Suite africaine n°11 – Les éléphants (Seconde partie)

(…) Au bout d’un moment, il me dit : « Dis-donc, il est presque 4 heures. Si on part maintenant, on a des chances de voir des éléphants ! T’en as déjà vu, toi, des éléphants , en vrai? »
Non, moi j’ai jamais vu d’éléphant en vrai… en tout cas pas ailleurs qu’au zoo de Vincennes, je lui réponds. Alors il m’explique qu’un des musiciens lui a juré que le matin, très tôt, sur la route du Ghana, souvent, des éléphants, eh ben, y en a, et que si on part maintenant, on a des chances d’en voir, des éléphants.

Les éléphants (2/2)

Je ne sais pas comment il fait, mais voilà qu’au bout de cinq minutes, je suis d’accord pour y aller, voir les éléphants. Mais, en homme hiérarchiquement responsable, j’y mets une condition : « On n’est pas en état de conduire, ni toi ni moi. Cent kilomètres au moins, de nuit, sur une piste en latérite, on va se foutre en l’air. Faut qu’on réveille Simon pour qu’il conduise. » Mon élocution n’est peut-être pas aussi fluide que d’habitude, mais Antoine comprend presque tout de suite. Il approuve.

Je peux peut-être pas conduire sur cent kilomètres de piste, mais je peux quand même ramener la voiture jusqu’à l’hôtel. Et nous voilà à tambouriner à la porte de l’économiste, à lui assurer qu’on sait parfaitement l’heure qu’il est, qu’on n’est pas fous, mais qu’on a besoin de lui pour aller voir les éléphants. Ayant dit l’essentiel, je confie le reste de la persuasion aux bons soins d’Antoine : « Explique-lui, toi ! ». Sans réelle surprise, au bout de dix minutes de palabres, Simon se montre d’accord. Et nous voilà partis, Simon au volant, moi sur le siège passager, la place du chef, et Antoine, derrière, sur le plateau.

Je crois que j’ai déjà expliqué ce que c’était que de rouler la nuit sur les pistes africaines, particulièrement près des villes et aux alentours des villages, toujours inattendus. Inutile d’y revenir. D’autant plus que, de ce parcours, je n’ai pas gardé un souvenir bien net. J’ai seulement celui d’avoir somnolé, la tête dodelinant au gré des cahots de la route et des coups de freins que Simon donnait pour éviter les chèvres, les piétons et les mobylettes qui surgissaient à l’improviste dans la lumière jaune et poussiéreuse des phares de la Peugeot.

Je suis à Val d’Isère en train de descendre la Daille à toute vitesse. La pente est forte et la neige pleine de bosses. Ça secoue pas mal et le vent me siffle aux oreilles. Tout à coup, je vois au bord de la piste noire une sorte de bonze qui me regarde passer en frappant très fort sur un gong. Sous le coup de la surprise, je bascule en avant. La sensation de chute me réveille brutalement. Je suis dans la Peugeot, la bouche pâteuse, en train de m’appuyer sur le tableau de bord ; quelqu’un, Antoine sans doute, frappe à coups répétés sur le toit de la cabine ; Simon freine pour arrêter le pick-up dans un nuage de poussière.

Pendant que je rêvais, le jour s’est levé et la végétation a changé. Tandis que sur notre droite, c’est toujours la savane, sur la gauche, à une cinquantaine de mètres, commence une forêt à peine dense. Le disque rouge du soleil se devine derrière la ligne des arbres. Antoine continue à tambouriner sur le toit de la cabine. Il crie : « Les éléphants ! Là ! Les éléphants ! »

Simon et moi nous sommes descendus de la voiture. « Où ça, les éléphants ? Où ? » Nous regardons Antoine. Il est debout sur le plateau du pick-up. Il trépigne, surexcité. « Là ! Là ! Bon Dieu ! Là ! Les éléphants ! » On dirait qu’il pleure.

Ils sont là, les éléphants. Six, à moins de cent mètres de nous, entre la piste et la lisière de la forêt. Pour mieux voir, Simon a rejoint Antoine sur le plateau et puis il est monté sur le toit de la cabine. Moi, je reste debout à côté de la camionnette, les deux mains appuyées sur le capot, stupéfait.

On le sait bien que ces animaux existent. On en a même peut-être vu en vrai dans des zoos, dans des cirques. Mais rencontrer six exemplaires de ce formidable animal, à six heures du matin, en plein milieu de l’Afrique, en liberté, ça provoque une sensation à la fois bouleversante et rassurante, une sensation que je n’ai retrouvée que le jour où j’ai vu une baleine en Méditerranée. Je suis immédiatement dégrisé, j’ai la gorge nouée et je ne fais que répéter « Ce que c’est beau ! Bon sang ! Ce que c’est beau !».

Les éléphants savent que nous sommes là, mais pour l’instant, ils ne bougent pas. Deux d’entre eux nous font face tandis que les autres attendent tranquillement derrière eux. Et puis les deux premiers éléphants se retournent et se dirige lentement vers la lisière de la forêt. Les autres leur emboîtent le pas et nous pouvons voir les six énormes postérieurs qui s’éloignent en se dandinant. Ils devaient être en train de se rouler dans la poussière ocre de la savane quand on les a surpris, car le soleil qui a maintenant dépassé la cime des arbres et qui les éclaire en plein les fait paraitre roses.

« Merde ! Ils s’en vont ! » Simon saute du haut de la cabine pour s’installer au volant tandis que je rejoins Antoine sur le plateau. « Accrochez-vous ! crie Simon en faisant voler le pick-up par-dessus le petit fossé qui longe la piste ». On s’accroche. Nous sommes à cinquante mètres derrière le petit troupeau qui vient de franchir la lisière. Quand nous la franchissons à notre tour, les éléphants ont disparu. Pendant de longues minutes, nous tournons entre les arbres et les bosquets sans les apercevoir. Nous ne les reverrons jamais. Je crie à Simon : « Arrête ! On va se perdre ! Vaut mieux revenir sur la route. »
Sans nous être concertés, nous venions de faire ce qui est absolument déconseillé par tous ceux qui connaissent un peu l’Afrique : poursuivre des éléphants. Au moins l’un d’entre nous devait bien le savoir, moi peut-être, mais il avait dû l’oublier.

Éblouis, ravis, épuisés, nous avons repris la route de Ouaga à petite allure. Antoine ayant refusé de voyager plus longtemps sur le plateau, nous nous étions entassés tous les trois sur l’unique banquette de la cabine. Nous restions silencieux, plongés dans des pensées diverses : …les racines du ciel… le colosse de la création… le symbole de la mémoire… le modèle de la vie en société… l’image de la force, de la sérénité… nous les avions vus, de nos yeux vus, chez eux… extraordinaire…

Et puis Simon a dit : « C’est quand même dommage qu’on n’ait pas eu d’appareil photo ! Six éléphants d’un coup, tu te rends compte ?
—  Ouais ! j’ai dit. C’est dommage ! Parce que six éléphants roses, après une nuit blanche au Bendao-Club, jamais personne ne nous croira ! »

FIN

 

Une réflexion sur « Suite africaine n°11 – Les éléphants (Seconde partie) »

  1. Cela me rappelle mes visites de site pour le pont sur le Zambèze.
    Deux anecdotes:
    – l’attente à la sortie d’un restaurant de rive du Zambèze, en route pour l’hôtel, que ces messieurs dames veuillent bien passer leur chemin car ils bouchaient le chemin.
    Cris plutôt que pierres, trop risqué, mais sans effet.
    Après un quart d’heure, ils sont partis, sans hâte comme il convient aux seigneurs du coin.
    – la charge d’une éléphante alors que je m’approchais pour la photographier avec son petit. Je n’ai jamais couru aussi vite.
    Le 4×4 était heureusement perché sur une route en remblai car les éléphants de montagne n’existent pas.

    J’ai noté qu’ils étaient visibles à toute heure de la journée, souvent en colonnes de 4 ou 5 et leurs petits (les mâles sont solitaires). Toujours à pas lents et arrêts fréquents.

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