Le Cujas (28)

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Première partie

Lundi 26 octobre 1942
Premier jour de mon journal. Ça fait 3 mois que je suis là mais c’est juste aujourd’hui que je commence. C’est Claude qui m’a dit de le faire. Il m’a donné des raisons pour ça : pour m’occuper et pour me souvenir plus tard. Mais moi, je commence à le connaître, Claude. Je l’aime bien, il m’a sauvé la mise une fois. Mais c’est un révolutionnaire, c’est plutôt un agitateur qu’un mouton. J’ai compris que ce qu’il voudrait vraiment c’est pour plus tard qu’il y ait des témoignages, des gens qui racontent ce qui se passe vraiment ici. Vu comme c’est parti c’est probable que dans pas très longtemps, des gens, il y en aura plus beaucoup. Mais des trucs écrits, si on les cache bien, avec un peu de chance, ça pourra être retrouvé plus tard quand tout sera fini.
Donc voilà : un peu pour lui faire plaisir, un peu pour m’occuper, j’ai décidé de commencer mon journal. Bon mais là j’ai plus le temps. Il va bientôt faire jour.

Mardi 27 octobre
Avant de commencer à raconter ce qui se passe dans le camp, pour que les gens comprennent bien il faut que je dise un peu ce qui s’est passé avant. Alors voilà : après trois ou quatre jours à Drancy, on nous a bouclés dans un train sans rien nous dire d’où on allait ni quand ni comment ni pourquoi. Ça discutait ferme dans les wagons à bestiaux où ils nous avaient mis. Y en avait qui disaient qu’on partait pour travailler dans les mines du Nord, d’autres qu’on allait creuser des tranchées pour les Allemands sur le front russe, et d’autres qu’on allait dans un camp de prisonniers en Alsace. N’importe quoi. Y en avait surtout beaucoup qui disaient rien, qui pleuraient, qui gémissaient, qui priaient. Moi je pensais pas, je savais pas, j’avais peur. J’essayais d’avoir un peu plus que ma part d’eau et de pain. Je  poussais pour m’approcher de la petite ouverture grillagée pour respirer un peu. J’avais oublié Simone et Casquette et le Marquis. J’étais plus l’ancien petit voyou de la bande du Suédois, le type qui faisait peur aux bourgeois, ni le mec à la coule qui savait parler aux femmes. J’étais plus le patron du plus beau claque de Paris. J’étais plus rien. J’étais comme un chien peureux. Je cherchais plus qu’à éviter les coups et manger et boire de temps en temps.  J’étais devenu un animal. Et j’étais pas le seul, vu que ça commençait à sentir vraiment mauvais dans le wagon.
Quatre jours, on a mis à arriver à Spandau. On nous a fait descendre sur le quai, sauf un homme et un enfant parce qu’ils étaient morts. On a eu droit à de l’eau et une soupe. On a eu le droit de marcher aussi, un peu. Il faisait pas froid et ça faisait du bien. Mais ça n’a pas duré : un officier est venu, il est monté sur un tabouret et il a parlé deux minutes. Moi je comprenais rien mais on m’a dit après : nous étions tous des juifs polonais et on nous ramenait dans notre pays d’origine ; on allait nous placer dans des fermes ou dans des usines pour la durée de la guerre. Nous, on n’a pas crié de joie, mais quand même on était bien soulagés, parce que depuis Drancy y en avait qui n’arrêtaient pas de dire qu’on nous emmenait à l’abattoir. Bon, j’ai presque plus de papier, faut que j’arrête.

Vendredi 30 octobre
Ça fait deux jours que j’ai pas pu écrire. J’arrivais pas à trouver du papier. Maintenant, ça va. Bon, après le topo du boche, on nous a fait nettoyer les wagons vite fait et on est remonté dedans. Le train est reparti. Au bout de trois jours on s’est arrêté pas loin de Varsovie. Comme à Spandau, on nous a fait descendre des wagons. Cette fois-ci c’est trois cadavres qu’il a fallu sortir. Autour du train y avait des tas de gens qui venaient nous voir, des Polaks surement. Ils nous regardaient sans rien dire. Y avait aussi des tas de soldats qui nous séparaient d’eux, mais on a quand même réussi à parler un peu avec les gens. D’après eux, on allait à Treblinka comme les autres trains qui étaient passés avant. C’était un camp de travail pas très loin. Bon, ça confirmait un peu le topo du boche de Spandau. C’était pas marrant mais au moins j’étais plus en panique.

Samedi 31 octobre
Je peux pas écrire beaucoup à chaque fois parce que c’est interdit et qu’il faut se planquer. Il y a que la nuit qu’on peut mais c’est pas toujours facile. Et puis faut bien dormir un peu.
Bon, quand on est arrivé au camp j’ai pas mis longtemps à deviner ce qui allait se passer. C’était pas rassurant, pas du tout. C’était même clair qu’on nous avait raconté des craques juste pour nous faire tenir tranquilles. C’était surement pas vrai qu’on nous ramenait dans notre pays d’origine pour nous faire travailler. D’abord le camp était tout neuf. Treblinka II, il s’appelait. C’est donc qu’il y avait un Treblinka I. Et il y en avait un. Des bruits circulaient comme quoi Treblinka I, c’était un camp de travail pour les opposants à Hitler, et que le nouveau camp, Treblinka II, c’était juste un camp de triage avant le transfert à Treblinka I ou dans une ferme des environs. Mais, des bruits, il y en avait plein, partout, et il y en avait surtout un qui disait qu’à Treblinka I, il n’y avait pas un seul juif. Alors pourquoi est-ce que nous les juifs on nous rassemblait comme ça dans un camp à part ? Et comment ça se faisait que dans notre camp, y avait des trains entiers de juifs qui arrivaient presque tous les jours et qu’on ne voyait jamais sortir personne ?  Ils allaient nous massacrer, tout simplement. C’était pas encore commencé mais ça n’allait pas tarder. Ils étaient juste en train de s’organiser.

Mercredi 4 novembre
Ça fait des jours que j’ai pas pu écrire un mot. C’est pas que j’aie plus de papier ou de crayon, ça, ça va, mais j’ai failli me faire gauler. C’est Claude qui m’a encore sauvé la mise. Il a bousculé le wachmann qui allait m’alpaguer. À Claude, ça lui a valu une belle volée de coups de canne. Mais au moins, le garde, il m’avait oublié. Bon, alors j’ai décidé d’arrêter un peu parce que j’avais trop peur. Claude, ça va mieux maintenant. Il m’a demandé de recommencer à écrire.

Bon, on était arrivé au camp le 2 ou 3 octobre, je sais plus, et au bout de trois ou quatre jours j’avais pratiquement tout pigé de ce qui allait se passer. C’est là que je me suis pris d’un sacré cafard ! Je quittais plus ma couchette, je pleurais, je tremblais, j’appelais Simone ou ma mère, et même le Bon Dieu. Je dormais plus, je pouvais plus avaler le ragoût à l‘eau de boudin qu’on nous servait le matin. Après je sais plus combien de jours comme ça, un soir j’ai fini par m’endormir. Toute la nuit et toute la journée du lendemain, j’ai dormi. Quand je me suis réveillé j’étais décidé à m’en sortir. Et à tout faire pour ça.
Au camp, y a les officiers, que des SS, et les soldats allemands. C’est pas souvent que les soldats ou les officiers nous cognent dessus. Eux, ils sont plutôt du genre à nous tirer une balle dans la tête quand ça leur chante. Ceux qui nous cognent souvent, c’est les gardes, les wachmann. Les wachmann, c’est pas des allemands. C’est des salopards de prisonniers russes. Des volontaires, des brutes, des sauvages, pires que les allemands. Ils ont pas de pistolet, mais une espèces de canne torsadée en bois durci au feu. Ils nous cognent dessus avec pour un oui pour un non. Ils aiment ça, et comme les soldats s’en foutent et que même ça les fait plutôt rigoler, ils s’en privent pas souvent. Quand on a plus que la peau sur les os, un coup de cette saloperie de canne, ça fait drôlement mal. Quelques fois même ils se mettent à plusieurs sur un pauvre type qu’est tombé pendant le rassemblement et le type, c’est rare qu’on le revoie après.

A SUIVRE

 

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