est une centaine de sonderkommandos. On est à peine en meilleure forme. Tout ça contre une centaine de soldats et une autre centaine de wachmann tous armés jusqu’aux dents et bien nourris. Ils vont nous massacrer, c’est sûr. Et là, Simon s’est remis à parler. Personne ne sortira d’ici vivant, il a dit en appuyant sur chaque mot. Qu’on se révolte ou qu’on fasse rien, personne ne sortira vivant. Maintenant il n’est pas question de sauver sa vie mais de sauver sa dignité. Se défendre, ne pas se laisser abattre comme des bêtes. Pour qu’un jour quelqu’un le dise, et que les gens s’en souviennent, que les juifs de Treblinka se sont révoltés, qu’ils se sont battus. Y eu un grand silence. S’entendre dire comme ça qu’on allait tous crever, on avait beau le savoir au fond depuis longtemps, ça faisait froid dedans quand même. Simon a fini en disant qu’il nous laissait réfléchir à ça mais qu’il y avait pas le choix et que demain il commençait à organiser l’insurrection.

Samedi 31 juillet
Ça y est. On est prêt. C’est pour mercredi prochain. Dans 5 jours. Ça partira d’ici, de notre baraque des sonderkommandos. Simon a désigné une dizaine de gars pour fabriquer des armes avec les moyens du bord, surtout des couteaux et des matraques, parce que des flingues bien sûr c’est pas possible. On les prendra sur les premiers soldats qu’on pourra attraper. Il a dit aussi de ne pas en parler aux autres, ceux qui sont pas des sonderkommandos. Ce serait trop difficile de les organiser et de les contrôler, et puis il pourrait y avoir des fuites. Déjà rien qu’avec les sonderkommandos c’est le risque principal, qu’un type se dégonfle et qu’il aille tout balancer aux boches en échange de la vie sauve. On a tous compris ça et on se surveille les uns les autres.
Le plan, c’est tout simple. C’est d’aller à six au poste de garde comme on fait tous les mercredis, tuer tout le monde et piquer les armes. Après on passera à l’armurerie et après on verra bien. Ils sont jamais plus de deux ou trois salopards au poste de garde. On fera ça le soir au retour de la clairière. On aura des pelles et des outils, comme quand on vient pour arranger une porte ou un bureau. Les soldats font pratiquement jamais attention à nous quand on vient travailler chez eux. Pour eux, on n’existe pas, on est même pas des esclaves, plutôt des choses. Une fois dedans, on se débrouillera pour prendre le dessus et on zigouillera tous ceux qui seront là. Je ferai partie des six et j’aurai un couteau planqué dans mon dos. J’ai une frousse bleue. Suriner un type, c’est pas ça qui me fait peur. J’ai déjà fait ça deux fois à mes débuts à Paris. Je suis plutôt efficace dans le genre. Ce qui me faire peur maintenant, c’est que ça rate. Je peux pas m’empêcher de penser à ce qu’ils nous feront après si ça rate. Mais. Et puis aussi, j’ai peur de pas y arriver, de faire une connerie, que ça soit moi qui fasse rater le truc. J’aurais une sacrée honte. Je voudrais pas que ça rate parce que je commence à y croire à l’évasion. Ça pourrait bien marcher. Simon a l’air vraiment costaud comme organisateur. Et puis les boches s’y attendent sûrement pas. On sait jamais, peut-être que ça va marcher. Y a de l’espoir. Mais l’espoir, c’est ça qui fout la trouille.
C’est pour dans 5 jours.

Un jour
Je sais plus quel jour on est. Ça doit faire trois semaines qu’on s’est évadé du camp, Arkine et moi. Et depuis on s’est pas arrêté de marcher, la nuit surtout. D’abord vers l’Est et puis après vers le Sud. L’idée c’est de rejoindre Rovno. C’est là que je suis né. J’y suis resté jusqu’à mes quinze ans. C’est pour ça que je parle pas trop mal le polonais. Je dois avoir encore un peu de famille là-bas. Arkine, lui il voulait aller vers la France ou la Suisse, il était pas vraiment fixé. Je lui ai dit qu’on avait pas le choix, que Paris c’était bien trop loin et Genève pareil. Tandis que Rovno, ça devait pas être à plus de 3 ou 400 kilomètres. On avait une petite chance. A travers la Pologne occupée par les allemands, ça serait pas du gâteau, mais comme j’ai dit à Arkine, on a pas le choix. Alors, on est parti vers l’Est. Mais je vais pas raconter ça tout de suite.
Maintenant qu’on a trouvé une planque à peu près sure, on va pouvoir se reposer un peu, juste de quoi se refaire une santé. Et je vais pouvoir continuer mon journal.
Mais il faut que je reprenne les choses dans l’ordre, sans ça j’y arriverai pas.
Bon, Simon avait organisé la révolte pour le mercredi d’après, le 5 août. Mais ça s’est pas passé comme on avait prévu. Trois jours avant, le dimanche, voilà qu’on rentre du boulot comme d’habitude, vers 8 heures du soir. Je suis le premier à rentrer dans la baraque et là, y a deux soldats et un garde à l’intérieur. Merde c’est la fouille, je me dis. Mais y a pire. Le wachmann a trouvé mon journal. Il a posé sa canne contre le montant d’une couchette et il est debout près de la mienne en train de lire. Les soldats restent à surveiller ceux qui rentrent. Y en a un qui a une mitraillette et l’autre un fusil. Bien sûr, le russe, il comprend rien à ce qu’il lit. Mais s’il rapporte mon journal à l’officier, on sera tous foutus. Dedans, y a les noms et l’essentiel du plan. Et ce sera ma faute. Derrière moi, les autres continuent à entrer dans la baraque. Merde de merde. Je sais pas ce qui me prend d’un coup, sans réfléchir, je fonce sur le wachmann, j’attrape sa canne au passage et je lui en fous un grand coup sur la nuque. Les soldats derrière vont pour réagir, mais les copains ont compris la situation. Ils se mettent à quatre ou cinq sur chaque soldat pour les faire tomber et les maintenir par terre en s’entassant sur eux. Je refous un grand coup sur la gueule du wachmann. Il tombe et s’agite mollement entre les couchettes. Je vais à mon autre planque et j’en sors le couteau qu’on m’a fabriqué. La lame fait que dix centimètres, mais ça va suffire. Je fonce vers un des soldats au sol et je lui plonge mon couteau dans le cou, en faisant gaffe de pas toucher les copains qui le tiennent au sol. Je vois qu’on s’est occupé de l’autre soldat. Ils sont en train de l’étrangler avec sa jugulaire. Je reviens au wachmann. Il est plié en deux en train de se relever en titubant. Par-dessous, je lui file un coup de couteau dans le ventre et puis un autre et puis un autre, jusqu’à ce qu’il tombe.
Quand ça a été fini, les copains on est resté comme ça, plantés, essoufflés, sans rien dire. On avait tué deux boches et un salopard de russe. On avait une mitraillette, un fusil et deux baïonnettes. Tout ça sans un bruit. Simon a fermé la porte et il a chuchoté « silence ». Il a fermé les yeux cinq secondes et il a dit « Faut y aller maintenant ». Il a commencé à donner des ordres. On a planqué les cadavres sous les couchettes et on a distribué les armes, celles des boches et celles qu’on avait fabriquées. Comme il faisait encore jour, on a attendu un peu et puis on a commencé la danse. Je sais pas tout ce qui s’est passé en détail parce que j’ai été plutôt occupé pendant toute la nuit, mais tout ce que je sais, c’est que vers onze heures, y avait notre baraque, le poste de garde, la cantine de la troupe et trois baraques de prisonniers qui brûlaient. Aucune idée d’où les copains avaient trouvé des grenades, mais ils les avaient balancées dans le mess des officiers à l’heure du diner. Un carnage. Pendant qu’on montait une barricade en travers de l’allée centrale, y en avait qui ouvraient les baraques et les wagons de prisonniers les uns après les autres et qui essayaient de leur expliquer l’affaire. Mais tout ce qu’ils comprenaient les pauvres, c’est que les portes étaient ouvertes et que ça tirait de partout. Alors ils se mettaient à courir dans tous les sens comme des poulets affolés et ils se faisaient descendre par dizaines. Ça faisait mal au cœur de voir tous ces pauvres gens tomber devant les fusils des boches. Mais en un sens, ça nous arrangeait un peu quand même, parce que ça mettait la panique partout et les allemands savaient plus où donner de la tête. On avait déjà réussi à en bousiller une dizaine, sans compter les officiers au mess. On commençait à avoir quelques armes. Pendant que les schleus étaient occupés à tirer dans le tas, Simon avait formé un petit groupe de cinq costauds bien gonflés. Il leur avait donné presque toutes les armes à feu qu’on avait piquées et il les avait envoyés attaquer l’armurerie. « Si vous réussissez pas, dans une heure on sera tous morts. Bonne chance, qu’il leur a dit ». Je sais pas comment ils ont fait, mais vingt minutes après, deux des gars revenaient avec des mitraillettes plein les bras. En rigolant, il y en a un qui disait : « Allez-vous servir, la boutique est ouverte ! Et c’est gratuit ! » Ça y est, on avait des fusils, des mitraillettes et des grenades et même deux mitrailleuses, mais ça on a pas su s’en servir. Ça commençait à tourner vinaigre pour les boches et ils se sont mis à reculer. Je peux pas dire ce que ça m’a fait de voir ces ordures foutre le camp devant nous. J’ai vu Simon qui riait et qui pleurait et je crois bien que j’ai pleuré aussi. Alors Simon m’a dit qu’il fallait pas rêver, qu’ils allaient revenir en force avec les soldats de Treblinka I qu’était à deux-trois kilomètres pas plus, une petite demi-heure, c’est tout. Fallait qu’on s’organise. On a construit une autre barricade devant la seule entrée du camp, et on est allé ouvrir le reste des baraques et des wagons. C’est là qu’on a trouvé une trentaine de wachmann qu’étaient restés planqués sous le plancher de leur baraque. On les a fait sortir de là-dessous vite fait et on leur a tiré à tous une balle dans le ventre. Pour ça, on a bien été d’accord. Ils ont dû mettre des heures à crever. Après, avec les prisonniers on a formé six groupes qu’on a équipé avec des cisailles et qui sont partis à l’autre bout du camp pour découper des ouvertures dans les trois lignes de barbelés. Après ça, Simon m’a pris à part avec cinq autres gars pour expliquer la manœuvre. Il allait prendre le commandement d’une vingtaine de copains bien armés pour défendre la barricade de l’entrée le plus longtemps possible. Nous, on devrait guider les prisonniers vers les sorties découpées dans la clôture. Le but, c’était de faire sortir du camp le plus possible de juifs et de leur dire de partir dans tous les sens, n’importe où, le plus loin possible, le plus longtemps possible et d’essayer de sauver leur peau. Fallait semer la plus grande pagaille possible. C’était la meilleure chance pour qu’il y en ait quelques-uns qui arrivent à survivre.
On s’est dit au revoir avec Simon et on est parti faire ce qu’on avait à faire. Moi, je suis allé vers une des sorties en criant de me suivre, vite, qu’on allait se sauver par-là, vers la forêt, qu’on allait s’en sortir. A ce moment-là, je m’en foutais de mourir. J’étais même persuadé que ça allait pas tarder. Mais je sais pas, j’avais envie de faire mon boulot et d’emmener tous ces gens vers la forêt. Bien sûr c’était en français que je criais. Sur le moment, j’ai pas pensé à le dire en Polonais. Je sais pas s’ils ont tous compris, mais ils ont bien été une centaine à me suivre vers le passage. On a commencé à passer sous les barbelés, les uns après les autres.  Forcément, c’était long, parce qu’il fallait ramper pas mal. Ça faisait déjà un bout de temps qu’on avait entendu arriver les automitrailleuses, et puis les rafales, les explosions, les cris. Ça voulait dire que les gars de la barricade étaient en train de se bagarrer dur. Et puis les coups de feu se sont espacés. Pas bon signe. Et tout de suite après les boches sont arrivés à la clôture. Y avait encore au moins la moitié qui étaient pas passés. Les salauds se sont mis à tirer dessus à la mitraillette. Les pauvres gens se précipitaient sur les barbelés pour essayer de passer quand même. Moi, je voyais tout ça du bord de la forêt où je m’étais planqué. J’en étais malade, mais je pouvais rien faire. Alors je me suis relevé et je me suis mis à courir. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

15 septembre 1943
En fait, je sais pas vraiment si on est le 15 septembre ou le 10 ou même le 1er octobre. Là où je suis y a pas moyen de savoir. Pendant qu’on courait pour s’éloigner du camp, on pensait pas à compter les jours. Et puis à quoi ça m’aurait servi de savoir que j’allais mourir un mardi ou un mercredi. Parce que j’étais sûr qu’on allait mourir. Mais plus les jours passaient, plus je me disais que c’était peut-être pas foutu. Alors j’ai choisi la date la plus probable possible. Maintenant qu’on est un peu au calme, faut bien recommencer à compter les jours. Et puis, compter le temps qui passe, c’est peut-être bien ça qui nous fait différent d’un chien ou d’un poisson rouge.
Je sais pas comment je vais raconter ce qui s’est passé depuis Treblinka. C’est devenu complètement flou dans ma mémoire. Je me souviens seulement qu’au début, j’ai couru sans réfléchir, juste pour m’éloigner de la lumière des incendies et des rafales qui mitraillaient ceux qu’avaient pas pu passer sous les barbelés à temps. Je me cognais dans les arbres, je m’attrapais dans les ronces, je tombais dans les fossés toutes les cinq minutes. Mais je continuais à courir. Il faisait complètement nuit. À un moment, je me suis flanqué dans un fil de fer barbelé. J’étais arrivé à la lisière de la forêt, au bord d’un pré. J’allais pour ramper par dessous, mais j’ai entendu pas loin quelqu’un qui appelait :  » S’il vous plaît… s’il vous plaît… ». C’était en français que le gars appelait au secours de cette drôle de façon. Avec son accent, y avait pas de risque que ce soit un boche ou un wachmann. Je me suis approché à tâtons et j’ai fini par tomber sur un gars qu’était emberlificoté dans les barbelés.
« T’es français ? » je lui demande. Comme il continue à répéter « S’il vous plaît, s’il vous plaît », c’est pas la peine qu’il réponde, j’ai compris, il est français. Ça me fait tout drôle de voir un compatriote au milieu de cette panique. Je l’aide à se sortir des barbelés. Quand c’est fini, on se retrouve du côté du champ. Maintenant qu’on est plus dans la forêt, on y voit un peu mieux. « Merci beaucoup, qu’il me dit. » Incroyable ! On est en plein sauve-qui-peut, on galope depuis des heures sans rien voir, y a des schleus qui nous courent après et tout ce que le gars  trouve à me dire c’est « Merci beaucoup » comme si je lui avais tenu la porte d’un bistrot des Champs Elysées. Je sais pas quoi répondre alors je lui dis « Ça va, ça va » et je recommence à courir. Et le voilà qui se met à courir derrière moi. Depuis, on se quitte plus.
Voilà, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés moi et Maurice. J’en dirai plus sur lui tout à l’heure.
Pour ce qui est de la suite de notre cavale, c’est à peu près tout ce que je me rappelle précisément. Pour le reste, y a comme un brouillard dans ma tête. Je vois des forêts, des champs, des fossés, des rivières, des marécages, des voies ferrées, des chemins de terre. Je me souviens qu’il faisait beau et chaud, c’était déjà ça, et qu’on marchait surtout la nuit. On ne courait plus, on évitait les routes et les villages, et deux ou trois fois, on a eu vraiment de la chance avec les patrouilles allemandes ou les paysans polonais.
Et puis surtout, il y a une quinzaine, on a eu ce coup de pot incroyable de tomber sur ce village où on est planqué maintenant Maurice et moi.
Une nuit qu’on en avait vraiment bavé, on n’avait rien mangé depuis trois jours, on sort d’un bois au moment où le soleil se lève. Et au milieu de la brume, y a les formes d’un village. Normalement, on serait rentré dans le bois et on aurait fait un long détour pour l’éviter. Mais là, on n’en pouvait plus. Alors on est resté toute la journée à plat ventre en bordure du bois pour observer le village. Quand le soir est tombé, on avait toujours pas vu la queue d’un chat. Alors on a décidé d’attendre la nuit complète et d’entrer dans le village.
C’est ce qu’on a fait, et nous voilà. Maintenant on est bien à l’abri dans une cave, on a trouvé un peu de provisions et de quoi se fabriquer un peu de confort.
On a visité le village petit à petit. Que des ruines. Bombardé ou détruit au canon et incendié. C’était sûrement les allemands, parce qu’il y avait encore plein de traces qui montraient que c’était un village juif mais on a jamais trouvé son nom. Y avait encore des cadavres un peu partout  qu’étaient restés là sûrement depuis des mois. On a dégagé quelques endroits y compris la cave qu’on s’était choisie, mais on a laissé les autres comme ça pour pas attirer l’attention, si jamais y avait des paysans ou des boches qui seraient passés.
Dans le coin d’une maison, j’ai même trouvé assez de papier et de crayons pour écrire jusqu’à perpette.
Faut que je parle un peu de Maurice maintenant. Maurice Arkine, il s’appelle. Il a 31 ans, il est très grand et plutôt beau mec, dans le genre décharné ténébreux. Il y a pas mal de filles qui aiment ça. Il est tout ce qu’il y a de plus parisien, né à Paris, de parents parisiens, une bonne famille bien bourgeoise. Il habitait vers le haut de la rue de Rome et son père était professeur de médecine à la Salpêtrière. Pas tellement pendant qu’on était en cavale mais depuis qu’on est arrivé là, comme on a pas grand-chose d’autre à faire, on se parle beaucoup, moi et Maurice.  C’est comme ça que je sais qu’il voulait pas être médecin comme son père, et qu’il avait fait exprès de rater sa première année de médecine pour faire de la musique. Son père lui avait plus parlé pendant trois mois et puis ça s’était arrangé. Ce qu’il voulait lui, c’était devenir pianiste. Dès tout petit, il avait entendu son prof de piano dire à sa mère qu’il était doué. Alors, il avait décidé de devenir un grand pianiste. Quand il avait quitté la fac de médecine, il était entré au Conservatoire de la rue de Rome, et il avait beaucoup travaillé. Du coup, à 23 ans, il avait joué Chopin devant tout le gratin à la salle Pleyel. En 39, juste avant la déclaration de guerre, il avait donné des concerts à Londres, à New York et à Chicago. Ils voulaient le garder, là-bas. Mais il avait préféré rentrer parce qu’il s’inquiétait pour ses parents, avec tout ce qui se passait en Allemagne. En juin 40, son père avait refusé de quitter Paris. Pendant un an, il avait continué à diriger son service à l’hôpital. Mais les mesures contre les juifs devenaient de plus en plus terribles et en juillet 41, toute la famille avait réussi à passer la ligne de démarcation. Sous un nom bien chrétien, Christian Harcoët, Maurice gagnait sa vie en donnant des concerts de temps en temps, mais en juillet 43, il s’était fait choper à Lyon par la Gestapo. C’est comme ça qu’il était arrivé à Tréblinka dans un wagon à bestiaux la veille du jour de la révolte et qu’en m’entendant crier en français, il m’avait suivi sous les barbelés.
Je lui ai aussi un peu raconté la mienne de vie. Mon enfance de misère à Rovno, mes années de jeune voyou, ma bagarre malheureuse avec le fils chéri d’un grand bourgeois du coin, le fait que le gars en resterait estropié à vie, ma fuite obligée en France et mon arrivée à Paris à 15 ans sans parler un mot de français, ce que je lui ai raconté de tout ça, c’était presque entièrement vrai. Pour le reste, je lui ai pas tout dit, bien sûr. Il fallait enjoliver un peu. On a beau être voyou, on a quand même sa fierté. À un type comme Maurice, je pouvais quand même pas raconter que j’avais commencé comme maquereau pour devenir le tenancier d’un bordel, même de luxe. Alors, je lui ai raconté qu’au début j’avais travaillé aux Halles pour me payer des cours de français et de comptabilité, que j’étais ensuite devenu impresario pour artistes de music-hall, et que j’avais fini par réaliser mon rêve en ouvrant un restaurant chic du côté de la Muette. C’était une belle histoire presque vraie somme toute, et ça me valait le respect de Maurice.

27 septembre
De notre cave, on sort pratiquement que la nuit, par sécurité. Alors, j’ai toute la journée pour écrire. C’est ce que j’ai fait toute la journée d’avant-hier. Ça commence à me prendre, le besoin d’écrire, maintenant que j’ai plus de choses si horribles à raconter. Le matin, je monte dans ce qui était la cuisine de la maison. Il n’y a plus ni carreaux ni cadre aux fenêtres, mais il reste un peu de toit autour de la cheminée. Comme ça, je suis à l’abri de la pluie et du soleil et j’ai la lumière du jour.
J’ai placé une table et un tabouret que j’ai réparés près d’une fenêtre et je m’installe là pour écrire. Maurice, lui, il se met dans la pièce d’à côté, une ancienne chambre, à une autre table que je lui ai réparée aussi. C’est drôle parce qu’on dirait qu’on a chacun notre bureau. On s’est partagé le papier et les crayons, et lui, il écrit de la musique. De temps en temps, je vais voir ce qu’il fait. C’est beau, ces lignes, ces barres et ces point noirs qui s’alignent. Je ne comprends pas comment tout ça peut faire de la musique, mais il me dit que si.
Mais Maurice ne s’intéresse pas qu’à la musique. C’est incroyable tout ce qu’il peut savoir sur les livres, les pièces de théâtre et même sur la poésie. Il a vite compris que tout ce que j’avais pu lire dans ma vie d’avant, c’était les pages des sports et des faits divers des journaux, et que pour moi la musique, ça servait surtout à danser dessus pour emballer les filles. Je ne sais plus comment c’est venu, mais un jour il a commencé à me raconter l’histoire de Roméo et de Juliette. Quand il a eu fini, je suis resté épaté. Épaté, c’est le mot. En fait, j’avais envie d’applaudir et de pleurer en même temps, et surtout je voulais en entendre d’autres des histoires comme celle-là. Je lui ai dit ça et il a répondu : « Sam, c’est un vrai plaisir de vous raconter des histoires. J’en connais bien d’autres et si vous en êtes d’accord, je vous en dirai une par jour ». C’est comme ça qu’il parle, Maurice. Il faut s’y faire. Après tout ce qu’on a vécu ensemble, il continue à me dire vous. Un jour, je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu : « Que voulez-vous, Sam. J’ai été élevé comme ça. » C’est un sacré bonhomme.

23 décembre
Maurice avance bien dans sa musique. Il me la chante de temps en temps. Moi, je ne lui montre jamais mon journal, parce que je ne voudrais pas qu’il voit tout ce que je pense de lui. Ce serait gênant. Je lui dis qu’un journal, c’est personnel et que ça doit rester secret. Il respecte ça et ne demande jamais.
Ça fait un mois que la neige a recouvert le village. On ne sort pratiquement plus de notre cave, sauf pour les choses vraiment indispensables comme se soulager ou aller chercher du bois. On fait un minimum de feu à cause de la fumée qui pourrait se voir, mais on a bien calfeutré partout, alors le froid est supportable. On a pu faire des provisions de fruits, de légumes et de racines, et de temps en temps, on attrape un lapin, un rat ou un écureuil et on le fait cuire. On a tout le temps faim, mais on crève pas. Quand on va dormir, toujours la journée parce que l’habitude est prise, on se couche dans le même lit pour se tenir chaud. En tout bien tout honneur, s’il vous plait, parce qu’on ne mange pas de ce pain-là, nous.
D’après mon calendrier personnel, celui que j’ai commencé le 15 septembre, demain c’est Noël. On est juifs tous les deux mais on ne pratique pas. Alors on a décidé de fêter la naissance du Christ comme si on était en famille rue de Rome ou rue Delambre. Je ne dis pas à Maurice que ce sera mon premier Noël, parce que dans ma famille à Rovno, on ne fêtait pas ça et qu’à Paris, dans la bande du Suédois, ce n’était pas le genre de la maison. On s’est risqué à sortir pour aller couper un sapin et on l’a décoré avec des morceaux de magazines dont on a fait des papillotes et avec des branches du lierre qui monte partout sur les murs du village.

25 décembre
Hier soir, on a fait un grand feu dans la cave, tant pis pour la fumée, on a bu de l’eau fraiche en faisant comme si c’était du champagne et on a mangé des pommes de terre à l’eau en faisant des manières. A un moment, Maurice a fait semblant d’être un peu ivre, et puis de plus en plus, et puis complètement saoul. Et je me suis mis à faire pareil. On a ri comme des baleines. On n’en pouvait plus tellement on rigolait, on en était malade. À la fin on était tous les deux en larmes à se rouler par terre. Pour finir en beauté, quand on a été un peu calmé, Maurice s’est mis à me raconter un conte de Noël. C’était une histoire anglaise où il y a un notaire mort qui revient en fantôme pour voir son ancien associé et lui dire qu’il faut qu’il devienne généreux, sans quoi il ira en enfer pour toujours. Dans ma partie, en général, on ne croit pas beaucoup à l’enfer, mais on ne sait jamais, et puis c’était une belle histoire.
Ça a été vraiment un Noël du feu de Dieu. Jamais je l’oublierai. On s’est juré, Maurice et moi, de passer ensemble tous les autres Noëls de notre vie. Il faut dire qu’on était aussi déglingués que si on avait été vraiment saouls.

15 mars
Le printemps devrait arriver bientôt. La neige a disparu depuis une semaine et tout a été transformé en gadoue. Ça pose un problème pour attraper les lapins, mais l’avantage c’est qu’il fait moins froid.
La vie continue, on sort la nuit, on dort ou on écrit le jour, lui sa musique et moi mon journal. Maurice a commencé un nouveau concerto. C’est drôle. Il a trouvé une planche à peu près propre et il a dessiné dessus les touches d’un piano en noir et blanc, en vraie grandeur. Et de temps en temps, il ferme les yeux et il fait semblant de jouer. Il ferme les yeux et il joue. Je dirai pas que j’entends, ce serait pas vrai. Mais ça me fait une drôle d’impression de le voir se balancer comme ça sur son tabouret, la tête renversée en arrière. Moi, j’entends rien, mais lui, je crois bien que oui.
Maurice continue à me raconter des histoires. La dernière, elle a duré longtemps celle-là, plusieurs jours. C’était l’histoire d’Ulysse et de toutes les aventures qu’il avait connues pour rentrer chez lui. Il avait mis dix ans. J’espère qu’on en mettra moins que ça pour rentrer chez nous. Parce qu’on va rentrer, j’en suis sûr maintenant. On a eu tellement de chance jusqu’à maintenant qu’il y a pas de raison pour que ça s’arrête. Bientôt on va partir d’ici, on va arriver à Rovno. Je retrouverai la famille. Ils nous cacheront jusqu’à la fin de la guerre et après, on prendra un train en première classe et deux jours après, on arrivera comme des rois Gare de l’Est, en pleine forme. J’irai retrouver Simone et tout recommencera comme avant.

18 mars
On l’a échappé belle. Avant-hier, pendant que j’étais dans la cuisine, j’ai entendu un bruit comme je n’avais jamais entendu. J’étais dans ma cuisine en train de préparer mes papiers pour écrire dans mon journal. D’un coup, il y a eu une espèce de rugissement qui est passé à toute vitesse au-dessus de la maison. J’ai pas pu m’empêcher de sortir dans la rue pour regarder et j’ai vu un avion qui filait vers l’Est en rase-motte. C’était un allemand, ça c’était sûr, et il était pas bien gros. Ça devait être un chasseur. J’étais pas rentré à l’abri qu’un autre avion, un chasseur allemand aussi, passait en hurlant tout pareil au-dessus du village. J’ai filé me cacher en espérant qu’il m’avait pas repéré.
Avec Maurice, on s’est retrouvé dans la cave. On se parlait pas, on était pas fiers. Finalement, on a décidé de plus sortir du tout. On a recommencé à avoir peur.

25 mars
On est resté comme ça pendant trois jours. On sortait qu’une fois par nuit pour se soulager dehors. On guettait le moindre bruit, mais tout était calme. Mais le quatrième jour, juste avant l’aurore, il y a un bruit qui a commencé à enfler. On a pas tardé à reconnaître que c’était le bruit d’une colonne de camions qui passait à côté du village. Heureusement, comme la rue principale était encombrée de ruines, ils évitaient le village en passant à travers champs pour rejoindre la route un peu plus loin. Ils allaient dans le même sens que les avions de l’autre jour, vers L’Est. Ça ne pouvait être que des Allemands. Ça a duré toute la journée, des centaines de camions, peut-être bien des milliers, qui sont passés comme ça pendant des heures à côté de nous. On a entendu des chars aussi, et puis de temps en temps encore des avions.
La nuit d’après, pendant que j’étais dehors pour mes besoins, y a deux camions et une automitrailleuse qui sont entrés lentement dans le village. Il se sont arrêtés pas à plus de vingt mètres de moi. J’étais par terre, tellement mort de frousse que j’essayais de rentrer dans le sol. Les boches sont descendus des camions et ils ont commencé à s’installer pour casser la croûte. Je les entendais qui discutaient entre eux, qui rigolaient même. A Treblinka, à force, j’avais bien fini par apprendre un peu d’allemand et je comprenais à moitié ce que les soldats disaient. Il y avait une attaque russe qui était partie de l’Est au début de l’hiver et ils venaient en renfort des armées du centre pour arrêter les russes. D’un seul coup, y a un officier qu’a crié quelque chose et ils ont tous plié bagage en vitesse. Ils ont sauté dans les camions et ils ont filé vers l’Est eux aussi.
Je suis descendu tout raconter à Maurice et on s’est mis à discuter. Le front devait pas être loin et ça allait sûrement cogner fort. Tout ça c’était pas bien bon pour nous parce que si les allemands reculaient, on allait se retrouver en plein milieu de la bagarre. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Rien que l’idée de retourner vers l’Ouest, vers Treblinka, ça nous tordait les entrailles, et partir vers l’Est, c’était se retrouver sur le front. Alors, on s’est dit que la seule chose à faire, c’était rien, c’était de rester sur place. On est quand même remonté en surface pour voir si les schleus auraient pas oublié des trucs. On a bien fait parce qu’on a trouvé tout un tas de rations militaires et même un peu d’alcool. Tout à l’heure, on ira faire ce qu’on aurait dû faire depuis qu’on était arrivé là : camoufler complètement l’entrée de la cave et faire disparaître toutes les traces de vie qu’on avait pu laisser en haut. Mais avant ça on va s’ouvrir chacun une ration et on va se boire un coup de schnaps.

30 Juin 1944
J’ai vécu encore des drôles d’aventures depuis notre cave dans le village juif. J’avais encore perdu le compte des jours, mais ce matin, c’est un sous-off qui m’a donné la date. On est fin juin. Ça fait donc trois mois qu’on a quitté le village sans nom. Il faut que je raconte tout ça parce que maintenant j’ai un peu de temps libre et du papier tant que je veux et puis aussi en souvenir de Claude et de Maurice.
Je ne sais pas vraiment comment j’ai fait pour trimballer mon journal à travers tout ce qui s’est passé depuis Tréblinka, mais j’y suis arrivé. Je l’ai avec moi, tout le temps. À l’heure qu’il est, il est plaqué dans mon dos avec des bandes de tissu et des ficelles, tout ce que je peux trouver. Il est plus important pour moi que manger. Maintenant j’ai vraiment besoin d’écrire pour pas devenir fou aussi pour pas oublier Claude et Maurice. Parce que Maurice est mort lui aussi.
Le lendemain du jour où on s’était tapé chacun une ration dans notre cave, toute la journée et toute la nuit suivante et tout le jour d’après, on a entendu le bruit de la bataille entre la Wehrmacht et l’Armée Rouge. Ça devait se passer pas bien loin, une trentaine de kilomètres peut-être. Les coups de canons, les bombes, ça roulait en continu. La nuit quand on sortait à l’air libre, on voyait des lueurs partout vers l’Est et vers le Sud. Le jour, ça continuait avec en plus des avions qui passaient au-dessus de nos têtes. Et puis, la deuxième nuit, ça s’est calmé. C’était tout aussi inquiétant.
Peut-être une heure avant l’aube, des colonnes de camions, d’automitrailleuses et de tanks se sont mises à traverser ou à contourner le village à toute allure vers l’Ouest. Ça voulait dire que les boches étaient en train de prendre une dérouillée et que les Russes allaient pas tarder à arriver. Avec Maurice, planqués dans la cave, on se demandait quoi faire quand les Russes seraient là. Sortir et se montrer ou rester cachés ? Finalement on a rien décidé et c’est les Russes qui ont décidé pour nous. Vers midi on a entendu des camions qui arrivaient dans la rue du village. Ça criait des ordres, ça discutait de partout. On a cru un moment que c’était les boches qui revenaient, mais après, on a vite compris que c’était pas de l’allemand qu’ils parlaient. C’était les Russes qui fouillaient le village. Ils ont pas tardé à trouver notre camouflage et ils sont entrés à cinq ou six dans notre cave. Nous on a levé les mains et on s’est mis contre le mur en parlant le plus vite et le plus fort possible en français pour leur faire comprendre qui on était, qu’on était de leur côté. Ça les a pas empêché de nous flanquer des coups de crosse et de nous trainer dehors. Ils nous ont mis contre un mur et ils se sont mis à discuter, à se chamailler sans plus s’occuper de nous. Bien sûr, on ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais je voyais bien qu’ils étaient en train de se demander qui on était. Ils étaient une vingtaine autour de nous. Ils avaient l’air de vraies brutes, des ploucs du genre sale, petit et costaud, et plutôt méchants. Il y en a un qui est arrivé et qui a tiré un coup de pistolet en l’air. Ça a fait taire tout le monde. Il portait pas de fusil et il avait des barrettes sur son calot, ça devait être un officier ou un sous-off. Il s’est approché de Maurice et il lui a gueulé dans la figure quelque chose qu’on a pas compris. C’est là que Maurice à commis l’erreur. Il a répondu au hasard : « Français, on est français ! Pas allemands ! » Comme l’autre ne comprenait pas, il lui a dit en allemand : « Wir sind Franzosich ! Nicht Deustch ! Franzosich ! Franzosich ! » Et là le type a pas dû comprendre parce qu’il a tiré une balle dans la tête de Maurice. Je l’ai regardé tomber en vrac juste à côté de moi. J’étais complètement affolé. Ils avaient descendu Maurice, les salauds. J’ai perdu la boule et j’ai commencé à crier moi aussi. En français, je les engueulais, je les traitais de salopards, de nazis, de tout ce qu’on veut.  Le sous-off s’est tourné vers moi et il a dit « Du, auch nazi unberlaufer » et il a levé son pistolet. Ça m’a calmé tout de suite. Je sais pas comment j’ai eu l’idée, mais je me suis mis à lui parler en polonais. « On est français, espèce de salopard, je lui disais. On n’est pas des déserteurs nazis, pauvre con ! On est français, on était prisonniers des allemands à Tréblinka. On s’est évadé y a un an. C’était pas pour se faire descendre par un gros connard de Russe ! » Je pouvais plus m’arrêter d’engueuler le sous-off. « Maurice, il était pianiste. C’était un grand pianiste et toi, tu l’as descendu, espèce de gros plouc crasseux !» C’est là qu’il m’a flanqué un grand coup de poing dans l’estomac. Ça m’a fait taire illico. Et puis il s’est tourné vers les autres qu’étaient en train de se marrer et il leur a dit des trucs que je comprenais un peu. C’était de l’Ukrainien. C’est pour ça que je comprenais un peu et que le sous-off m’avait compris aussi.
Là, ils m’ont amené à un camion et ils m’ont donné un peu à manger. Après ça, ils m’ont attaché au parechoc et personne s’est plus occupé de moi jusqu’au lendemain matin.
Le lendemain, y a un type qui est venu me réveiller à grands coups de botte dans les jambes. C’était surement un officier. Il parlait bien le polonais et même deux ou trois mots de français. Il m’a dit d’abord que j’avais pas de papier pour prouver que j’étais ce que j’avais dit. Donc il pouvait me croire ou pas. Ou bien j’étais vraiment un évadé français ennemi d’Hitler et j’acceptais d’entrer comme volontaire étranger dans l’Armée Rouge, ou bien je refusais parce que j’étais allemand et il me faisait fusiller tout de suite.
C’est comme ça que je suis entré dans l’Armée Rouge. Pour aller me battre contre Hitler.
Ça va faire deux mois que je porte l’uniforme russe, ou plutôt la moitié de l’uniforme, le haut seulement. Pour le bas, c’est une culotte récupérée sur un allemand. Notre section, elle est pas bien équipée mais les gars sont gonflés comme pas beaucoup. Au début, ils me surveillaient pas mal, mais maintenant je fais partie du groupe. Je suis pas vraiment comme eux. D’abord, je suis pas aussi costaud. Deux ans à presque pas manger et que des cochonneries, ça vous met pas un mec en forme. Mais j’ai l’impression qu’ils m’aiment bien, comme la mascotte du régiment. Ils me protègent du sous-off et dans les assauts, ils passent souvent devant moi. Le soir au repos, je leur raconte les histoires de Maurice, en polonais et en français. Ils en comprennent pas le quart, mais ça les fait marrer.
Au début, on a couru pas mal après les boches qui se carapataient vers l’Allemagne et puis on nous a emmené en train jusqu’à Odessa. Là, on a pris un bateau pour débarquer sur une plage en Crimée. A partir de là, on a traversé l’ile dans tous les sens pour détruire tout ce qu’il restait d’allemands. Quand ça a été fini, on nous a mis au repos à Sébastopol. Ça fait une semaine qu’on est là à pas faire grand-chose. C’est pour ça que j’ai eu le temps de reprendre mon journal. Ça m’a fait penser à Claude et à Maurice, et ça m’a foutu le cafard. Je me disais que j’aurais bien aimé les connaitre à Paris, ces deux-là, aller prendre des pots avec eux au soleil à la terrasse du Wepler. Ils m’auraient appris des choses. Je les aurais fait marrer. Mais je me disais aussi qu’à Paris, jamais j’aurais pu devenir ami avec des mecs comme ça. Un grand pianiste et un prof d’histoire communiste ! Comment j’aurais pu seulement les rencontrer ? De toute façon maintenant, ils sont morts. Alors je suis triste pendant une heure ou deux. Et puis je vais me souler avec les copains de la section et j’oublie Maurice et Claude jusqu’au prochain coup de cafard. De temps en temps aussi, je me mets à penser à Simone et à Casquette et même à Momo et au Suédois. Mais qu’est-ce que c’est loin tout ça. Je me demande s’ils pensent à moi. Ils doivent me croire mort, depuis le temps. Maurice, Simone, Claude, Casquette, ils me manquent c’est sûr. Mais ce qui me manque vraiment, et parfois jusqu’à en chialer, c’est Paris. Le mois de juin à Paris, les grands boulevards, la Seine, les petits rades de la rue des Abbesses, les demis à la terrasse de la Coupole, les petits blancs sur le zinc, les marronniers, les jolies filles bien habillées. Bon Dieu, ce que ça peut me manquer. Et ce que j’en ai marre de tout ça.
Hier on s’est baladé dans Sébastopol. Il en reste pas grand-chose, c’est presque complètement rasé. Mais il fait beau et il y a des belles plages pas loin. Pourvu qu’on nous foute la paix encore un peu, parce que j’en ai marre.

Lundi 3 Juillet 1944
J’ai pu encore sauver mon journal de justesse. C’est de plus en plus difficile, parce qu’il commence à être gros maintenant.
Je sais pas ce qu’il leur a pris aux Russes tout d‘un coup. Ils sont venus me chercher dans le camp de Sébastopol et ils m’ont mis dans un bateau avec les menottes. Ah ça ! J’étais plus le petit français courageux qui s’était engagé comme volontaire étranger dans l’Armée Rouge pour aller combattre les nazis. J’étais plus rien, juste un pauvre type qu’on trimballait d’un bateau dans un train, d’un train dans un camion avec une dizaine d’autres pauvres types qui savaient pas plus que moi pourquoi ils étaient là. Mais on a pas tardé à comprendre, vu qu’on a réalisé qu’on était tous des juifs. Voilà que ça les prenait aussi, aux Russes.
On nous a amené dans un camp je sais pas où et on nous a enfermé dans une baraque sans rien nous dire. Vu que j’avais déjà connu ça, la grande frousse m’a repris. J’ai réussi à écrire un peu, mais je fais gaffe. Qu’est-ce qu’on va encore nous faire ?

Mercredi 30 aout 1944
Là où m’a mis c’est un camp russe. Ça fait deux mois. Je sais pas pourquoi, je sais même pas le nom du camp ni où il est. C’est pas aussi pire que Tréblinka. On mange pas beaucoup mieux mais on nous fait pas trop travailler. On a juste à tenir propres nos baraques et à arracher les mauvaises herbes qui poussent tout autour. Et puis, les Russes cognent moins que les boches et ils ne tuent personne. C’est déjà ça. Mais il y a quand même les barbelés et les miradors.
Il y a trois jours, on nous a fait tout nettoyer, l’intérieur et l’extérieur des baraques, les cuisines, l’infirmerie, les bureaux des gardes, les allées, tout. Ensuite on nous a rassemblé pour nous expliquer qu’on était dans un camp d’attente avant qu’on nous renvoie dans nos pays, que c’était pas possible maintenant parce que la guerre était pas finie, que des officiels allaient venir visiter le camp pour voir si on était bien et qu’on aurait pas le droit de leur parler, juste répondre aux questions et qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’on dise pas de conneries. Vers midi, il y a trois grosses voitures qui sont arrivées au camp. C’était la Croix-Rouge Suisse. Nous, on les attendait au garde-à-vous depuis deux heures. Ils étaient une dizaine. Ils ont tourné pendant une heure dans le camp à regarder les fleurs devant les baraques et à poser des questions à trois ou quatre d’entre nous et puis ils sont partis déjeuner. On les a jamais revus. Mais au moins on avait appris qu’on allait rentrer chez nous. Mais quand ? J’ose pas espérer pour le mois prochain, mais avant Noël, ça serait bien. On raconte que les Russes seront bientôt à Berlin. Mais les Américains, on sait pas ce qu’ils font. Il y a un bruit comme quoi ils auraient débarqué quelque part en France. Mais on sait pas vraiment. On nous dit rien. Finalement, je me dis que Noël, c’est pas possible. J’en ai marre, j’en peux plus, j’en ai marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre.

Mercredi 13 septembre 1944
Je n’y comprends plus rien. Et puis même, est-ce qu’il y a quelque chose à comprendre ? Est-ce que ça sert à quelque chose d’essayer de comprendre ? Est-ce que ça peut servir à prévoir ce qui va arriver ? Est-ce que ça peut aider à sauver sa peau ?
Quand je pense à tout ce qui m’est arrivé depuis deux ans, je vois bien que non. Il n’y a rien à comprendre, rien à tenter, rien à faire. Depuis deux ans, j’ai été trimballé à travers l’Europe comme un tas de linge sale, on m’a enfermé dans des cabanes dont on n’aurait pas voulu pour des cochons, on m’a fait faire des choses dégueulasses, on m’a gueulé dessus, tapé dessus, tiré dessus. J’ai crevé de faim, de froid et de peur. On m’a tué mes deux amis sous mes yeux. On m’a envoyé me battre contre les allemands. J’ai été mitraillé, bombardé. Quand tout ça a été fini, on m’a mis dans un camp pour attendre qu’on m’a dit, pour attendre que la guerre soit finie et qu’on puisse me renvoyer chez moi. Alors, j’ai recommencé à espérer et j’ai attendu.
Et voilà qu’on me reflanque pendant deux jours dans un train à bestiaux, qu’on me renferme dans un nouveau camp, avec des barbelés, des miradors et des mitrailleuses et tout et qu’on m’envoie tous les matins travailler à la mine. On me dit pas ce que j’ai fait pour mériter ça, on me dit pas si la guerre est finie, on me dit rien. On me dit juste « travaille ! ». Douze heures par jour au fond, dans le noir, avec juste une petite loupiote sur la tête. Il fait chaud, c’est humide, c’est sale, c’est crevant et j’ai peur. Chaque matin qu’on descend, l’angoisse me tord les boyaux. Y a même des jours où je vomis. Douze heures par jour, la peur au ventre, à taper sur du charbon, à respirer de la poussière noire et humide. L’horreur. La nuit, je suis trop crevé pour dormir. Tous les dix jours, on a la paie et une journée de repos. La paie, ça permet juste d’acheter un paquet de cigarettes russes dégueulasses, deux boules de pain, une grosse saucisse sèche. Et ça doit nous tenir dix jours.
Y a un autre parisien dans ma baraque. Il est là depuis six mois. Je veux pas savoir son histoire, je veux pas être ami avec lui. J’ai pas envie qu’il devienne mon meilleur ami et qu’on me le tue devant moi. Ça n’empêche pas qu’on se parle de temps en temps. Il m’a dit qu’on était en Ukraine, près de la ville de Stalino et que les Russes viennent de rouvrir les immenses mines de charbon du Dombass et que c’est pour ça qu’ils amènent ici tout ce qu’ils peuvent trouver pour servir d’esclaves, les tziganes et les juifs rescapés des camps, les prisonniers de guerre, les prisonniers politiques et que, putain, on n’est pas près de sortir de là.
J’ai plus envie de tenir mon journal. J’arrête. De toute façon, ça sert à rien. De toute façon, je sortirai jamais d’ici.

 

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