Le Cujas – Chapitre 6 – Antoine de Colmont

 

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Oui, c’est un appartement agréable. C’est mon refuge…un peu haut perché… presque inaccessible. Venez voir sur le balcon…C’est beau, n’est-ce pas, sous cette lumière. On dirait qu’il va y avoir de l’orage… Vous connaissez un peu Paris, Monsieur Stiller ? Regardez, là, c’est le clocher de Saint-Germain des Prés, et là, les tours de Notre-Dame, la flèche de la Sainte Chapelle. Là-haut, c’est le dôme du Panthéon… et Saint-Étienne du Mont… et là-bas, tout au fond, le Sacré-Cœur… On dirait qu’il n’y a que des églises à Paris… C’est vrai que d’ici, on ne voit pas ces horreurs de la Tour Eiffel ou du Palais de Chaillot… Tenez, ça y est, le vent se lève. Il va pleuvoir. Il vaut mieux rentrer.
Installez-vous. Je vous propose que nous parlions en déjeunant. Vous aimez la cuisine italienne ?

Tant mieux, mais, vous savez, je suis loin d’être une cuisinière, alors j’ai tout fait venir de l’Italien de la rue du Sabot. C’est toujours très bon, mais c’est froid…. Ça ne vous ennuie pas de déjeuner sur une table basse ? Non ? De toute façon, je n’ai pas de salle à manger, pas de vraie table non plus. Il faut dire qu’il est rare que je prenne mes repas chez moi. Mais j’ai pensé que nous serions mieux ici… Venez donc sur le canapé, à côté de moi. D’ici, on a une jolie vue sur les toits.
Donc, vous êtes Dashiel Stiller, vous êtes Américain, journaliste et romancier. Vous vous intéressez à mon mari, qui est mort en Allemagne il y a maintenant un peu plus de trois ans. Voilà ce que je sais de vous. C’est tout ce que m’a dit mon beau-père, le comte de Colmont, quand il m’a demandé de vous recevoir… il est vrai qu’avec lui, les conversations sont brèves.

Ah ! Vous vous en êtes rendu compte ? Il n’a pas voulu vous parler d’Antoine, n’est-ce pas ? Il faut le comprendre, vous savez. Il n’a jamais aimé exposer ses sentiments, et depuis la mort de son fils, il s’est fermé encore davantage. Mais c’est un homme droit et bon et je l’aime beaucoup, bien qu’il m’ait presque bannie de la famille. Enfin, c’est une autre histoire… Ce qui m’étonne, c’est qu’il ait accepté de vous mettre en contact avec moi. Comment avez-vous donc fait pour obtenir une chose pareille ?

Ah ? Vous connaissez le Général de Chanzy.

Belfort ? Oui effectivement, Chanzy y était avec de Lattre en décembre 44. Vous aussi ? Vous auriez pu y rencontrer Antoine. C’est étrange, cette coïncidence… mais vous avez raison, peu importe… Pourriez-vous ouvrir cette bouteille, s’il vous plaît ? C’est un champagne, un millésime 1943. Vous voyez ! Même en 43, la France faisait encore du champagne. Il me vient des Pommery, des cousins de Reims. En principe, il est très bon. Il faut croire que les Allemands n’ont pas tout bu. Merci…
Maintenant dites-moi pourquoi vous vous intéressez à Antoine Bompar de Colmont ? Vous savez, moi, j’ignore à peu près tout de ce qu’il a fait après qu’il se soit engagé dans les FFI puis dans l’armée de Lattre. Je n’en sais pas plus que ce qu’en ont dit les journaux. Et ce n’est pas la lettre que m’a envoyée l’État-Major avec sa Croix de Guerre qui m’en a appris davantage. Il y a une organisation d’anciens combattants qui rassemble cette sorte de témoignages. Vous aurez plus de chance avec eux qu’avec moi. Je suis sûre d’avoir leur adresse quelque part. Ils m’ont écrit l’année dernière. Non ? Ce n’est pas cela que vous cherchez ? Alors quoi, s’il vous plait ?

Sa vie ? Vous voulez que je vous raconte sa vie ? Mais pour quoi faire ? Et pourquoi lui ?

Sur le plan littéraire, l’idée est originale… une sorte d’a priori, un exercice imposé… rassembler quelques personnages pris au hasard sur une photo, suivre leurs histoires… Oui, ça peut être intéressant… Vous savez, j’écris moi aussi.

Des poèmes surtout, quelques nouvelles, mais depuis six mois, j’ai un roman en chantier, un roman d’apprentissage. C’est un peu autobiographique bien sûr. Mais revenons à votre projet : j’avoue que voir la vie d’Antoine et, par la même occasion, la mienne exposées dans un roman, ça ne m’enchante pas vraiment.

Dans ces conditions, évidemment, ce pourrait être différent. Et puis, ça ne serait probablement publié qu’en Amérique… J’aimerais quand même qu’avant la parution vous me promettiez de me montrer le manuscrit de ce que vous raconterez sur nous, quels que soient les noms que vous nous donnerez dans votre livre. D’accord ?

Alors, cette photo ?… Mon Dieu !

Veuillez m’excuser, mais je ne la connaissais pas… ça m’a fait un choc de voir Antoine, si vivant, si insouciant et si sérieux à la fois, comme il pouvait l’être. Regardez-le, là, concentré, en train de réfléchir à la contradiction qu’il va apporter à Georges sur un sujet hautement intellectuel ou totalement futile. J’ai l’impression de les entendre encore, tous les deux, parler de la montée du National-Socialisme en Allemagne ou du dernier film de Duvivier.

Georges ? Georges Cambremer. C’est un homme important, à présent. Antoine et lui étaient amis d’enfance. Il a été témoin à notre mariage. La jeune femme au chapeau ? Non, je ne la connais pas. Une amie de Georges, probablement. Je me souviens qu’à un moment, il aimait fréquenter ce genre de fille… Antoine… et son affreux costume vert ! … et cette canne !… J’avais eu toutes les peines du monde à lui faire abandonner cette horrible chose torsadée. Nous étions plutôt progressistes à l’époque, alors un jour, je lui ai dit que sa canne me faisait penser au gourdin des fascistes. Je m’en souviens très bien, nous étions en train de traverser le Pont Neuf. Il s’est arrêté net. Il m’a regardée dans les yeux et, le plus sérieusement du monde, il m’a dit « Gentille Isabelle, mon âme profonde, ma conscience, vous venez de m’ouvrir les yeux sur le honteux symbole sur lequel, jusqu’à présent, je m’appuyais en toute innocence, croyez le bien. Que le sacrifice de ce fidèle mais stupide alpenstock soit le gage de l’amour que je vous porte depuis si longtemps et que désormais, je vous porterai toujours !» Et dans un grand geste théâtral, il a jeté sa canne à la Seine, et puis tout de suite, presque sur le même ton, il a ajouté : « Isabelle, accepteriez-vous de devenir ma femme ? » Comme je restais stupéfaite, sans savoir que penser, il a mis un genou en terre, il a pris ma main et, revenant au tutoiement, il m’a dit doucement : « Je suis sérieux, Isabelle : veux-tu devenir ma femme ? » Incapable de dire un seul mot, je restais là, à le regarder d’un air idiot. Alors, revenant à son ton mélodramatique, il m’a suppliée : « Je vous en supplie, Isabelle, dites oui ou je plonge récupérer ma canne ! »
J’ai dit oui, bien sûr. C’était le 12 avril 1939, un mercredi, il était trois heures moins le quart…
Cette salade de pâtes manque de sel, vous ne trouvez pas, Monsieur Stiller ? Non, non, ne vous levez pas. Je file à la cuisine et je reviens dans une minute. Servez-nous donc à boire en attendant.

Voilà, ce n’était pas long, vous voyez.
Antoine et moi, nous nous sommes mariés deux mois plus tard, en juin. Nous sommes partis tout de suite en voyage de noces. Une croisière autour de la Méditerranée, un ami du comte nous avait prêté son voilier avec son équipage. C’était merveilleux. Les temps étaient troubles mais nous avons pu faire escale à peu près partout, Naples, Syracuse, Athènes, les iles grecques, Constantinople, Byblos… Le jour de la déclaration de guerre nous venions d’accoster à Alexandrie. Antoine n’a eu de cesse que de rentrer à Paris. Nous avons filé droit vers Marseille. Arrivés à Paris, nous avons trouvé son ordre de mobilisation, et quelques jours plus tard, il est parti pour la région de Metz. Moi, je me suis installée provisoirement dans une petite dépendance au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Colmont, rue de l’Université. Cela paraissait pratique et surtout, on ne pensait pas que la guerre allait durer bien longtemps. Au mois d’octobre, je me suis inscrite à la Sorbonne en lettres classiques et j’ai commencé à mener une petite vie tranquille, entre le Faubourg Saint Germain et le Quartier Latin. C’était un peu comme si j’avais un mari en voyage d’affaires. Sur le front, tout était calme et chacun prenait ses habitudes. Quand Antoine venait en permission, nous sortions sans arrêt… Nous étions encore des jeunes mariés, vous comprenez ? On dansait, on faisait la fête, on riait, on plaisantait même sur cette « drôle de guerre » qui ne voulait pas commencer. Et Antoine repartait, certain de revenir le mois suivant. Et puis, le 10 mai 40, les Allemands ont attaqué. Vous connaissez la suite…

Oui, la débâcle. On parlait de milliers de morts dans nos rangs et de prisonniers par dizaines de milliers. Rue de l’Université, tout le monde était fou d’inquiétude. Mon beau-père passait ses journées à téléphoner à ses relations militaires, il faisait le siège des ministères où il avait de la famille, mais personne ne savait rien. Les Allemands avançaient toujours. Il devenait de plus en plus certain qu’ils seraient bientôt à Paris. Le 11 juin en fin d’après-midi, mon beau-père a embarqué tout le monde, famille et domestiques, dans les trois voitures et nous sommes partis pour Vauvenargues. C’est la propriété des Colmont, près d’Aix en Provence. Arrivés à Villefranche sur Saône, on a appris que les Allemands venaient d’entrer dans Paris. A Lyon, sur le quai de Saône, la Rosengart a pris feu. Elle a brulé complètement. Il n’y avait plus assez de place pour tout le monde. Il allait falloir laisser une partie des gens sur place, mais mon beau-père n’a pas eu à choisir : André, le cuisinier, lui a demandé l’autorisation de rejoindre sa famille du côté de La Tour du Pin. Il disait que lui et sa femme Madeleine se débrouilleraient toujours pour arriver là-bas. Monsieur de Colmont donna bien sûr son accord et emmena tout le monde diner à l’Hôtel Royal qui était juste à côté. Le comte connaissait bien le directeur de l’hôtel et il réussit à nous trouver trois chambres. On y a dormi tant bien que mal. Le lendemain matin, le directeur du Royal qui avait un ami dans le gouvernement à Bordeaux nous apprit que Reynaud et Churchill avaient établi un projet de fusion des deux nations, française et anglaise. Cela permettrait de continuer la guerre en mettant toutes les forces françaises et anglaises sous un commandement unique. Le directeur était enthousiaste, et je dois dire que, moi aussi, je trouvais l’idée formidable. Mais le Comte de Colmont trouva cela ridicule et même choquant.
« Les Français ont plus en commun avec les Allemands qu’avec les Anglais, déclara-t-il. La seule chose qui nous uni à l’Angleterre, c’est notre ennemi commun, monsieur Hitler, et encore, c’est probablement provisoire. Fusionner la France et l’Angleterre, ce serait réduire notre pays à l’état de dominion dans l’empire britannique. Cette idée scandaleuse ne tiendra pas longtemps ». Il avait raison : elle tomba avec la démission de Paul Reynaud.

Vers midi, nous nous sommes serrés dans les deux voitures qui nous restaient pour repartir vers Vauvenargues. Deux jours plus tard, en fin d’après-midi, nous sommes arrivés au château. Le comte avait prévenu Mario, le gardien, dès le 11 juin par télégramme de notre arrivée prochaine. Il nous attendait au petit pont…
Mais je ne vous ennuie pas, au moins, avec tous ces détails ?

Vraiment ? Vous savez, c’est la première fois que je parle de cette période à quelqu’un. À présent, je suis entrée dans une autre vie, mais cela me fait plaisir de raconter tout cela. C’est drôle, mais ça me touche que quelqu’un s’y intéresse… Pourriez-me resservir un peu de champagne, je vous prie ?

Merci infiniment, Dashiell. Mario… Je connaissais Mario depuis toujours. Il travaillait déjà au château quand j’y venais petite fille jouer avec Antoine et Georges. Oui, oui, le Georges de la photo… Mario… c’était un hâbleur et un fainéant mais je l’aimais beaucoup. Il était marié à une brave femme, une Italienne qui ne sortait jamais de sa cuisine. J’ai appris plus tard que Mario était un sacré cavaleur… Tout le monde l’aimait, Mario. À nous, les enfants, il racontait des histoires de chasse sur la Montagne Sainte Victoire ou de pêche au large du Cap Canaille. Il avait une belle voix profonde et un merveilleux accent provençal. Il jurait qu’il était imbattable à la palangrotte, au fusil de chasse et à la pétanque. Il apprenait aux garçons à démonter et à remonter son vieux pistolet allemand de la Grande Guerre. Il leur faisait épauler son calibre 12. Une fois même, il les avait fait tirer, chacun deux ou trois cartouches dans la rivière du haut du petit pont. Le bruit était effrayant mais ça faisait de magnifiques gerbes d’eau. Je me souviens qu’à la première cartouche tirée par Antoine, sous l’effet du recul, les chiens du fusil lui avaient écrasé le nez. Il en avait saigné pendant tout le reste de l’après-midi, mais ça ne l’avait pas empêché de continuer à tirer. Heureusement que les parents n’étaient pas là !
À moi, Mario m’apprenait des chansons en provençal. Il me disait que j’étais une si jolie petite fille que jamais personne ne me ferait du mal et qu’il serait toujours là pour y veiller. Je l’aimais parce qu’il nous aimait… Le pauvre est mort bêtement, deux mois après la Libération. Un accident de chasse, m’a-t-on dit ; on a parlé aussi d’un mari jaloux, je ne sais pas…
Encore un peu de cette salade de penne al pesto ? Quelques artichauts alla giudia ? Vous allez voir, c’est très bon.
Bref, Mario nous attendait depuis trois ou quatre jours. Je nous vois encore arrivant à Vauvenargues. En entrant dans le village, nos chauffeurs s’étaient mis à faire sonner leurs klaxons en continu. La grille était ouverte et quand nous sommes arrivés au petit pont, Mario était là, tête nue, en chemise. Il était fou d’excitation, il pleurait de joie, il tournait autour des deux voitures qui roulaient encore, il nommait tous leurs occupants l’un après l’autre : « Monsieur le Comte, Madame, Albert, Célestine… ça fait si longtemps… Ah ! Mademoiselle Isabelle, pardon, Madame Isabelle… Ah ! Ça fait drôle quand même… mais il y a des jours et des jours que je vous attends… vous m’avez fait faire un de ces sangs !… Ah ! Non, c’est pas bien… Mais tout est prêt, vous allez voir, tout est prêt, les chambres, les lits, tout… Laissez, je vais porter tout ça… Donnez-moi seulement une heure, Gina va vous faire un de ces diners…Et Monsieur Antoine ? Il n’est pas là ? … »
Mon beau-père était fatigué et agacé. Il mît fin aux épanchements de Mario en quelques mots : « Cela va bien, Mario. Faites servir le diner dans une heure et demi sur la terrasse du bas, je vous prie. Ce sera tout. » Cela peut vous paraitre un peu dur à l’égard de ce brave homme qui était bouleversé par l’émotion. Ce n’est pas que le comte soit un méchant homme. Il est même généreux avec ses domestiques, il les traite avec respect, mais il ne supporte aucune familiarité, aucune démonstration de sentiments, que ce soit de l’affection, de l’émotion ou de la colère. Un jour, nous parlions de l’absence d’Antoine et je me suis disputée avec lui en lui reprochant cette froideur qui nous glaçait tous. Alors, il m’a dit presque humblement : « Ne m’en voulez pas, Isabelle. J’ai été élevé comme ça… Faire étalage de ses sentiments, c’est faire preuve de faiblesse et de mauvaise éducation. Cela ne les empêche pas d’exister. »
En 1940, le château n’était toujours pas équipé du téléphone. Chaque matin de bonne heure, le Comte descendait à Aix. Il se rendait au bureau de poste de la place de l’Hôtel de Ville et il passait une heure ou deux à tenter de joindre ses amis qui étaient restés à Paris ou qui étaient partis à Bordeaux avec le gouvernement. Un peu avant midi, il rentrait au château, imperturbable. Sur un ton réprobateur, mais sans colère, il commentait l’état de désordre dans lequel se trouvaient cette République et son armée, pas fichues de dire où pouvait se trouver son fils, le Caporal Antoine de Colmont.
Un jour, début juillet, le comte n’est revenu d’Aix qu’au milieu de l’après-midi. Il nous dit qu’il avait rencontré le Général de Chanzy et qu’il avait déjeuné aux Deux Garçons avec lui. Chanzy était en civil, mais bien entendu, mon beau-père ne lui avait pas demandé pourquoi. Le Général savait que toute la garnison de Longwy dans laquelle devait se trouver Antoine avait été faite prisonnière sans résistance ; il y avait toutes les chances pour qu’Antoine soit sain et sauf, interné dans un camp provisoire de prisonniers du côté de Nancy ou de Metz ; l’armistice avait été signé et les soldats français devraient être bientôt libérés. Il était évident que les Allemands n’allaient pas s’embarrasser de centaines de milliers d’hommes à garder et à nourrir. Selon lui, nous devions donc voir Antoine rentrer dans moins d’un mois. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça…
Servez-vous, Dashiell, je vous en prie. Est-ce que vous savez qu’en France, quand on remplit son verre à ras-bord avec la dernière goutte d’une bouteille de champagne, c’est qu’on va se marier dans l’année ? Vous n’êtes pas marié, j’espère ? Non ? Alors, tentez votre chance… C’est cela… Je vais chercher une autre bouteille. A moins que vous ne préfériez quelque chose de plus fort ? Non ? Vous avez raison, il est encore trop tôt. Alors, champagne ce sera !

Ah ? Je ne vous ai pas dit ? Eh bien, j’ai connu Antoine toute petite. Antoine et moi, nous étions cousins par les Sagan, cousins assez éloignés donc, mais cousins tout de même. Dans les années 90, mon grand-père, le Marquis de Prosny a décidé de se lancer dans l’industrie en ouvrant une huilerie-savonnerie près de Marseille. L’usine a pris de l’importance et sa présence sur place est devenue indispensable. Il a donc vendu son château de Neuville pour venir s’installer à Aix. Ce sont les Colmont qui lui ont permis de trouver et d’acheter l’Hôtel de Gensac, au centre d’Aix. Quand mon grand-père est mort, mon père est venu s’y installer pour prendre la direction de l’usine. Trois ans après, je suis née dans la nursery qu’on avait aménagée dans une antichambre. Six mois plus tard, Antoine est né à la Clinique Sainte Eutrope, à deux cents mètres de chez nous. Les liens de famille qui nous unissaient aux Colmont, leur voisinage, la coïncidence de nos deux naissances, tout cela a fait qu’Antoine et moi, nous avons été élevés comme des frère et sœur. Nous venions très souvent à Vauvenargues. Nos pères chassaient ensemble ou bien ils jouaient au billard en discutant politique tandis que nos mères prenaient le thé en parlant de la bonne société aixoise. Pendant ce temps, Antoine et moi, nous jouions aux indiens dans le parc ou à la poupée dans le grenier du château. Pour nous et pour le petit monde qui nous entourait, ce fut une période merveilleuse. Nous avions oublié la guerre de 1914 et la longue absence de nos pères. Ils en étaient revenus sains et saufs tous les deux. Ils étaient des dieux et nos mères étaient jeunes et belles. Le bonheur…

Antoine et moi, nous n’allions pas dans la même école. Les Colmont avaient inscrit Antoine dans une école privée pour garçons, le Cours Saint Eutrope, dans la banlieue d’Aix. Mes parents, plus progressistes, tenaient à ce que je fréquente l’école communale de notre quartier. C’est pour cela que je ne voyais pratiquement jamais Antoine pendant la semaine, d’autant plus que le jeudi était consacré aux leçons de musique et de dessin. Mais je passais presque tous les week-ends à Vauvenargues. On finit même par m’y installer une chambre. Finalement, j’ai davantage de souvenirs de Vauvenargues que de la rue Mazarine.
Au début de l’été 1925, Georges est arrivé. Antoine et moi, nous avions dix ans. Moi, je pensais que tous les garçons étaient comme Antoine, doux, réfléchis, attentifs. Mais Georges avait un an de plus. Il était plus grand, plus solide aussi, mais surtout il était plus brusque, plus aventureux, plus garçon. Avec lui, nos jeux d’indiens changèrent de genre : il y eu davantage de combats entre braves, de guerres entre tribus, de prisonnières, de supplices… Au début, j’ai été surprise et parfois, Georges me faisait un peu peur. Mais il ne faut pas croire qu’il prenait le dessus sur Antoine ou qu’il était devenu le chef de notre petite bande, non. Georges semblait respecter Antoine. Peut-être même qu’il l’admirait un peu. Antoine savait tellement de choses… Mais moi, pour Georges, je n’étais qu’une fille ; pas une quantité négligeable, non, mais secondaire, c’était certain. Je reprenais mon importance auprès d’Antoine à l’automne quand Georges et ses parents repartaient pour Paris.
En 1927, l’année de mes douze ans, les Colmont décidèrent de s’installer définitivement à Paris. Ils ne devaient plus revenir à Vauvenargues que pour les trois mois d’été. Fin septembre, notre première séparation fut un déchirement. Mais vous savez comment sont les enfants : au bout de quinze jours, je m’étais fait de nouveaux amis, surtout des filles, bien sûr, et je passai une très bonne année scolaire. L’été est revenu à Vauvenargues, avec Antoine d’abord et puis ensuite Georges. Je crois que c’est à ce moment qu’Antoine a commencé à être amoureux de moi. Mais je ne m’en suis pas aperçue, ou plutôt, je n’ai pas compris tout de suite : il était devenu silencieux, songeur. Avec moi, il était acerbe, presque méchant parfois, bizarre en tout cas. Il écrivait beaucoup dans un carnet. Il ne s’en cachait pas, au contraire, mais il n’en parlait jamais. Je crois qu’il aurait aimé que je lui demande de me le montrer, mais je n’osais pas. Georges et moi, nous avions parlé du carnet et nous avions décidé que c’était un journal intime. C’en était un, mais un jour, par-dessus l’épaule d’Antoine, j’avais pu voir qu’au milieu des journées qu’il racontait, il y avait aussi des poèmes. Vers la fin de l’été, quelque chose, je ne sais pas, une réflexion de Mario, une parole de ma mère, une blague de Georges m’avait fait comprendre qu’Antoine était amoureux de moi. Je me souviens que j’avais réfléchi à ça toute la journée et que, le soir, j’avais décidé d’être amoureuse à mon tour. À partir de ce moment, je changeai d’attitude vis à vis de lui. Ce furent alors les deux plus jolies semaines de ma vie. J’aimais Antoine, il m’aimait. Nous nous promenions toute la journée dans le parc, dans la Montagne Sainte Victoire, dans le village. Nous parlions sans cesse de petites et de grandes choses. Georges, agacé par ce qu’il appelait nos minauderies, ne venait presque plus au château.
Quand Antoine dut repartir pour Paris, nous nous jurâmes fidélité, promettant de nous garder l’un pour l’autre jusqu’à l’été prochain. L’été suivant fut tout aussi extraordinaire, d’autant plus que Georges ne vint que quelques jours. Ses parents l’avaient emmené pour un grand voyage en Amérique. Nous avions tous les deux quatorze ans, mais si Antoine restait encore presque un enfant, moi, je devenais une jeune fille. Nous marchions en nous tenant la main, parfois en chantant, nous nous moquions de tout le monde, Antoine me disait les poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire qu’il apprenait pour moi, nous allions nager dans le lac Zola, nous nous asseyions au coin d’une terrasse pour discuter du Grand Meaulnes ou des interdits de Colette. C’était merveilleux. Mais je me souviens que la nuit dans ma chambre, j’imaginais, et je crois bien même que je souhaitais qu’il vienne, qu’il me touche enfin, qu’il m’embrasse.
Je vous choque, n’est-ce pas ? Si, je vois bien que je vous choque. C’est vrai que vous, les américains de bonne famille, vous êtes plutôt prudes, enfin disons réservés… Ici à Paris, surtout depuis la Libération et surtout dans ce quartier, nous parlons librement de tout ça. Nous ne faisons pas qu’en parler, d’ailleurs… Et puis, les émois, les désirs d’une jeune fille, c’est plutôt touchant, non ? Avec Antoine, tout était si doux, si pur… j’aurais bien voulu qu’il… mais je n’osais rien, et lui, il me parlait du Lys dans la Vallée… enfin… un peu de champagne, s’il vous plait. Remuer tous ces souvenirs, cela me trouble beaucoup, vous savez. D’habitude, j’évite d’y penser, mais…

Non, non, je vous assure. Je suis émue, mais ça me fait un bien fou, vous ne pouvez pas savoir…
Le bel été a passé. Tout l’hiver et tout le printemps suivant, j’ai attendu juillet. J’imaginais les situations les plus rocambolesques qui m’amèneraient à céder à Antoine. Ma favorite était celle-ci : nous allions ramer sur le lac Zola, je tombais à l’eau et je faisais semblant de me noyer. Forcément, Antoine plongeait pour me secourir, il me ramenait au rivage, il me portait évanouie jusque sous un pin ; ma robe, car bien sûr, j’avais mis ma jolie robe d’été, celle en lin écru… en s’égouttant de l’eau du lac, elle se collait à ma peau ; Antoine, fou d’inquiétude, m’allongeait sur l’herbe ; et là, je revenais à moi, les yeux mi-clos, la bouche entr’ouverte, offerte…
Ça vous surprend, n’est-ce pas, qu’une petite jeune fille de bonne famille comme je l’étais puisse rêver de ces choses. Mais, mon cher, croyez bien que nous sommes toutes comme ça, bonnes familles ou pas, toutes, à un moment ou à un autre… toutes, nous voulons ce regard dans vos yeux, nous désirons vos mains, vos lèvres, sur nous. Mais vous… vous… trop timides, vous n’êtes pas prêts, ou pas encore, ou pas au bon moment. Vous, vous pensez à vos jeux idiots de garçons, vous reprenez vos vantardises de gamins balourds. Alors, nous, nous réprimons nos désirs, nous reprenons nos jeux idiots de filles, nos bavardages de chipies… nous passons le temps, en attendant que vous…
Ah ! Si seulement quelqu’un vous avait dit cela quand vous étiez adolescent ! C’est bien ce que vous pensez en ce moment, n’est-ce pas ?
Donc, j’attendais Antoine, j’espérais Antoine, j’étais prête pour Antoine. J’avais quinze ans. Dès qu’il est arrivé à Vauvenargues, j’ai mis ma nouvelle robe d’été et j’ai couru le retrouver. Il était tout excité et moi, j’ai pensé que c’était de me revoir. Il m’a dit : « Allons tout de suite au Paradis, j’ai quelque chose à te dire ». Le Paradis, c’était sa cabane, au fond du parc, haut perchée dans un arbre, presque invisible, inaccessible aux adultes, magnifique. Il l’avait construite pratiquement tout seul. Sur le plancher, il y avait des coussins, des vieux tapis et une grande malle en fer — je me demande encore comment il avait pu la monter là-haut. Elle contenait des trésors, des habits, des vieux jouets et des livres, des dizaines de livres. Il lui avait donné ce nom, le Paradis, et nous l’avions adopté. L’escalade était difficile. Ce jour-là, quand je suis arrivée en haut, j’étais tout essoufflée, j’avais déchiré ma robe, je tremblais d’émotion. Il m’a fait asseoir et, debout devant moi, au comble de l’énervement, il m’a dit qu’il avait passé l’année à lire, Balzac, Flaubert, Zola et qu’il savait maintenant qu’il voulait devenir écrivain. Depuis Pâques, il avait entrepris l’écriture d’un grand roman historique. Ça se passait à Rome, après la mort de Jules César. Il voulait mon avis sur les trois premiers chapitres qu’il venait de terminer. Il comptait passer l’été à écrire les suivants, avec mon aide si je le voulais bien !… Avec mon aide ! L’imbécile ! Je suis redescendue de la cabane sans lui avoir dit un mot et je suis partie à pied sur la route d’Aix, toute seule, vexée, frustrée, en larmes, pleine de projets de vengeance. Heureusement, le chauffeur des Colmont m’a aperçue et ramenée en ville. Quelques jours plus tard, Antoine s’est présenté chez moi. Georges était arrivé et ils me proposaient une grande balade dans la montagne Sainte-Victoire. J’ai fini par accepter et c’est comme ça que notre petit groupe s’est reformé.
Georges avait changé, il avait encore grandi, il était bronzé. Il parlait de ski, de tennis et de voile. Il racontait son voyage en Amérique. Il était toujours très gentil avec Antoine et moi, mais je sentais qu’il avait changé d’âge et qu’il nous considérait comme des enfants. Il y avait une sorte de gêne entre nous. Cet été là ne fut pas aussi beau que les autres. Et pourtant…
Un jour que nous étions au lac de Bimont, Antoine était parti nager au loin et Georges m’a proposé d’aller nous promener en l’attendant. Nous nous sommes enfoncés un peu dans les buissons de la rive et j’ai suivi Georges jusqu’à une petite clairière bordée de chênes verts. Nous nous sommes assis. Nous ne parlions pas. Je crois que je savais ce qui allait se passer. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je le voulais ou non, mais je n’ai rien fait pour m’y opposer. Je me suis allongée sur le ventre, la tête posée sur mes avant-bras, et j’ai fermé les yeux. Georges était appuyé sur un coude et dégrafait les boutons du dos de ma blouse. Je sentais qu’il tremblait aussi. Il m’a caressée un moment, les épaules, le dos, le creux des reins. Je ne bougeais pas. J’étais tendue comme une corde de violon. Il a passé sa main autour de ma hanche. Il m’a retournée doucement et je n’ai pas résisté. Je gardais les yeux fermés. Lentement il m’a enlevé mon corsage et puis il a repris ses caresses, le ventre, les seins, le cou, les lèvres, et puis il s’est penché sur moi et m’a embrassée très légèrement, très longuement. C’était très doux, comme je l’avais rêvé. Je me suis détendue dans un long soupir d’aise et je me suis laissée faire.
On dit qu’on n’oublie jamais sa première fois. Vous l’avez oubliée, vous ? Moi, non. Ça n’avait pas été le grand frisson comme une fille du lycée me l’avait raconté, mais c’était tendre et gentil, presque amical. Je n’avais pas vraiment voulu ce qui venait de se passer, mais je l’avais accepté. J’avais l’impression que le sentiment d’amitié que j’avais pour Georges avait disparu. Mais je ne lui en voulais pas, j’étais contente. Quand j’y pense aujourd’hui, c’est avec plaisir, avec nostalgie. Malgré les airs virils que prenait Georges, malgré mes désirs d’adolescente, nous n’étions encore que des enfants, et c’était très bien comme ça. Si un jour j’ai une fille, j’espère qu’elle découvrira l’amour charnel comme cela…
Et vous ? Ça s’est passé comment ?

Oh, pourquoi ? Cela vous gêne ? Je vous l’ai dit, moi aussi, j’écris et j’aimerais bien connaître quelques détails sur la première aventure d’un jeune américain, savoir ce qu’il a ressenti. Ça pourrait me servir. Non, vraiment ? Ce n’est pas chic ! Vous n’êtes pas très fair-play, vous savez ? Moi, je vous dis tout et vous, en retour … Bien. Peut-être plus tard dans la journée, ou alors un autre jour, qui sait ?

Dites, vous ne perdez pas le fil, vous au moins. Donc nous en étions au moment où Georges et moi, nous sortions du petit bois pour rejoindre Antoine. Quand nous sommes arrivés sur la berge, Antoine faisait semblant de dormir au soleil sur sa serviette de bain. Et d’un coup, il était debout, face à nous. Il nous lançait des regards fous, il trépignait, il nous criait des insultes et puis il s’éloignait, et puis il faisait volte-face pour revenir vers nous, des larmes plein les yeux et il nous insultait à nouveau. « Je vous ai vus, là-bas, dans le petit bois, tous les deux ! criait-il. C’était dégoutant ! Vous étiez dégoutants, tous les deux ! Sales, dégoutants ! De toute façon, Cambremer, j’ai toujours su que tu n’étais qu’un sale petit bourgeois ! Cambremer ! Petit bourgeois ! Au château, on vous appelle les Camemberts ! Tu ne savais pas, ça, hein ? Pauvre type, salaud ! Je ne veux plus vous voir, jamais ! Ni l’un, ni l’autre ! Fichez le camp, ne venez plus au château. C’est fini Vauvenargues, c’est fini ! Jamais… » et il est remonté sur le chemin. Je ne l’ai pas revu de tout l’été, ni de toute l’année, ni de l’été suivant. Après, je suis partie avec mes parents vivre pendant quatre ans à Beyrouth. J’ai passé la fin de cet été à Aix et, Georges et moi, nous avons encore fait l’amour, trois ou quatre fois, dans un grand appartement vide dont il avait la clé je ne sais comment. Et puis, il est parti en Italie avec ses parents. Ça ne m’a pas fait grand-chose. Je n’ai revu Georges que des années plus tard… quand j’ai retrouvé Antoine.

….

Pourquoi le Liban ? J’ai oublié de vous dire. L’usine de mon père ne marchait plus du tout. La savonnerie a été mise en faillite et nous avons dû tout vendre, y compris la rue Mazarine. Un oncle de mon père était au quai d’Orsay. Il lui a trouvé un poste de secrétaire d’ambassade à Beyrouth.
La vie était douce, au Liban. Nous habitions la Résidence des Pins, j’allais au Collège Protestant Français. Je partageais mon temps entre le collège, la plage, le tennis, les réceptions, les balades en montagne, Baalbek, Damas, Alep, le Krak des Chevaliers… La vie était facile. Beaucoup de jeunes libanais me faisaient la cour, tous des chrétiens de bonnes familles. Il y avait aussi un jeune attaché d’ambassade qui était tombé amoureux de moi. Il était marié, mais sa femme était rentrée à Bordeaux pour y finir une grossesse difficile. Elle avait fini par accoucher, mais elle ne se décidait pas à revenir à Beyrouth. Tout le monde, y compris mes parents, ignorait l’aventure que j’avais eue avec Georges et je jouais les jeunes vierges sportives, sans gêne, copines avec les garçons. Ça m’amusait de les séduire comme ça, l’air de rien, au tennis ou à la plage. Je les frôlais par inadvertance, je les défiais à la course ; parfois, comme subjuguée, je les écoutais me raconter leurs lectures, ou l’histoire de leur famille, ou comment ils concevaient l’avenir, toutes ces choses qu’ils ne disaient jamais à leurs amis, mais dont ils sont persuadés que les filles raffolent. J’avais des silences qui en disaient long, et puis d’un coup, j’éclatais de rire, je leur ébouriffais les cheveux et je partais en courant. Ça les rendait fous.
Je me plaisais bien au Liban, mais quand mon père nous apprit que nous rentrions en France, je n’éprouvai pas le moindre regret. J’avais passé à Beyrouth quatre années très agréables, j’avais obtenu mon baccalauréat, je pouvais dire quelques phrases en arabe et je parlais bien l’anglais. J’avais aussi fait beaucoup de progrès au tennis et je savais à présent comment me comporter avec la plupart des hommes. Mais si j’avais accordé quelques privautés à certains de mes amis libanais, et même un peu plus au jeune attaché, Georges n’avait pas eu de successeur. Pas vraiment…
Encore un peu de champagne, s’il vous plait…
Dites-moi, Dashiel, vous avez la trentaine, vous aussi ? Vous m’avez bien dit que vous n’étiez pas marié, n’est-ce pas ?

Divorcé ? Déjà ? C’est donc vrai que c’est si fréquent, les divorces, en Amérique ? Que s’est-il passé ? Ça ne marchait pas, je veux dire sexuellement ?

Ne faites pas l’enfant, Dashiel. Ce sont des choses dont on peut parler, vous savez. Vous êtes à Paris, mon vieux ! Dans deux ans, on en sera à la moitié de ce siècle ! Vous vous rendez compte ? Vous êtes jeune, vous êtes plutôt joli garçon et vous avez gagné la guerre ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Parlez un peu, mon vieux, racontez-vous ! Laissez-vous aller, nom de Dieu ! D’ailleurs, si vous ne me parlez pas de vous dès maintenant, je ne vous dirai plus rien. Vous ne saurez pas comment j’ai retrouvé Antoine, ni combien d’hommes j’ai eu, ni qui, ni comment. Non ? J’ai peut-être bu un tout petit peu trop de champagne, mais vous, alors, vous, vous êtes complètement coincé, mon pauvre petit.
Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous demander… Qu’est-ce que vous faites, Dashiel ? Qu’est-ce qu’il vous prend ? En plein milieu de l’après-midi ! Vous êtes fou, Dash, j’attends quelqu’un…

Vous vous en foutez ? Eh bien ! Vous cachez bien votre jeu, vous… Attendez, attendez… Laissez-moi au moins le temps de …

***

 

Dash !… Dash… ! Réveillez-vous, monsieur le journaliste. Il est presque 8 heures du soir. C’est l’heure de nous habiller et d’aller marcher un peu. Je propose que nous allions prendre un verre au Flore. On y trouvera surement des amis à moi. Après, nous irons diner chez Lipp ou à la Chèvre d’Or. Vous aimez le jazz ? Suis-je bête, bien sûr, vous aimez le jazz ! Nous pourrions aller au Tabou ou à la Rose Rouge… Nous sommes à l’aube d’une grande soirée, mon cher. Vous allez découvrir le Paris que vous avez libéré. Allez, debout !

Pas question ! Et puis d’abord, je ne vous ai pas autorisé à me tutoyer.

Ça se fait peut-être en France, mais pas avec moi. C’est une question de principe. Allez, debout ! Je vous ai fait couler un bain. Moi, je suis déjà prête. Vous savez, ici, pour une femme, c’est pantalon noir, pull noir et un collier ou un bracelet, un point, c’est tout. Alors, c’est vite fait. Pendant que vous prenez votre bain, je vous raconterai mon retour à Paris après le Liban. A propos de raconter, pour quelqu’un de pas bavard, vous m’en avez dit des choses sur votre vie, tout à l’heure. Vous êtes plus compliqué que vous n’en avez l’air, vous savez ? Vous vous rappelez un peu ce que vous m’avez dit ? Oui ? J’aime mieux ça, sinon j’aurais eu l’impression d’avoir abusé d’un homme saoul. Parce que vous étiez un peu ivre, mon cher !… Très touchante, votre cicatrice dans le dos… Et ce petit tatouage sur l’épaule… adorable ! Vous savez que vous avez une peau de bébé ?
Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes déçu ? Pourquoi ? C’était bien, non ? Ça ne vous a pas plus ? Si ? Alors quoi ?

Ah ! Oui, bien sûr ! Vous trouvez que je prends ça un peu légèrement. Vous aimeriez que je sois plus romantique. C’est cela, n’est-ce pas ? Je vous avais prévenu : nous ne sommes pas à Boston, Massachussetts, ici. Ici, c’est Paris, c’est Saint Germain des Prés. Les Allemands sont repartis chez eux ! Nous les avons eus quatre années sur le dos, quatre années d’occupation, de privations, de vexations, de frustration. Maintenant, c’est fini, alors, permettez qu’on explose un peu. Ici, on parle de tout, on discute de tout, on goute à tout, on remet tout en question, on fait l’amour avec qui l’on a envie de le faire. Alors, qu’est-ce que vous voulez maintenant ? Que nous nous jurions fidélité en faisant des projets d’avenir, tout ça parce que nous avons fait l’amour l’après-midi ? Comprenez-moi, Dash, tout à l’heure, c’était joyeux, c’était agréable, c’était doux, entre amis… Nous le ferons peut-être encore, entre amis… peut-être cette nuit, peut-être un autre jour, peut-être plus jamais. Ne faites pas cette tête ! Quoi ? Vous êtes amoureux ? Allons-donc ! Vous en êtes encore à croire qu’on couche parce qu’on est amoureux ou qu’on est amoureux parce qu’on a couché. Vous croyez être amoureux ? Vous êtes juste romantique, mon ami, c’est tout. Mais je vous comprends, vous savez : Paris, la belle saison, un petit appartement sous les toits, Saint Germain des Prés, une femme, encore belle, française et, qui plus est, aristocrate… une sacrée aubaine pour un ancien G.I. américain, non ?
Pardonnez-moi, je suis méchante, je ne voulais pas dire ça.
Écoutez-moi : si vous acceptez de bien prendre les choses, je veux dire avec un peu plus de légèreté, je vous promets quelques heures ou peut-être même quelques jours à Paris dont vous vous souviendrez. Parce que c’est ici que tout se passe en ce moment : la littérature, la philosophie, la peinture, le cinéma, même le jazz, tout, vous verrez. Vous êtes un artiste, vous aussi, Dashiel Alors, ne ratez pas ça. Le nouveau monde, c’est ici.
Allez, ne me faites pas ces yeux de labrador. Sortez de cette baignoire et venez ! Nous allons essayer de vous faire vivre un peu.

***

 

Oui, c’est joli ici. J’aime bien y venir pour le petit-déjeuner. C’est calme… Vous avez vu les deux petites statues chinoises qui trônent là-haut ? Ce sont des magots. C’est à cause d’eux que le café s’appelle comme ça. Aujourd’hui, c’est peut-être le café le plus connu au monde. S’il n’était pas si tôt, nous pourrions rencontrer Sartre, ou André Breton, ou même Picasso. Et Hemingway aussi, bien sûr. Hemingway, je l’ai vu ici le mois dernier. Je lui ai remis une de mes nouvelles pour avoir son avis. Trois petites pages… Il m’a dit que le sujet était intéressant mais qu’il fallait que je simplifie mon style. Vous vous rendez compte ? Hemingway ! Alors depuis, j’essaie… mais écrire simple, écrire bref, c’est ce qu’il y a de plus difficile, surtout pour nous, les français ! Vous comprenez… Madame de Lafayette, Balzac, Flaubert, Proust… quand on a été élevé avec ça… Enfin…
Bon, je vous avais promis la suite de mes aventures…
Donc, nous sommes rentrés de Beyrouth à la fin de 1935. J’avais 21 ans. Mon père était nommé au Quai d’Orsay. Il a obtenu un logement de fonction près du Trocadéro. J’ai tout de suite détesté le quartier. Il faut dire qu’à côté de la Résidence des Pins et des plages privées de Beyrouth, l’Avenue Paul Doumer, la piscine Molitor, ça manquait un peu de vie et de soleil. Depuis le Liban, je m’étais inscrite à la Sorbonne et j’avais dit à mes parents que je préparerais la Rue d’Ulm, mais tout ça restait très vague. Disons que mes études au Liban ne m’avaient pas vraiment mise en condition pour entrer à Normale Sup ! Et puis aussi, j’avais découvert la Rive Gauche, Saint-Germain et le Quartier Latin. Je passais le plus clair de mon temps avec Charles au cinéma, dans les musées, à discuter dans les cafés ou à me promener au Luxembourg ou sur les quais. Charles, c’était mon amant, à l’époque. C’est drôle ce mot d’amant pour Charles, ça ne lui allait pas du tout. Charles, c’était un gentil garçon, content de vivre, heureux d’être à Paris, de mener cette vie d’étudiant et de m’avoir comme petite amie. Il était étudiant en médecine et il habitait une chambre de bonne rue Toullier, près du Panthéon. Il avait toute une bande de copains et il était ravi de me montrer à tout le monde. Passer le temps avec lui était un vrai plaisir. L’après-midi, il séchait souvent les cours et nous restions tous les deux dans sa chambre. Vers cinq heures, nous nous rhabillions et nous allions prendre un verre au Maheux ou à Saint-Germain. Ensuite, je rentrais Avenue Paul Doumer pour diner avec mes parents et je leur racontais des histoires de cours interminables ou de prof passionnants. Ils étaient contents.
Et puis un jour, j’ai rencontré Antoine. C’était une de ces après-midis que Charles et moi avions passée au lit rue Toullier et nous descendions la rue Soufflot vers le Luxembourg. Tout à coup, j’ai entendu qu’on m’appelait : « Isabelle ! Isabelle ! » C’était Antoine. Il était assis à la terrasse du Capoulade avec une fille. Il l’a plantée là pour se précipiter à ma suite sur le trottoir. Il m’a attrapée par les épaules et il m’a embrassée, comme autrefois, comme un frère. Élégamment, le gentil Charles s’était éloigné de deux pas et nous regardait. Antoine me prenait les mains, s’écartait un peu pour me regarder, il me faisait tourner sur moi-même, m’embrassait à nouveau. « Comme tu es belle ! Mais tu es splendide, Isabelle ! » et se tournant vers Charles : « Veuillez m’excuser, Monsieur, Isabelle et moi sommes des amis d’enfance. Ne craignez rien, je vous la rends dans un instant… Isabelle ! Cela doit bien faire cinq ans… Cinq ans ! Mais où étais-tu passée ? Ah oui, c’est vrai, le Liban ! Mon Dieu, le Liban ! Quelle idée ! Et maintenant ? Tu es à Paris ? Et qu’est-ce que tu fais, à Paris ? Tu es mariée ? Avec ce Monsieur que voilà peut-être ? Non ? Allons tant mieux ! Je veux dire… Ah ! Je ne sais plus ce que je dis… »
Antoine était au comble de l’émotion. Il parlait, parlait sans que rien puisse l’arrêter. Après un moment, son amie de la terrasse est venue nous rejoindre. Elle n’avait pas l’air content. « Antoine, mon chou ! Enfin ! D’abord, qui c’est celle-là ? Tu pourrais me présenter au moins ! » Je ne sais plus ce qu’il lui a répondu, mais c’était plutôt sec et la fille est retournée s’asseoir, vexée. Je lui ai demandé : « Tu n’es plus fâché ? » Il m’a dit que ce serait bien stupide de sa part d’être encore fâché après cinq années, qu’à l’époque nous étions des enfants et que, d’ailleurs, il avait retrouvé Georges, il le fréquentait très régulièrement. Il m’a même demandé si cela me ferait plaisir de le revoir. « Ça m’est complètement indifférent », lui ai-je répondu. Il a eu l’air surpris et puis il m’a dit tout bas : « Bon, pardonne-moi, mais je dois te laisser. Il faut que j’aille calmer l’autre, là, à la terrasse » « Qui est-ce ? ai-je demandé ». Il m’a répondu : « Personne… Claudine, une fille… Bon, il faut absolument qu’on se revoit, n’est-ce pas ? Je t’écris, je t’appelle… allez au revoir, Isabelle, à très bientôt ». Et il m’a laissée là sur le trottoir, en oubliant de me demander mon adresse. J’ai rejoint Charles et nous sommes descendus à Saint-Germain prendre un verre. Trois jours plus tard, il m’appelait chez mes parents pour m’inviter à déjeuner pour le lendemain. Il avait remué ciel et terre pour arriver à me trouver mon adresse. Il connaissait un petit bistrot tout à fait charmant près des quais. Il allait faire beau et nous pourrions surement déjeuner dehors sous les platanes.
Effectivement, nous avons déjeuné sous les platanes de la petite place. Le temps était doux, la cuisine était basque, l’endroit calme et la clientèle peu nombreuse. De notre table, on pouvait apercevoir la flèche de Notre-Dame à travers les branches des arbres du Quai de Montebello. Au début du repas, nous n’étions que deux amis d’enfance qui se retrouvent après une longue séparation. Nous nous rappelions Vauvenargues, le château, la cabane dans l’arbre, les escapades à Sainte Victoire, Mario, nos parents… mais nous ne parlions ni de Georges ni de la journée au lac de Bimont. Je lui racontais le Liban, il me parlait de ses études. On riait, on était bien. Et puis, Antoine s’est interrompu brusquement dans une histoire de chahut à la Fac. Il est resté comme ça, couteau et fourchette en l’air, suspendus au-dessus de la table. Son regard était fixé sur son assiette. J’ai cru un instant qu’il y avait quelque chose de bizarre dans son poisson. Et puis il a posé ses couverts, il m’a regardée, il a avancé sa main en travers de la table, il a saisi la mienne et il a commencé à parler.

« Isabelle, m’a -t-il dit, je ne peux pas continuer plus longtemps cette conversation stupide. Je suis là, devant toi que je n’ai pas vue depuis des années, je te retrouve par hasard, et je te parle de la Fac de lettres, et tu me parles de tes parties de tennis au Club Sportif Français de Beyrouth, et je plaisante comme un crétin sur tes flirts libanais, et tu me taquines sur le genre de mes petites amies… »

J’avais le souffle coupé. Je ne savais pas encore ce qu’il allait me dire, mais je crois que mon corps avait déjà deviné. J’étais glacée et je commençais à trembler. Antoine continuait :

« C’est trop dur, Isabelle. C’est trop dur de faire semblant d’être ton ami, comme autrefois, comme avant Georges. Depuis cinq ans, je pense à toi, je t’imagine à tous les instants de la journée et de la nuit, je répète dans ma tête tes gestes favoris, ta façon d’incliner la tête, de poser ta main droite sur ton épaule gauche quand tu attends, tes regards joyeux ou furieux, ta façon déliée de prononcer mon nom, Antouane… »

Il s’est tu un instant. A présent, j’avais compris. Ma main était toujours prisonnière. Le sang me battait aux oreilles, je devais être toute rouge, affreuse. Il attendait sans doute que je dise quelque chose, mais j’en étais incapable.

« Tu sais, Isabelle, Georges… au lac… j’ai fini par comprendre. J’ai compris que je n’avais rien compris, qu’à ce moment-là tu m’aimais un peu, mais que moi, l’idiot du village, je ne pensais qu’à devenir Flaubert tandis que Georges, lui, il était là, vivant.

— Antoine… »

J’essayais de l’interrompre, mais il continuait.

« Je vous en ai voulu, tu sais, à toi et à Georges. Surtout à toi. Je vous en ai voulu pendant des mois, et puis un jour, je lisais je ne sais plus quel livre, peu importe, et je me suis mis un instant à penser comme le personnage du roman. Et j’ai compris. Mais c’était trop tard, bien sûr.

—Antoine…

— Et puis surtout l’amour propre, la honte d’avoir été aussi ridicule devant ceux qui m’étaient les plus chers m’ont empêché de venir te parler. Quel imbécile ! Et voilà ! Cinq ans ! Cinq ans de perdus. Mais c’est fini, et même si c’est aujourd’hui la dernière fois que nous devons nous voir, il faut que je te le dise : je t’aime. »

Je restais muette.

« Isabelle ? … Isabelle ? »

Je n’ai rien dit. J’ai retiré ma main de la sienne puis je l’ai avancée de nouveau pour entrecroiser mes doigts avec les siens…

Pardonnez-moi, Dash. Je sais que c’est un peu ridicule, cette scène. Antoine était souvent grandiloquent, théâtral, mais c’était un si joli moment… C’est difficile d’en parler en pensant qu’il est sous la terre, tout près d’ici, dans cet horrible cimetière de Montparnasse… tandis que nous sommes là, à nous demander où nous allons déjeuner….

Vous êtes gentil, Dashiel. Merci… Si nous allions marcher un peu, maintenant ? J’aimerais vous montrer la place Fürstenberg, la passerelle des Arts, la place Dauphine. Vous verrez, c’est charmant. On y va ?

***

Voilà. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés, Antoine et moi. 1937. Nous avions 23 ans. Le lendemain, rue Toullier, j’ai expliqué à Charles que je le quittais, gentiment, en amie. Nous avions passé du temps ensemble, toujours agréable, et même souvent joyeux, mais c’était fini. Je passais à autre chose et nous ne nous verrions plus. Il n’a pas mis longtemps à deviner : « C’est le type de l’autre jour, au Capoulade ? » Je ne lui ai pas répondu. Nous avons fait l’amour une dernière fois. Charles était sans rancune. D’ailleurs, il était incapable du moindre mauvais sentiment. Je l’ai revu, deux ou trois fois depuis la Libération. Il est médecin à Versailles. Je suis rentrée chez mes parents. Comme d’habitude, et je leur ai parlé de cours passionnants et de profs incompréhensibles. Antoine a rompu avec Claudine. Pour ça, il l’a invitée à prendre le petit déjeuner au Ritz. Il m‘a dit que ça s’était plutôt bien passé. Trois jours plus tard, j’ai annoncé à mes parents que j’avais retrouvé Antoine de Colmont, que nous étions amants, et que je partais dès le lendemain m’installer chez lui, rue de Vaugirard. Cette scène aussi, on peut dire qu’elle s’était plutôt bien passée.
Nous avons vécu comme ça, étudiants, à Paris, deux merveilleuses années jusqu’au fameux jour de la canne jetée du haut du Pont Royal.


Si vous voulez… Donc, nous étions tous là au château, à attendre le retour d’Antoine de captivité. Mais Antoine ne revenait pas. Les semaines passaient et nous n’avions aucune nouvelle. Les vagues informations que le Comte de Colmont arrivait à obtenir se contredisaient sans arrêt. Un jour, Antoine avait été emmené en Allemagne, un autre jour, il avait été libéré et était en chemin pour Paris. Un autre jour encore, il s’était évadé et tentait de rejoindre l’Angleterre… ou l’Espagne. La seule certitude que nous avions, c’est un camarade d’Antoine qui nous l’avait apportée, Paul Hellbrun. Hellbrun avait été fait prisonnier à Longwy et interné à la caserne Niel de Verdun en même temps que lui. Mais lui avait été libéré le 3 aout comme Alsacien. À ce moment, Antoine était en bonne santé.
Par des amis qu’il avait au gouvernement de Vichy, le Comte obtenait de temps en temps des informations sur les négociations du gouvernement de Pétain avec les Allemands pour obtenir la libération des soldats français. Mais on a fini par comprendre qu’elles ne mèneraient à rien et que jamais les Allemands ne libèreraient les français avant la fin de la guerre.
La vie au château s’est organisée. Le comte reprenait en main la gestion des terres et des bois, ma belle-mère cherchait des œuvres où elle pourrait être utile, et moi, j’essayais de ne pas perdre espoir.
L’existence sans Antoine s’est installée, comme une habitude. Les mois ont passé. Et puis, plus de deux ans après notre arrivée à Vauvenargues, le 27 juillet à trois heures du matin, il y a eu du bruit dans le château. Je me suis levée et du haut du grand escalier, j’ai vu Antoine. Il était debout au milieu du hall illuminé. Mario était à côté de lui, une lanterne éteinte à la main et un énorme sourire aux lèvres. Antoine était habillé en prêtre. Le bas de sa soutane était en lambeaux, elle était boueuse et ses chaussures déformées n’avaient rien d’ecclésiastique. Il était maigre, décharné, brulé par le soleil, poussiéreux, épuisé, mais il était là. La Comtesse est sortie de sa chambre à son tour, et puis le Comte et nous étions là, tous les trois agrippés à la balustrade, à regarder Antoine qui s’efforçait de sourire. C’était un dimanche.

Oui, il s’était évadé. Il nous l’a raconté plus tard par petits morceaux. La caserne Niel à Verdun, un premier camp à Hammelburg en Bavière, puis un deuxième à Nuremberg ; une première tentative d’évasion, manquée ; un mois de cachot et puis, un an plus tard, une deuxième, réussie, celle-là ; la traversée du sud de l’Allemagne, la plupart du temps à pied ; trois jours sur les boggies d’un wagon de chemin de fer entre Stuttgart et Chalons ; et puis la soutane, donnée par le curé de Tavaux, le passage de la ligne de démarcation, quelques jours de repos dans une ferme du Haut-Jura, et puis la milice qui le pourchasse et puis Grenoble, la Route Napoléon, Manosque, et enfin Vauvenargues.

Non, je n’en sais pas beaucoup plus. Antoine était un Colmont, vous savez, et il ne donnait jamais beaucoup de détails. Il n’était pas non plus du genre à s’étendre sur les risques qu’il avait courus. Pourtant, quand je lis aujourd’hui les récits de ceux qui ont fait comme lui, qu’ils aient été repris ou non, je peux imaginer les dangers de ses cent jours de cavale. Quatre cents kilomètres à travers l’Allemagne nazie : chaque carrefour, chaque gare, chaque village, ou même chaque villageois pouvait le jeter dans les mains de la Gestapo, sans parler des contrôles au passage de la frontière. Et puis la France occupée, avec en plus de la Gestapo la police de Vichy, la Milice et sans cesse la crainte d’être découvert. Et puis le passage de la ligne de démarcation et, en dernier, ce qu’on appelait la Zone Libre, avec le risque constant d’une dénonciation ou simplement du zèle d’un fonctionnaire borné.
Quand il me parlait de son évasion, Antoine disait simplement qu’il avait eu de la chance. Bien sûr, il avait eu froid, très froid même, surtout pendant l’épisode du train vers Paris et puis dans la montagne du Haut-Jura, juste avant de tomber sur le vieux fermier qui l’avait accueilli quelques jours. Il avait eu faim aussi et, là aussi, le plus dur, ç’avait été pendant le voyage sous le wagon. Quand il descendait de sa cachette, deux planches entre les boggies, pour se dégourdir les jambes, ce ne pouvait être que la nuit, quand le convoi s’arrêtait dans une gare ou en pleine nature. Mais il lui était impossible de s’éloigner du train qui pouvait repartir à n’importe quel moment. Sa plus grande peur, il l’avait eue dans la gare de Châlons-sur-Marne, quand la Gestapo avait entrepris de fouiller les wagons. En entendant les soldats approcher, il s’était laissé tomber des boggies et s’était glissé dans une ancienne fosse de visite remplie d’huile et d’eau boueuse. Il y était resté plusieurs heures, jusqu’à ce que la nuit lui permette de sortir de la gare et de traverser la ville sans être vu. « Tu vois, Isabelle, j’ai eu continuellement de la chance. Les soldats ont trouvé les planches, mais pas moi. Après, ça a presque été facile. »

Oui, c’est à peu près tout ce qu’il m’a dit de son évasion.

Non, sur ses camps, je n’en sais pas beaucoup plus. Quand je l’interrogeais, il me répondait en plaisantant : « Tu sais, Isabelle, c’était très monotone. On s’ennuyait énormément. Pourquoi voudrais-tu que je te raconte ça ?» Ça, c’est quand il allait bien. Mais parfois, son moral retombait. Alors, il racontait un peu. Il disait que cela avait été dur, surtout à cause de la faim. Manger et ne pas tomber malade, c’était l’obsession de tout le monde. Ce qu’il supportait difficilement aussi, c’était la rancœur, le défaitisme presque général qui régnait chez les prisonniers. Quand ils ne parlaient pas des gamelles infectes qu’on leur donnait ou des repas somptueux qu’ils s’offriraient dès leur libération, ce qui occupait toutes leurs conversations, c’était leurs officiers — tous des incapables ! — les hommes politiques — tous des pourris ! — et la façon dont ils leurs régleraient leur compte à leur retour. Ils ne pouvaient expliquer autrement que par leur trahison la défaite en quelques semaines de l’armée réputée la plus puissante d’Europe.
A part l’insuffisance des repas, les soldats prisonniers n’étaient pas maltraités mais leur moral était très bas et l’humeur générale était à la résignation. La plupart restait dans l’attente d’une éventuelle libération par les Allemands. C’était une sorte de mythe, une croyance que rien ne venait jamais justifier. Mais tel jour, le bruit courait que les agriculteurs allaient être libérés. Le lendemain, ce devait être les postiers, ou les médecins. Un autre jour, c’était les cheminots ou les pères de famille. Jamais aucune libération ne venait confirmer ces rumeurs, et pourtant les prisonniers continuaient à y croire à chaque fois. C’est pour cela que les tentatives d’évasion étaient si rares. Et pour une autre raison aussi : les évadés étaient pratiquement tous repris. Pour ceux-là, c’était le cachot, sans lumière, sans sortie, sans toilette, presque sans nourriture. Antoine avait vécu ça pendant tout un mois après sa première évasion. C’est la seule période de sa captivité sur laquelle il s’étendait parfois. En fait, il s’était évadé sans vraiment l’avoir voulu, presque par hasard. Un soir, on le ramenait avec son kommando du chantier où il avait travaillé toute la journée. Le camion qui les transportait était sorti de la route pour verser dans un fossé. Il y avait quelques blessés, mais Antoine se retrouvait indemne, étendu dans les fougères de l’autre côté du fossé. Il faisait nuit noire. Les soldats qui gardaient le kommando étaient pour la plupart étourdis ou bloqués dans la cabine du camion. « C’est presque sans réfléchir, m’a dit Antoine, que j’ai profité du désordre pour m’enfoncer dans la forêt. » Deux autres prisonniers l’avaient accompagné. Plus tard, il s’était étonné que si peu aient saisi cette occasion pour s’enfuir. Mais, sans préparation, sans vêtements civils, sans argent, il n’avait tenu que trois jours. Repris, il n’avait pas parcouru dix kilomètres.
Le cachot lui avait donné l’occasion de réfléchir sur beaucoup de choses, le sens de sa vie, la vanité des études, l’absurdité des projets pour en arriver là, quatre mètres carrés d’obscurité… notre couple, à peine formé, déjà séparé… ce qui avait amené cette guerre insensée, perdue presque sans combattre, et l’avenir, le sien et celui des centaines de milliers de jeunes hommes comme lui, affamés, perdus, sans autre futur que celui que les Allemands voudraient bien leur donner… les mauvaises pensées, le cachot, le manque de nourriture, le froid, l’absence de nouvelles… il était découragé, sans volonté. Selon son propre aveu, il sombrait dans le désespoir. Un jour, on a amené un autre évadé dans la cellule voisine. Ils n’avaient pas le droit de se parler, bien sûr, mais ils y arrivaient quand même, la nuit, quand les gardes se rassemblaient autour du poêle pour jouer aux cartes. L’homme s’appelait Gilbert Guersant. Il était au cachot pour évasion lui aussi. Trois fois évadé, trois fois repris, condamné à six mois de cachot. Il toussait beaucoup. Il disait qu’il était malade, qu’il ne survivrait surement pas aux six mois de cachot auxquels on l’avait condamné. Guersant était communiste. Il avait vite compris qui était Antoine et il ne cherchait pas à le convaincre à ses idées. Mais comme à un enfant, avec patience, il lui expliquait le communisme. C’était devenu un ami pour Antoine. Il en parlait avec chaleur, avec émotion. Avec ses idées simples, ses certitudes bien ancrées et son incroyable bonne humeur Guersant lui avait remonté le moral. Antoine m’a dit : « C’est drôle, en deux ou trois semaines, Guersant m’est devenu plus cher que beaucoup de mes amis. C’est lui qui m’a redonné l’énergie qui m’a permis de tenir encore un an. Il doit être mort aujourd’hui… je n’ai jamais vu son visage. »

Sa deuxième évasion ? C’est pendant une corvée dans la ville de Nuremberg, je crois, mais il ne m’en a jamais vraiment raconté les détails. Avec un kommando d’une vingtaine de prisonniers, il travaillait depuis des mois dans la propriété d’un industriel de la ville. Ça lui avait permis de repérer les lieux. Il avait pu aussi y voler du papier et de l’encre pour se faire fabriquer au camp une fausse pièce d’identité et un ausweiss. J’ai compris qu’au moment de l’appel pour rentrer au camp, il avait pu sauter le mur et plonger dans la rivière qui le longeait. Les soldats avaient vite abandonné les recherches, sans doute persuadés qu’il s’était noyé dans l’eau glacée. Il avait dérivé jusqu’à la nuit et puis, dans un abri de jardin, il avait trouvé des vêtements civils qui lui avaient permis de sortir des faubourgs sans être repéré. Mais ses faux papiers étaient devenus inutilisables à cause de leur séjour dans l’eau. C’est beaucoup plus tard, du côté de Stuttgart, qu’il avait pu s’accrocher sous ce train en direction de Paris.

Je ne crois pas qu’il ait écrit de journal pendant sa captivité. Je sais, il parait que beaucoup le faisaient, mais lui, non. « Qu’est-ce que j’aurais pu raconter ? disait-il. Je n’ai rien fait d’héroïque. Et puis quel intérêt y aurait-il eu à écrire mes petites faiblesses et mes coups de cafard ? Quand elles arrivent, ce sont des choses qu’on garde pour soi. » Non, je vous l’ai dit : ce n’était pas son genre. Et s’il avait écrit un journal, je suis certaine que je le saurais…
Dites-moi, Dashiel, vous n’avez pas faim ? Allons déjeuner, voulez-vous ?

***

Antoine avait perdu vingt kilos. Les camps, le cachot, la fuite, le froid, l’insuffisance de nourriture, tout cela l’avait physiquement démoli. Une méchante fièvre le prenait tous les soirs. La Comtesse et moi, nous l’avons mis au repos forcé pendant tout un mois. Nourriture abondante et saine, siestes à l’ombre des terrasses, longues promenades sous les pins… Antoine reprenait des forces. Pourtant, il demeurait incapable de me faire l’amour. D’ailleurs, au bout de quelques jours, il me demanda de faire chambre à part.
Au bout d’un mois, Antoine allait un peu mieux et le Comte voulait réorganiser la vie à Vauvenargues autour de lui en l’impliquant chaque jour un peu plus, d’abord dans la gestion des vignes, puis bientôt dans la Résistance…

Ah oui ! C’est vrai, je ne vous en ai pas encore parlé. Eh bien, voilà. Un peu plus d’un an après notre retour à Vauvenargues, vers la fin du mois de novembre 41, un soir, le Comte nous a réuni dans la grande salle à manger. Il y avait mon cousin Jean de Prosny qui était monté d’Aix, mon beau-père le Comte, son épouse, Auguste Bonardi, l’un de nos fermiers, et son fils Pascal, le docteur Bonenfant, le médecin de Vauvenargues, deux employés du barrage Zola et quelques autres personnes dont j’ai oublié les noms. Mario était là aussi, et moi, bien sûr. Nous devions être une douzaine. Le Comte nous a demandé à tous de nous asseoir autour de la table, ce qui était tout à fait exceptionnel. Il a dit qu’un mouvement de Résistance avait pris contact avec lui. Le réseau s’appelait Combat, il était apolitique et rassemblait des gens de tous les horizons. Pour Combat, il n’était pas question pour le moment de commettre des attentats ou des sabotages, mais il y aurait quand même des risques à courir. Il s’agissait d’accueillir des armes et des agents arrivant d’Afrique du Nord par bateau et de les conduire à travers la Provence jusqu’au-dessus de Manosque. Là, ils devaient être pris en charge par d’autres résistants qui leur feraient franchir la ligne de démarcation. A titre personnel, lui et Jean de Prosny avaient accepté de participer à ces opérations et il demandait aux hommes présents de se joindre à eux. Ceux qui ne le souhaitaient pas devaient quitter la table et se retirer. Il était certain qu’ils sauraient garder le silence sur cette réunion.
Personne n’a quitté la pièce et le Comte a poursuivi avec quelques détails sur la prochaine opération, une cargaison d’armes à recevoir dans une calanque de Cassis.
J’étais étonnée que mon beau-père s’engage dans de telles actions. Jusque-là, il m’avait plutôt semblé soutenir Pétain. D’ailleurs, il se moquait souvent de De Gaulle, « cet arrogant petit général sans particule ni emploi qui avait fui dans les bras de cette girouette politique et va-t’en guerre de Churchill ». Plus tard, j’ai su que c’était à Prosny qu’il devait sa révolution intérieure. C’est lui qui lui avait fait prendre conscience des lâchetés du gouvernement de Vichy et de ses compromissions avec le régime Nazi. Prosny pensait qu’il fallait s’opposer à Vichy, par patriotisme sinon par humanisme. « Le seul moyen pour ça à cette heure, disait-il, c’est la Résistance. Bien sûr, elle est plus efficace en zone occupée, mais même en zone libre on peut et on doit faire quelque chose. Aider au débarquement d’armes, c’est utile et c’est un début… en attendant mieux. »
Pendant un an, notre petit groupe a participé à une dizaine de transports d’armes entre la côte et la Haute Provence. Les hommes descendaient jusqu’à Cassis en bicyclette et en camion. De nuit, ils accueillaient les bateaux dans une calanque et remontaient par petits groupes chargés d’armes à travers la montagne. Ma belle-mère et moi, et aussi la fille ainée des Bonardi, nous portions aux alentours les messages que nous faisait passer le chef local de Combat, un notaire franc-maçon de Saint-Cannat. Les risques n’étaient pas bien grands, mais je trouvais tout ça très excitant. Une fois, quand même, j’ai accompagné deux pilotes anglais de Vauvenargues jusqu’au Cap Canaille. J’étais très fière de moi.
Tiens, regardez qui vient d’entrer dans le restaurant. C’est Simone, Simone de Beauvoir ! Vous ne connaissez pas ? C’est un écrivain. Elle est la compagne de Jean-Paul Sartre, aussi. Sartre, vous connaissez ? Oui, quand même.

Beauvoir ? C’est celle qui s’installe sur la banquette, la femme brune avec les cheveux relevés. L’autre, la petite jeune là, je ne sais pas qui c’est. Sans doute une de ses amies du moment. Bon, Dashiel, il faut que vous m’excusiez un moment ; je dois dire un mot à Simone. J’en ai pour cinq minutes. A propos, cela vous dirait de rencontrer Sartre ? Oui ? Je vais voir ça.

Et voilà ! Ça marche ! Nous sommes invités après-demain rue Bonaparte. Simone organise une soirée de lecture de quelques pages de son dernier bouquin sur le féminisme. Jean-Paul sera là, bien sûr. Camus aussi, peut-être. Boris, Gréco, Gallimard, toute la bande surement… Pour vous, il devrait y avoir matière à un article, non ? Vous êtes content ?

Oui, je sais, Antoine, toujours Antoine… Bon. Donc, nous sommes à Vauvenargues. Physiquement, Antoine va mieux, mais je m’aperçois de plus en plus qu’il est moralement détruit. D’un jour à l’autre, il passe d’une humeur taciturne, agressive parfois, à une exubérance que personne ne lui avait connue auparavant. D’un seul coup, il se met à parler beaucoup, il affecte la bonne humeur, il plaisante continuellement. Mais c’est toujours sur le mode ironique… cynique même. Il me parle comme à une enfant. Il passe des journées entières à lire dans cette fichue cabane dans les arbres. Parfois même, il y passe la nuit. Un soir, pendant le diner, le Comte est excédé par l’attitude de son fils. Sèchement, il lui demande ce qu’il compte faire contre les Allemands, continuer à apprendre Balzac par cœur ou agir comme un homme et prendre ses responsabilités en intégrant la Résistance. En réponse, Antoine se met à plaisanter sur les boy-scouts de Combat, et sur l’utilité de leurs actions en zone libre, à peu près aussi efficaces que trois piqures de guêpe sur un ours. Quand mon beau-père parle du devoir d’un Français et de l’honneur d’un Colmont, Antoine éclate de rire. Le Comte est furieux, il s’approche de son fils comme pour le gifler, mais il lui tourne brusquement le dos et sort de la salle à manger en claquant le porte. Ma belle-mère se précipite à sa suite et je reste seule face à Antoine. A ce moment, je crois que j’ai éprouvé pour Antoine un sentiment, peut-être pas de mépris, mais plutôt de honte. Bien sûr, je me disais qu’il était malade, affaibli, démoralisé par sa longue captivité, qu’il avait fait largement sa part en s’évadant, qu’il avait surmonté bien d’autres dangers que ceux que Combat pourrait lui faire courir. Mais je pensais aussi à ces jeunes hommes, mon cousin Jean, le fils Bonardi, tous ces gamins de Marseille, de Brignoles ou d’Aubagne qui traversaient la montagne, la nuit, chargés de vingt-cinq kilos de fusils ou d’explosifs. Je me disais que ce qu’avait fait Antoine, ce n’était pas suffisant pour qu’il puisse se retirer sous sa tente. Cette dépression, c’était somme toute bien confortable…
Il a dû deviner mon sentiment car il est sorti sans un mot par la porte-fenêtre. On ne l’a plus revu de toute une semaine.

Non, mais son père ne lui parlait plus.
En novembre, les Allemands ont envahi la zone libre et Combat et d’autres organisations ont entrepris de créer des maquis. Ils ont commencé à commettre des attentats et des sabotages. Les Allemands se sont lancés dans une chasse aux maquisards. Au printemps, Auguste Bonardi s’est fait prendre avec des explosifs dans les sacoches de sa bicyclette. Il a été fusillé la semaine suivante dans la prison d’Aubagne. La répression devenait de plus en plus forte, mais la Résistance prenait de plus en plus d’ampleur. Un soir d’été 43, Jean de Prosny est monté d’Aix pour nous annoncer qu’il quittait Combat pour s’engager dans les FFI. Il allait prendre le maquis dans le massif des Maures. Mario partait avec lui. Le Comte de Colmont hésitait à le suivre, mais il ne voulait pas nous laisser seules, la Comtesse et moi, avec son fils. Depuis des semaines, Antoine ne descendait plus de sa cabane que pour manger un peu dans la cuisine ou pour prélever un livre dans la bibliothèque. Cela faisait trois ans que nous n’avions plus fait l’amour.
Au début du printemps 44, l’atmosphère s’est tendue encore davantage. Les Allemands étaient à cran. Tout allait mal pour eux, partout, en Afrique du Nord, sur le front de l’Est, en Italie. On s’attendait à un débarquement américain d’un jour à l’autre sur les plages du Nord et tout le monde pensait qu’un débarquement allié en Provence suivrait immédiatement. Le 5 juin peu avant minuit, mon beau-père a reçu un message du chef régional du réseau Combat : un débarquement massif devait avoir lieu quelques heures plus tard sur les plages normandes. Sauf contrordre le 6 juin à huit heures du matin au plus tard, les maquis de Provence devaient se préparer à mettre en œuvre les opérations prévues à partir de midi. Il s’agissait d’accueillir et d’accompagner le débarquement qui devait avoir lieu entre le 8 et le 11 juin sur les plages de la côte des Maures. Le 6 juin à midi, tous les groupes se sont mis à attaquer les Allemands partout où ils le pouvaient. C’était souvent de la folie, mais ils étaient convaincus qu’ils seraient bientôt relevés par les armées alliées qui devaient arriver en masse. Mais le débarquement de Provence avait été retardé et le contrordre n’avait jamais été reçu. Les Allemands reprirent rapidement le dessus et les pertes parmi les Résistants furent énormes. Jean de Prosny fut tué, Pascal Bonardi aussi et beaucoup d’autres avec eux. Le 11 juin au soir, nous étions réunis au château et nous ressassions les évènements. Pendant le soulèvement, beaucoup de gens que nous connaissions avaient été tués ou faits prisonniers, le débarquement en Provence n’avait pas eu lieu et, selon les nouvelles que nous recevions, le débarquement de Normandie risquait d’être un échec. Nous étions tous très abattus. Antoine, comme toujours, semblait s’ennuyer dans un coin de la salle à manger. D’un coup, sans que personne se soit aperçu qu’il avait bougé, il était debout devant la table et il parlait : « Pourquoi se sont-ils battus ?… Jean… Pascal… tous les autres… tous les morts… pourquoi ?… il faut faire quelque chose… il faut que je fasse quelque chose. » Pour nous, c’était comme si un amnésique retrouvait la mémoire. Je l’ai pris dans mes bras et je me suis mise à pleurer disant : « Antoine… enfin… » Cette nuit-là, nous l’avons passée ensemble. Après quelques caresses, il a renoncé à me faire l’amour. Je n’ai rien dit ni rien tenté. J’étais heureuse de le voir revenu parmi nous après cette si longue absence, je ne voulais pas le brusquer et je me disais que, maintenant, nous avions le temps. Je ne pouvais pas me tromper davantage.
Le lendemain, nous nous sommes promenés longuement dans le parc, le long de la rivière, sous les pins, près de la cabane. Il regardait tout comme s’il le redécouvrait. Chaque endroit par lequel nous passions me rappelait des souvenirs d’enfance. Je lui racontais ce que nous faisions là autrefois, à quoi nous avions joué ici. Il m’écoutait en souriant, sans rien dire. En fin d’après-midi, il est allé voir son père et ils sont restés enfermés tous les deux dans la bibliothèque pendant des heures. Je suis allée me coucher sans lui et, à l’aurore, je me suis aperçue qu’il ne m’avait pas rejointe de la nuit. Et devant la porte de ma chambre, j’ai trouvé cette lettre. Je vous l’ai apportée.

Chère Isabelle,
Je vais partir. J’espère que tu me pardonneras les mois épouvantables que tu viens de passer par ma faute. Ne m’en veux pas, s’il te plait, tu as bien compris que je n’étais plus moi-même. Jean et Pascal sont morts. Ils avaient notre âge, nous avions joué ensemble et je les aimais bien. Je ne suis pas certain de comprendre pourquoi ils ont accepté de mourir, mais peu importe car la vie va continuer sans eux. Et c’est cela qui est insupportable, comme si, tout compte fait, leur mort n’avait pas d’importance. Mais c’est elle qui m’a fait réaliser que c’est la vie qui n’a pas d’importance, pas de sens. Maintenant, rien n’a plus d’importance et j’ai compris que la seule chose qui justifie une existence, c’est l’action.
Je t’ai aimée, Isabelle, et je suis sûr que je t’aime encore, mais plus de la même façon. Sans que je le veuille, notre dernière nuit en a été la confirmation. Aujourd’hui je suis différent, comme extérieur à celui qui t’aimait. Celui-là, je le regarde comme je regarderais un enfant, avec affection, avec sympathie, mais cet enfant, ce n’est plus moi.
Je pars, Isabelle, et je n’ai pas osé t’affronter ce matin pour te le dire. Pardonne-moi aussi cette lâcheté.
Quand tu liras cette lettre, je serai déjà loin, quelque part dans le maquis, pour agir enfin, pour donner un sens à tout cela. Hier, je me suis réconcilié avec Père et il m’a appris tout ce que je devais savoir pour rejoindre les FFI de Draguignan. Je vais enfin agir, combattre. Le débarquement en Normandie va peut-être échouer et s’il échoue, le débarquement en Provence qui aura lieu bientôt échouera aussi. Mais pour moi, peu importe qu’ils échouent ou qu’ils réussissent, car il est probable que je ne reviendrai pas de cette aventure. Je veux seulement agir, quoi qu’il m’en coute.
Je suis parti, Isabelle. Comprends- moi et pardonne-moi.
Si cela pouvait ne dépendre que de moi, je te libérerais de tes engagements à mon égard et, je le jure, ce serait un réel et grand soulagement pour moi que de savoir que tu vas changer ta vie, que tu aimeras d’autres hommes, que tu agiras comme bon te semblera, et qu’enfin tu vivras.
Adieu.
Antoine

Non, je ne l’ai jamais revu. J’ai pleuré une semaine, j’ai souffert un mois et puis je me suis jetée moi aussi dans l’action, à mon niveau bien sûr. Le débarquement en Provence a fini par arriver. Il a eu lieu le matin du 15 août. Des parachutages d’armes et de soldats américains avaient eu lieu dans le maquis la nuit deux ou trois jours avant, et les FFI étaient descendus dans la plaine pour commencer les opérations de sabotage et de démoralisation des Allemands. On m’avait donné une radio et je parcourais le massif des Maures à bicyclette pour signaler les mouvements allemands. La nuit du 14 au 15 fut une nuit magnifique. Je l’ai commencée avec quelques FFI dans le village de La Garde-Freinet, au-dessus de Saint Tropez. Vers minuit, on nous a déplacé vers le petit village de Ramatuelle.
Au lever du jour, tout était calme ; les allemands semblaient avoir quitté la région. L’obscurité était absolue. Vers cinq heures, une faible clarté est apparue devant nous. Elle a dessiné à droite et à gauche les collines de Ramatuelle et devant, l’anse de Pampelone qui se découpait en plus sombre sur la mer gris foncé. Puis le ciel est devenu presque blanc, et sur la mer qui tournait au vert, nous avons vu les silhouettes de centaines de bateaux, des navires de guerre hérissés de canons, des péniches de débarquement qui tournaient autour et, en arrière, d’innombrables transports de troupe. La baie en était couverte. J’aurais juré qu’ils étaient des milliers. Ils avançaient si lentement vers la côte qu’ils paraissaient immobiles. D’un seul coup, l’enfer s’est déchainé. Les canons des navires tiraient en continu. On apercevait des fumées d’incendie qui montaient derrière nous, du côté de Cogolin… l’usine de torpilles et la garnison allemande, sans doute. Comme aucune réplique ne venait de la terre, au bout de quelques minutes les canons se sont tus. Alors, des centaines d’avions sont passés au-dessus de notre tête, fonçant vers l’intérieur des terres, à la recherche des Allemands. Enfin les péniches se sont lancées vers la plage, les panneaux se sont ouverts et des milliers d’hommes se sont mis à piétiner dans l’eau pour courir jusqu’à l’abri des pins.  Nos ordres étaient de rester sur la hauteur pour signaler les mouvements allemands, mais devant l’allégresse que ce déferlement de soldats, de jeeps, de camions et de chars soulevait en nous, notre petit groupe n’a pas su résister. Nous avons dévalé la pente en courant, en trébuchant, en criant pour rejoindre les américains qui commençaient déjà à s’installer. Ils ont d’ailleurs bien failli nous tirer dessus. Nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré, nous avons crié, nous avons dansé et chanté avec eux. J’en avais oublié Antoine. Pourtant, lui aussi, il devait se trouver quelque part, sur cette plage ou sur une autre, du côté de Fréjus ou de Cavalaire. Mais, à cet instant, je ne pensais déjà plus à lui.

Ensuite ? Eh bien, ensuite, les soldats et les FFI ont progressé vers l’intérieur des terres pour libérer l’arrière-pays. Un peu plus tard, ils ont attaqué Toulon et Marseille. Beaucoup plus tard, ils sont remontés vers le Nord jusqu’en Alsace, pour entrer enfin en Allemagne. Mais mon rôle à moi était terminé. Trois jours après le débarquement, un camion américain m’a emmenée jusqu’à Trets et je suis rentrée à Vauvenargues à pied.
Mario venait d’arriver au château. Il avait fait le coup de feu avec le Comte du coté de Cavalaire. Monsieur de Colmont avait été blessé ; il était soigné au Muy dans un hôpital américain de campagne. Mario nous assurait que sa blessure n’était pas grave et qu’il rentrerait bientôt au château. Aix était toujours occupé et personne n’avait de nouvelles d’Antoine. La Comtesse tentait de rester digne et de ne rien laisser paraitre de son inquiétude. Mais je voyais bien que cette nouvelle période qui s’annonçait d’absence de nouvelles d’Antoine et de craintes pour sa vie la détruisait. Elle maigrissait, elle se raidissait pour ne pas s’effondrer et seule sa bonne éducation la forçait à sortir de sa chambre.

Moi ? J’étais au château. En l’absence du Comte, je n’avais rien à y faire. Les villes étaient toujours occupées et on se battait encore un peu partout dans la campagne. Il n’était bien sûr pas question de pouvoir s’occuper des terres ni des vignes parce que beaucoup d’hommes avaient rejoint les FFI et l’armée de Lattre. Nous n’avions que très peu d’informations sur la progression des alliés, mais le dernier jour du mois d’aout, un journal a recommencé à paraitre, Le Provençal. Et c’est par lui que nous avons su que Marseille, Toulon, Nice et Paris venaient d’être libérés, que l’armée de Lattre était pratiquement déjà à Lyon et que la 2ème DB de Leclerc allait se mettre en route vers Strasbourg. C’était de merveilleuses nouvelles et je trépignais d’impatience de retourner à Paris. J’étais persuadée que la guerre serait finie en deux ou trois semaines. Mon beau-père venait de rentrer à Vauvenargues et il était persuadé au contraire que la résistance de la Wehrmacht allait être très forte en Allemagne. Selon lui, Monsieur Hitler ne reconnaitrait pas sa défaite avant un écrasement total et cela demanderait certainement encore plusieurs mois.
Un jour, j’allai dans le bureau du Comte et je lui annonçai que j’avais l’intention de partir pour Paris. Des amis quittaient Aix en camion dans quelques jours et j’avais l’intention de partir avec eux.
« C’est impossible, me répondit-il. Je ne peux pas vous laisser faire cela. Les routes sont encore trop dangereuses. »
Je lui dis que ma décision était prise et que de toute façon, depuis trois ans, il m’avait envoyé sans remord faire des choses autrement plus risquées.
« C’était mon devoir de vous y envoyer et c’était votre devoir d’y aller. Aujourd’hui, votre devoir c’est d’attendre le retour d’Antoine au château. Vous êtes son épouse et c’est ce qu’il est droit d’attendre de vous, que vous restiez ici, jusqu’à son retour. »
Très vite, le ton est monté entre nous et nous en sommes arrivés à nous dire des choses regrettables, et même à des choses définitives. J’ai fini par l’informer que je serais partie avant la fin de la semaine. En retour, il m’a interdit de retourner dans l’appartement que j’avais occupé à l’Hôtel de Colmont avec Antoine pendant la Drôle de Guerre. J’ai répliqué que je lui ferai connaitre le lieu où l’on pourrait me joindre à Paris. Je le vois encore, raidi, blême, les lèvres serrées quand j’ai refermé la porte de son bureau. Deux jours plus tard, je suis allée faire mes adieux à la Comtesse, à Mario et à sa femme. Le Comte n’a pas voulu me recevoir. J’ai rejoint mes amis qui attendaient dans un camion à la grille du château et je suis partie pour Paris. J’avais rompu avec les Colmont.
Cela m’avait été d’autant plus facile qu’à ce moment, j’étais encore sous le coup de cette horrible lettre que m’avait laissée Antoine. J’étais furieuse contre lui : il ne m’aimait plus, il m’avait abandonnée pour se laisser aller à cette philosophie complaisante selon laquelle puisque l’on doit tous mourir un jour plus rien n’a de sens ni d’importance. C’est très à la mode aujourd’hui, vous savez, surtout à Saint-Germain, mais à l’époque, cette façon de penser, je ne la comprenais pas. Mais en même temps je me disais qu’Antoine n’était pas responsable, qu’il était victime d’une sorte de psychose, que je n’avais su ni le soigner ni le retenir… Amour, détestation, pitié, mépris, mes sentiments pour Antoine étaient partagés. Je ne savais plus très bien qui j’étais ni ce que je voulais. J’espérais bien que mon retour à Paris allait changer tout ça.

Oui, Paris a changé tout ça.
J’y suis arrivée à la mi-octobre. Malgré la Libération, la vie à Paris était difficile. Le rationnement et le marché noir étaient encore présents et pour longtemps ; il y avait encore peu de voitures dans les rues par manque d’essence ; monter dans un bus ou prendre le métro était un exploit sportif ; tous les jours, des gens étaient dénoncés comme collaborateurs et arrêtés ; tous les jours, on parlait des tentatives de prise du pouvoir du Parti Communiste. La guerre n’était pas terminée et il régnait une atmosphère étrange et lourde, un mélange de liberté et de crainte, de dénonciation et de fraternité, de joie de vivre et de règlements de comptes. Mais il y avait Saint-Germain-des-Prés, là où nous sommes maintenant. Je connaissais Saint Germain, bien sûr, du temps où j’étais étudiante. Nous l’avions pas mal fréquenté, Antoine et moi, quand j’habitais avec lui la rue de Vaugirard. Mais pour nous, c’était un quartier de plaisir comme un autre, comme les Champs-Élysées et les Grands Boulevards. A la Libération, en quelques mois, Saint-Germain, c’est devenu autre chose, le centre intellectuel de Paris. Tout le monde était là, à commencer par Sartre, Beauvoir, Camus, Giraudoux, Gide… Il y avait aussi Boris Vian, Sidney Bechet, Miles Davis, Juliette Gréco… Grâce à Simone, j’ai eu la chance d’approcher Sartre et d’intégrer ce milieu très vite, de rencontrer tous ces gens, de passer des heures avec eux dans les cafés et les caves. Comme tout le monde à ce moment, je me suis mise à écrire, des poèmes d’abord et puis des chansons. J’ai même chanté pendant toute une semaine à la Galerie 55. J’ai commencé à avoir un peu de succès, pas comme chanteuse, non, mais comme auteur de chansons. J’ai gagné un peu d’argent. Et j’ai écrit de plus en plus, des petites nouvelles, des articles pour Elle, un nouveau magazine pour les femmes. J’ai un roman en cours, je vous l’ai dit. J’ai habité un petit hôtel de la rue Visconti pendant six mois et puis un ami américain m’a prêté pour quelques semaines son appartement de la rue du Dragon. J’y suis depuis deux ans. Le jour où cet ami reviendra de Los Angeles, on verra, j’irai ailleurs. Pour l’instant, c’est chez moi…
Vous voyez, Dashiel : je vais avoir 34 ans, je vis là où j’ai envie de vivre, je vois des gens extraordinaires, passionnants, j’écris et, dans ce petit milieu, je commence à être un peu connue. Je n’ai pas de problème d’argent, je dors avec qui je veux, j’aime qui je veux, je quitte quand je veux. Depuis que je sais qu’Antoine est mort, j’ai fait ma paix avec lui. Je l’ai rangé dans une case. Je l’aime toujours, mais comme lui pour moi, ce n’est plus de la même façon. Il est devenu une étape de ma vie, de longs et beaux moments, mon enfance, ma jeunesse, quelques jours de mariage… et puis, fini ! Alors comme lui, j’ai changé de vie… pas pour la justifier par l’action… mais par les sensations, l’amour, l’art, la chaleur humaine. Trente-quatre ans, Dashiel ! Vous vous rendez compte ? J’en ai encore autant devant moi, peut-être plus ! Je suis vivante, vous comprenez ? Ce n’est pas merveilleux ?

Non, je n’ai plus jamais eu de nouvelle de lui. J’ai appris qu’il était mort par un télégramme de l’État-Major. Deux semaines plus tard, j’ai reçu une lettre d’un Colonel Lafolie qui commandait son bataillon.Antoine était mort à Berchtesgaden le 4 mai 45, quatre jours avant l’armistice.
Volontaire FFI, il avait rejoint le 17 aout 44 à Brignolles la 1ère Division Blindée qui avait débarqué le 15 à Fréjus . Avec la 1ère DB, il avait participé à toutes les opérations le long de la vallée du Rhône, puis dans les Vosges et enfin en Allemagne, jusqu’à cette ville de Bavière où il avait été tué. La lettre disait aussi que tout au long de son engagement, Antoine avait été un officier exemplaire. Ses actions héroïques lui avaient valu ses galons de lieutenant et trois citations à l’ordre de l’armée. La Croix de Guerre lui était décernée à titre posthume.

Non, je n’ai aucun détail sur la façon dont il est mort. Maintenant, rentrons, voulez-vous. Je suis fatiguée.

Une réflexion sur « Le Cujas – Chapitre 6 – Antoine de Colmont »

  1. Ah, bon! Antoine est mort mais j’entrevois malgré tout un roman qui s’amorce, qui s’articule bien (il était temps, j’ai pas qu’ça à faire moi de relire des morceaux par bribes), à partir d’une photo comme je l’avais vaguement entrevu il y a bien des épisodes (une histoire dont l’héroïne eut été la jeune femme au chapeau de la photo; j’m’trompais). Sans fard, je pense que celui qui s’amorce maintenant, si mes espoirs sont fondés, fera mieux que du Dashiell Hammett.

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