Le Cujas (36)

Vers midi on a entendu des camions qui arrivaient dans la rue du village. Ça criait des ordres, ça discutait de partout. On a cru un moment que c’était les boches qui revenaient, mais après, on a vite compris que c’était pas de l’allemand qu’ils parlaient. C’était les Russes qui fouillaient le village.

 Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Neuvième  partie

Ils ont pas mis longtemps à trouver notre camouflage et ils sont entrés à cinq ou six dans notre cave. Nous on a levé les mains et on s’est mis contre le mur en parlant le plus vite et le plus fort possible en français pour leur faire comprendre qui on était, qu’on était de leur côté. Ça les a pas empêché de nous flanquer des coups de crosse et de nous trainer dehors. Ils nous ont mis contre un mur et ils se sont mis à discuter, à se chamailler sans plus s’occuper de nous. Bien sûr, on ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais je voyais bien qu’ils étaient en train de se demander qui on était. Ils étaient une vingtaine autour de nous. Ils avaient l’air de vraies brutes, des ploucs du genre sale, petit et costaud, et plutôt méchants. Il y en a un qui est arrivé et qui a tiré un coup de pistolet en l’air. Ça a fait taire tout le monde. Il portait pas de fusil et il avait des barrettes sur son calot, ça devait être un officier ou un sous-off. Il s’est approché de Maurice et il lui a gueulé dans la figure quelque chose qu’on a pas compris. C’est là que Maurice a commis l’erreur. Il a répondu au hasard : « Français, on est français ! Pas allemands ! » Comme l’autre ne comprenait pas, il lui a dit en allemand : « Wir sind Franzosich ! Nicht Deustch ! Franzosich ! Franzosich ! » Et là le type a pas dû comprendre parce qu’il a tiré une balle dans la tête de Maurice. Je l’ai regardé tomber en vrac juste à côté de moi. J’étais complètement affolé. Ils avaient descendu Maurice, les salauds. J’ai perdu la boule et j’ai commencé à crier moi aussi. En français, je les engueulais, je les traitais de salopards, de nazis, de tout ce qu’on veut.  Le sous-off s’est tourné vers moi et il a dit « Du, auch nazi unberlaufer » et il a levé son pistolet. Ça m’a calmé tout de suite. Je sais pas comment j’ai eu l’idée, mais je me suis mis à lui parler en polonais. « On est français, espèce de salopard, je lui disais. On n’est pas des déserteurs nazis, pauvre con ! On est français, on était prisonniers des allemands à Tréblinka. On s’est évadé y a un an. C’était pas pour se faire descendre par un gros connard de Russe ! » Je pouvais plus m’arrêter d’engueuler le sous-off. « Maurice, il était pianiste. C’était un grand pianiste et toi, tu l’as descendu, espèce de gros plouc crasseux !» C’est là qu’il m’a flanqué un grand coup de poing dans l’estomac. Ça m’a fait taire illico. Et puis il s’est tourné vers les autres qu’étaient en train de se marrer et il leur a dit des trucs que je comprenais un peu. C’était de l’Ukrainien. C’est pour ça que je comprenais un peu et que le sous-off m’avait compris aussi.
Là, ils m’ont amené à un camion et ils m’ont donné un peu à manger. Après ça, ils m’ont attaché au parechoc et personne s’est plus occupé de moi jusqu’au lendemain matin.
Le lendemain, y a un type qui est venu me réveiller à grands coups de botte dans les jambes. C’était surement un officier. Il parlait bien le polonais et même deux ou trois mots de français. Il m’a dit d’abord que j’avais pas de papier pour prouver que j’étais ce que j’avais dit. Donc il pouvait me croire ou pas. Ou bien j’étais vraiment un évadé français ennemi d’Hitler et j’acceptais d’entrer comme volontaire étranger dans l’Armée Rouge, ou bien je refusais parce que j’étais allemand et il me faisait fusiller tout de suite.
C’est comme ça que je suis entré dans l’Armée Rouge. Pour aller me battre contre Hitler.
Ça va faire deux mois que je porte l’uniforme russe, ou plutôt la moitié de l’uniforme, le haut seulement. Pour le bas, c’est une culotte récupérée sur un allemand. Notre section, elle est pas bien équipée mais les gars sont gonflés comme pas beaucoup. Au début, ils me surveillaient pas mal, mais maintenant je fais partie du groupe. Je suis pas vraiment comme eux. D’abord, je suis pas aussi costaud. Deux ans à presque pas manger et que des cochonneries, ça vous met pas un mec en forme. Mais j’ai l’impression qu’ils m’aiment bien, comme la mascotte du régiment. Ils me protègent du sous-off et dans les assauts, ils passent souvent devant moi. Le soir au repos, je leur raconte les histoires de Maurice, en polonais et en français. Ils en comprennent pas le quart, mais ça les fait marrer.
Au début, on a couru pas mal après les boches qui se carapataient vers l’Allemagne et puis on nous a emmené en train jusqu’à Odessa. Là, on a pris un bateau pour débarquer sur une plage en Crimée. A partir de là, on a traversé l’ile dans tous les sens pour détruire tout ce qu’il restait d’allemands. Quand ça a été fini, on nous a mis au repos à Sébastopol. Ça fait une semaine qu’on est là à pas faire grand-chose. C’est pour ça que j’ai eu le temps de reprendre mon journal. Ça m’a fait penser à Claude et à Maurice, et ça m’a foutu le cafard. Je me disais que j’aurais bien aimé les connaitre à Paris, ces deux-là, aller prendre des pots avec eux au soleil à la terrasse du Wepler. Ils m’auraient appris des choses. Je les aurais fait marrer. Mais je me disais aussi qu’à Paris, jamais j’aurais pu devenir ami avec des mecs comme ça. Un grand pianiste et un prof d’histoire communiste ! Comment j’aurais pu seulement les rencontrer ? De toute façon maintenant, ils sont morts. Alors je suis triste pendant une heure ou deux. Et puis je vais me souler avec les copains de la section et j’oublie Maurice et Claude jusqu’au prochain coup de cafard. De temps en temps aussi, je me mets à penser à Simone et à Casquette et même à Momo et au Suédois. Mais qu’est-ce que c’est loin tout ça. Je me demande s’ils pensent à moi. Ils doivent me croire mort, depuis le temps. Maurice, Simone, Claude, Casquette, ils me manquent c’est sûr. Mais ce qui me manque vraiment, et parfois jusqu’à en chialer, c’est Paris. Le mois de juin à Paris, les grands boulevards, la Seine, les petits rades de la rue des Abbesses, les demis à la terrasse de la Coupole, les petits blancs sur le zinc, les marronniers, les jolies filles bien habillées. Bon Dieu, ce que ça peut me manquer. Et ce que j’en ai marre de tout ça.
Hier on s’est baladé dans Sébastopol. Il en reste pas grand-chose, c’est presque complètement rasé. Mais il fait beau et il y a des belles plages pas loin. Pourvu qu’on nous foute la paix encore un peu, parce que j’en ai marre.

A SUIVRE

 

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