Le Cujas (29)

Ils nous cognent dessus avec pour un oui pour un non. Ils aiment ça, et comme les soldats s’en foutent et que même ça les fait plutôt rigoler, ils s’en privent pas souvent. Quand on a plus que la peau sur les os, un coup de cette saloperie de canne, ça fait drôlement mal. Quelques fois même ils se mettent à plusieurs sur un pauvre type qu’est tombé pendant le rassemblement et le type, c’est rare qu’on le revoie après.

 Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Deuxième partie

Jeudi 5 novembre
Avec Claude on a réfléchi et on s’est dit que d’un côté, nous, les juifs, on était de plus en plus nombreux et que de leur côté à eux, c’était toujours les mêmes qu’on voyait. Débordés qu’ils étaient et énervés comme tout. Ça pleuvait les coups et de plus en plus. Donc, c’était sûr qu’ils seraient bientôt dépassés. Et pour que ça tourne pas au foutoir leur camp, faudrait bien qu’ils prennent des prisonniers pour les aider à gérer tout ça. J’ai dit à Claude « Je sais pas pour toi, mais moi, pour m’en sortir, je suis prêt à faire preuve de beaucoup de bonne volonté ». Il a pas répondu.
Ça n’a pas manqué. Un matin, ils nous rassemblent, debout dans la neige. Ils nous laissent quimper comme ça pendant trois heures et plus. Et puis, il y a un officier qui nous parle en allemand. A cette époque, je comprenais toujours pas grand chose. Alors Claude me traduit. Eh bien, le frisé, justement, il dit qu’ils vont former un corps spécial, les Sonderkommandos qu’il appelle ça, pour faire un travail spécial qu’on sait pas encore très bien ce que ce sera. « Que les volontaires s’avancent et on fera le tri, qu’il dit. »
On a cinq minutes pour nous décider, et après ça, c’est lui qui choisira, il dit. Ça discute ferme dans les rangs. Il y en a quelques-uns qui disent qu’ils veulent pas aider les Allemands à gérer leur camp. Mais il y en a beaucoup qui ont juste peur. Ils croient que c’est un piège. Ils croient que les Allemands veulent seulement que les premiers à passer à la moulinette se désignent d’eux-mêmes. Ils pensent que pour sauver sa peau, il vaut mieux rester caché au milieu du troupeau. C’est humain. Moi, je réfléchis à toute allure, et je me dis que, foutu pour foutu, ce serait idiot de rater une chance même toute petite de s’en sortir ou seulement de retarder un peu le grand saut final. Alors je m’avance en dehors du rang en tirant Claude avec moi. Il hésite et puis il finit par me suivre. Comme on n’est pas très nombreux, l’officier prend tout le monde et nous voilà sonderkommandos. Mais je sais pas encore ce que ça veut dire.

Samedi 7 novembre
On était une trentaine. On nous a mis dans une baraque à part. A côté de ce qu’on avait connu depuis Drancy, c’était le grand luxe. Y avait de la place pour deux fois plus qu’on était. Des couchettes sur trois hauteurs seulement, pas de matelas bien sûr mais une couverture par personne. Y avait même un poêle à charbon au milieu de la piaule. C’était bon signe. On avait bien fait de sortir du rang.
Aujourd’hui, ça fait presque trois semaines qu’on est là tranquilles comme Baptiste. On nous donne un peu de nourriture solide et on nous fait travailler aux baraquements des officiers nazis et des wachmann. On fait le ménage, on répare des meubles, on plante des trucs. C’est pas trop fatiguant. Ça va.
Quand on traverse le camp, on voit qu’il y a tous les jours plus de monde qui arrive. On les entasse à de plus en plus nombreux dans des baraques sans fenêtre et sans chauffage. Le camp est plein à craquer. Claude et moi, on se dit que notre situation à nous, c’est un peu trop beau. C’est pas normal. Ça peut pas durer. Et pourtant ça dure.

Lundi 9 novembre
C’est un type bien, Claude, et même si c’est pas un voyou, c’est un vrai homme comme on dit à Pigalle. Il arrive de Paris lui aussi. Lui il est passé par le Vel d’Hiv mais on s’est retrouvé dans le même train. Il a 28 ans et il était prof d’histoire au lycée Carnot. Claude Bochurberg, il s’appelle. Il est juif bien sûr, mais il croit en rien. Comme moi, quoi. Enfin si : lui, il croit en la révolution, au communisme. Il m’en parle tout le temps. « Tu vas voir, qu’il dit, maintenant que l’URSS est entrée dans la bagarre, ça va plus trainer la défaite du grand Reich. Faut qu’on tienne jusque-là. » Moi, la révolution, je suis pas vraiment pour. La société comme elle est, ça me va bien. J’arrivais à me débrouiller plutôt pas mal, avant.  Mais si les Russes peuvent nous sortir de là, je ferai toutes les révolutions qu’ils veulent.
Il a beau croire en rien, Claude, il est juif à cent pour cent. Pas comme moi, quoi. Il est complètement révolté par ce qui se passe dans le monde depuis qu’Hitler est arrivé. Il parle sans arrêt des choses qu’on fait aux juifs pendant que tout le monde fait semblant de rien voir. Il dit qu’il faudra témoigner de tout ça plus tard. Il faudra des dénonciations et des procès et des exécutions aussi, qu’il dit. Et qu’il fera tout pour ça et que c’est pour ça qu’il faut survivre et qu’il y arrivera.
Il y a des nouveaux qui arrivent dans notre baraque. Une vingtaine. Ils viennent du ghetto de Varsovie. Ils racontent. Terrible. Je vois Claude qui pleure.

Samedi 1er décembre
Je reprends mon journal après 3 semaines sans rien écrire. Parce qu’il s’est passé des choses : ils l’ont commencée leur tuerie. On s’en doutait mais on voulait pas le croire. Maintenant des tas de gens sont morts, des centaines, peut-être des milliers. Avec Claude on se disait c’est pas possible, c’est des salauds, des ordures, mais quand même, ils vont pas faire ça. Eh ben, ils l’ont fait. Et ils continuent. Claude m’a dit « Faudra témoigner, tu promets ? ». Je lui ai promis à Claude, et quand on fait une promesse à un homme, on la tient. C’est comme ça.
Je crois que c’est le 12 novembre que toute cette horreur a vraiment commencé. Nous les sonderkommandos, on avait bien senti que depuis deux jours y avait quelque chose qui se tramait, un truc dans l’air qui faisait peur. Mais on savait pas quoi. La veille, le 11, tôt le matin ils nous ont mis à une trentaine dans deux camions bâchés. On est sorti du camp et on a roulé peut-être un quart d’heure. On voyait rien. Quand ils ont débâché les camions on était dans une clairière. Y avait des soldats avec des fusils et des mitrailleuses et puis des wachmann avec leurs cannes, et puis aussi un tas de pelles. Ils nous ont dit de creuser. On a trimé toute la journée sans arrêt pour faire un énorme trou tout en longueur. On crevait de trouille. On pensait qu’elle était pour nous la fosse, qu’ils allaient nous tirer dessus à la mitrailleuse et nous flanquer dedans. On pouvait à peine soulever les pelles tellement qu’on était pris par la grande frousse. Y en avait qui faisaient dans leur froc. Moi, plusieurs fois, j’ai vomi. Et puis, le soir, ils nous ont ramené directement à la baraque et ils nous ont enfermés. Interdiction de sortir jusqu’au lendemain midi. Là, ils sont revenus nous chercher en camion et nous ont remmenés au même endroit. Y avait toujours les soldats et des mitrailleuses. Ils gardaient une vingtaine de camions fermés qui attendaient. Les wachmann nous ont dit de les ouvrir et de jeter dans la fosse tout ce qu’il y avait dedans. Et dedans c’était des corps, entassés, emmêlés, tordus, griffés, avec des yeux exorbités, des bouches qui criaient. C’était l’horreur, l’enfer, la folie. Une cinquantaine de corps par camion, mille cadavres. Quand on a ouvert notre premier camion Claude et moi et qu’on a vu ça, moi je suis retombé en arrière et Claude s’est éloigné en titubant et en se tenant la tête à deux mains. Autour des autres camions, c’était pareil, les copains tombaient à genoux, pleuraient, hurlaient, vomissaient. Alors, les soldats ont armé leurs fusils et les wachmann ont commencé à distribuer les coups de trique. Ils en ont assommé quatre ou cinq. Alors on a commencé le travail. Au bout d’une heure, tout près de moi, il y a un copain, un Polonais, je le connaissais à peine, il s’est arrêté de charrier les cadavres et il s’est immobilisé, tout tremblant, tout raide, droit comme un i. En secouant la tête, il répétait « Nié, nié, nié… ». Un sous-off s’est approché de lui. Il lui a crié une fois dessus je sais pas quoi. Comme l’autre ne bougeait pas, il a sorti son pistolet de son étui et dans le même mouvement il lui a tiré une balle dans la tête. Bon sang, à dix centimètres !

A SUIVRE

 

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