Le Cujas (32)

Je voudrais pas que ça rate parce que je commence à y croire à l’évasion. Ça pourrait bien marcher. Simon a l’air vraiment costaud comme organisateur. Et puis les boches s’y attendent sûrement pas. On sait jamais, peut-être que ça va marcher. Y a de l’espoir. Mais l’espoir, c’est ça qui fout la trouille.
C’est pour dans 5 jours.

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Cinquième partie

Un jour
Je sais plus quel jour on est. Ça doit faire trois semaines qu’on s’est évadé du camp, Arkine et moi. Et depuis on s’est pas arrêté de marcher, la nuit surtout. D’abord vers l’Est et puis après vers le Sud. L’idée c’est de rejoindre Rovno. C’est là que je suis né. J’y suis resté jusqu’à mes quinze ans. C’est pour ça que je parle pas trop mal le polonais. Je dois avoir encore un peu de famille là-bas. Arkine, lui il voulait aller vers la France ou la Suisse, il était pas vraiment fixé. Je lui ai dit qu’on avait pas le choix, que Paris c’était bien trop loin et Genève pareil. Tandis que Rovno, ça devait pas être à plus de 3 ou 400 kilomètres. On avait une petite chance. A travers la Pologne occupée par les allemands, ça serait pas du gâteau, mais comme j’ai dit à Arkine, on a pas le choix. Alors, on est parti vers l’Est. Mais je vais pas raconter ça tout de suite.
Maintenant qu’on a trouvé une planque à peu près sure, on va pouvoir se reposer un peu, juste de quoi se refaire une santé. Et je vais pouvoir continuer mon journal.
Mais il faut que je reprenne les choses dans l’ordre, sans ça j’y arriverai pas.
Bon, Simon avait organisé la révolte pour le mercredi d’après, le 5 août. Mais ça s’est pas passé comme on avait prévu. Trois jours avant, le dimanche, voilà qu’on rentre du boulot comme d’habitude, vers 8 heures du soir. Je suis le premier à rentrer dans la baraque et là, y a deux soldats et un garde à l’intérieur. Merde c’est la fouille, je me dis. Mais y a pire. Le wachmann a trouvé mon journal. Il a posé sa canne contre le montant d’une couchette et il est debout près de la mienne en train de lire. Les soldats restent à surveiller ceux qui rentrent. Y en a un qui a une mitraillette et l’autre un fusil. Bien sûr, le russe, il comprend rien à ce qu’il lit. Mais s’il rapporte mon journal à l’officier, on sera tous foutus. Dedans, y a les noms et l’essentiel du plan. Et ce sera ma faute. Derrière moi, les autres continuent à entrer dans la baraque. Merde de merde. Je sais pas ce qui me prend d’un coup, sans réfléchir, je fonce sur le wachmann, j’attrape sa canne au passage et je lui en fous un grand coup sur la nuque. Les soldats derrière vont pour réagir, mais les copains ont compris la situation. Ils se mettent à quatre ou cinq sur chaque soldat pour les faire tomber et les maintenir par terre en s’entassant sur eux. Je refous un grand coup sur la gueule du wachmann. Il tombe et s’agite mollement entre les couchettes. Je vais à mon autre planque et j’en sors le couteau qu’on m’a fabriqué. La lame fait que dix centimètres, mais ça va suffire. Je fonce vers un des soldats au sol et je lui plonge mon couteau dans le cou, en faisant gaffe de pas toucher les copains qui le tiennent au sol. Je vois qu’on s’est occupé de l’autre soldat. Ils sont en train de l’étrangler avec sa jugulaire. Je reviens au wachmann. Il est plié en deux en train de se relever en titubant. Par-dessous, je lui file un coup de couteau dans le ventre et puis un autre et puis un autre, jusqu’à ce qu’il tombe.
Quand ça a été fini, les copains on est resté comme ça, plantés, essoufflés, sans rien dire. On avait tué deux boches et un salopard de russe. On avait une mitraillette, un fusil et deux baïonnettes. Tout ça sans un bruit. Simon a fermé la porte et il a chuchoté « silence ». Il a fermé les yeux cinq secondes et il a dit « Faut y aller maintenant ». Il a commencé à donner des ordres. On a planqué les cadavres sous les couchettes et on a distribué les armes, celles des boches et celles qu’on avait fabriquées. Comme il faisait encore jour, on a attendu un peu et puis on a commencé la danse. Je sais pas tout ce qui s’est passé en détail parce que j’ai été plutôt occupé pendant toute la nuit, mais tout ce que je sais, c’est que vers onze heures, y avait notre baraque, le poste de garde, la cantine de la troupe et trois baraques de prisonniers qui brûlaient. Aucune idée d’où les copains avaient trouvé des grenades, mais ils les avaient balancées dans le mess des officiers à l’heure du diner. Un carnage. Pendant qu’on montait une barricade en travers de l’allée centrale, y en avait qui ouvraient les baraques et les wagons de prisonniers les uns après les autres et qui essayaient de leur expliquer l’affaire. Mais tout ce qu’ils comprenaient les pauvres, c’est que les portes étaient ouvertes et que ça tirait de partout. Alors ils se mettaient à courir dans tous les sens comme des poulets affolés et ils se faisaient descendre par dizaines. Ça faisait mal au cœur de voir tous ces pauvres gens tomber devant les fusils des boches. Mais en un sens, ça nous arrangeait un peu quand même, parce que ça mettait la panique partout et les allemands savaient plus où donner de la tête. On avait déjà réussi à en bousiller une dizaine, sans compter les officiers au mess. On commençait à avoir quelques armes. Pendant que les schleus étaient occupés à tirer dans le tas, Simon avait formé un petit groupe de cinq costauds bien gonflés. Il leur avait donné presque toutes les armes à feu qu’on avait piquées et il les avait envoyés attaquer l’armurerie. « Si vous réussissez pas, dans une heure on sera tous morts. Bonne chance, qu’il leur a dit ». Je sais pas comment ils ont fait, mais vingt minutes après, deux des gars revenaient avec des mitraillettes plein les bras. En rigolant, il y en a un qui disait : « Allez-vous servir, la boutique est ouverte ! Et c’est gratuit ! » Ça y est, on avait des fusils, des mitraillettes et des grenades et même deux mitrailleuses, mais ça on a pas su s’en servir. Ça commençait à tourner vinaigre pour les boches et ils se sont mis à reculer. Je peux pas dire ce que ça m’a fait de voir ces ordures foutre le camp devant nous. J’ai vu Simon qui riait et qui pleurait et je crois bien que j’ai pleuré aussi. Alors Simon m’a dit qu’il fallait pas rêver, qu’ils allaient revenir en force avec les soldats de Treblinka I qu’était à deux-trois kilomètres pas plus, une petite demi-heure, c’est tout. Fallait qu’on s’organise. On a construit une autre barricade devant la seule entrée du camp, et on est allé ouvrir le reste des baraques et des wagons. C’est là qu’on a trouvé une trentaine de wachmann qu’étaient restés planqués sous le plancher de leur baraque. On les a fait sortir de là-dessous vite fait et on leur a tiré à tous une balle dans le ventre. Ils ont dû mettre des heures à crever. Pour ça, on a bien été d’accord. Après, avec les prisonniers on a formé six groupes qu’on a équipé avec des cisailles et qui sont partis à l’autre bout du camp pour découper des ouvertures dans les trois lignes de barbelés. Après ça, Simon m’a pris à part avec cinq autres gars pour expliquer la manœuvre. Il allait prendre le commandement d’une vingtaine de copains bien armés pour défendre la barricade de l’entrée le plus longtemps possible. Nous, on devrait guider les prisonniers vers les sorties découpées dans la clôture. Le but, c’était de faire sortir du camp le plus possible de juifs et de leur dire de partir dans tous les sens, n’importe où, le plus loin possible, le plus longtemps possible et d’essayer de sauver leur peau. Fallait semer la plus grande pagaille possible. C’était la meilleure chance pour qu’il y en ait quelques-uns qui arrivent à survivre.
On s’est dit au revoir avec Simon et on est parti faire ce qu’on avait à faire. Moi, je suis allé vers une des sorties en criant de me suivre, vite, qu’on allait se sauver par-là, vers la forêt, qu’on allait s’en sortir. A ce moment-là, je m’en foutais de mourir. J’étais même persuadé que ça allait pas tarder. Mais je sais pas, j’avais envie de faire mon boulot et d’emmener tous ces gens vers la forêt. Bien sûr c’était en français que je criais. Sur le moment, j’ai pas pensé à le dire en Polonais. Je sais pas s’ils ont tous compris, mais ils ont bien été une centaine à me suivre vers le passage. On a commencé à passer sous les barbelés, les uns après les autres.  Forcément, c’était long, parce qu’il fallait ramper pas mal. Ça faisait déjà un bout de temps qu’on avait entendu arriver les automitrailleuses, et puis les rafales, les explosions, les cris. Ça voulait dire que les gars de la barricade étaient en train de se bagarrer dur. Et puis les coups de feu se sont espacés. Pas bon signe. Et tout de suite après les boches sont arrivés à la clôture. Y avait encore au moins la moitié qui étaient pas passés. Les salauds se sont mis à tirer dessus à la mitraillette. Les pauvres gens se précipitaient sur les barbelés pour essayer de passer quand même. Moi, je voyais tout ça du bord de la forêt où je m’étais planqué. J’en étais malade, mais je pouvais rien faire. Alors je me suis relevé et je me suis mis à courir. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

A SUIVRE

B

Une réflexion sur « Le Cujas (32) »

  1. Waooh!
    Fallait l’écrire ça, comme les chapitres précédents d’ailleurs.

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