Le Cujas (26)

En réponse, Antoine se met à plaisanter sur les boy-scouts de Combat, et sur l’utilité de leurs actions en zone libre, à peu près aussi efficaces que trois piqures de guêpe sur un ours. Quand mon beau-père parle du devoir d’un Français et de l’honneur d’un Colmont, Antoine éclate de rire. Le Comte est furieux, il s’approche de son fils comme pour le gifler, mais il lui tourne brusquement le dos et sort de la salle à manger en claquant le porte. Ma belle-mère se précipite à sa suite et je reste seule face à Antoine.

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Neuvième partie

A ce moment, je crois que j’ai éprouvé pour Antoine un sentiment, peut-être pas de mépris, mais plutôt de honte. Bien sûr, je me disais qu’il était malade, affaibli, démoralisé par sa longue captivité, qu’il avait fait largement sa part en s’évadant, qu’il avait surmonté bien d’autres dangers que ceux que Combat pourrait lui faire courir. Mais je pensais aussi à ces jeunes hommes, mon cousin Jean, le fils Bonardi, tous ces gamins de Marseille, de Brignoles ou d’Aubagne qui traversaient la montagne, la nuit, chargés de vingt-cinq kilos de fusils ou d’explosifs. Je me disais que ce qu’avait fait Antoine, ce n’était pas suffisant pour qu’il puisse se retirer sous sa tente. Cette dépression, c’était somme toute bien confortable…
Il a dû deviner mon sentiment car il est sorti sans un mot par la porte-fenêtre. On ne l’a plus revu de toute une semaine.

Non, mais son père ne lui parlait plus.
En novembre, les Allemands ont envahi la zone libre et Combat et d’autres organisations ont entrepris de créer des maquis. Ils ont commencé à commettre des attentats et des sabotages. Les Allemands se sont lancés dans une chasse aux maquisards. Au printemps, Auguste Bonardi s’est fait prendre avec des explosifs dans les sacoches de sa bicyclette. Il a été fusillé la semaine suivante dans la prison d’Aubagne. La répression devenait de plus en plus forte, mais la Résistance prenait de plus en plus d’ampleur. Un soir d’été 43, Jean de Prosny est monté d’Aix pour nous annoncer qu’il quittait Combat pour s’engager dans les FFI. Il allait prendre le maquis dans le massif des Maures. Mario partait avec lui. Le Comte de Colmont hésitait à le suivre, mais il ne voulait pas nous laisser seules, la Comtesse et moi, avec son fils. Depuis des semaines, Antoine ne descendait plus de sa cabane que pour manger un peu dans la cuisine ou pour prélever un livre dans la bibliothèque. Cela faisait trois ans que nous n’avions plus fait l’amour.
Au début du printemps 44, l’atmosphère s’est tendue encore davantage. Les Allemands étaient à cran. Tout allait mal pour eux, partout, en Afrique du Nord, sur le front de l’Est, en Italie. On s’attendait à un débarquement américain d’un jour à l’autre sur les plages du Nord et tout le monde pensait qu’un débarquement allié en Provence suivrait immédiatement. Le 5 juin peu avant minuit, mon beau-père a reçu un message du chef régional du réseau Combat : un débarquement massif devait avoir lieu quelques heures plus tard sur les plages normandes. Sauf contrordre le 6 juin à huit heures du matin au plus tard, les maquis de Provence devaient se préparer à mettre en œuvre les opérations prévues à partir de midi. Il s’agissait d’accueillir et d’accompagner le débarquement qui devait avoir lieu entre le 8 et le 11 juin sur les plages de la côte des Maures. Le 6 juin à midi, tous les groupes se sont mis à attaquer les Allemands partout où ils le pouvaient. C’était souvent de la folie, mais ils étaient convaincus qu’ils seraient bientôt relevés par les armées alliées qui devaient arriver en masse. Mais le débarquement de Provence avait été retardé et le contrordre n’avait jamais été reçu. Les Allemands reprirent rapidement le dessus et les pertes parmi les Résistants furent énormes. Jean de Prosny fut tué, Pascal Bonardi aussi et beaucoup d’autres avec eux. Le 11 juin au soir, nous étions réunis au château et nous ressassions les évènements. Pendant le soulèvement, beaucoup de gens que nous connaissions avaient été tués ou faits prisonniers, le débarquement en Provence n’avait pas eu lieu et, selon les nouvelles que nous recevions, le débarquement de Normandie risquait d’être un échec. Nous étions tous très abattus. Antoine, comme toujours, semblait s’ennuyer dans un coin de la salle à manger. D’un coup, sans que personne se soit aperçu qu’il avait bougé, il était debout devant la table et il parlait : « Pourquoi se sont-ils battus ?… Jean… Pascal… tous les autres… tous les morts… pourquoi ?… il faut faire quelque chose… il faut que je fasse quelque chose. » Pour nous, c’était comme si un amnésique retrouvait la mémoire. Je l’ai pris dans mes bras et je me suis mise à pleurer disant : « Antoine… enfin… » Cette nuit-là, nous l’avons passée ensemble. Après quelques caresses, il a renoncé à me faire l’amour. Je n’ai rien dit ni rien tenté. J’étais heureuse de le voir revenu parmi nous après cette si longue absence, je ne voulais pas le brusquer et je me disais que, maintenant, nous avions le temps. Je ne pouvais pas me tromper davantage.
Le lendemain, nous nous sommes promenés longuement dans le parc, le long de la rivière, sous les pins, près de la cabane. Il regardait tout comme s’il le redécouvrait. Chaque endroit par lequel nous passions me rappelait des souvenirs d’enfance. Je lui racontais ce que nous faisions là autrefois, à quoi nous avions joué ici. Il m’écoutait en souriant, sans rien dire. En fin d’après-midi, il est allé voir son père et ils sont restés enfermés tous les deux dans la bibliothèque pendant des heures. Je suis allée me coucher sans lui et, à l’aurore, je me suis aperçue qu’il ne m’avait pas rejointe de la nuit. Et devant la porte de ma chambre, j’ai trouvé cette lettre. Je vous l’ai apportée.

Chère Isabelle,
Je vais partir. J’espère que tu me pardonneras les mois épouvantables que tu viens de passer par ma faute. Ne m’en veux pas, s’il te plait, tu as bien compris que je n’étais plus moi-même. Jean et Pascal sont morts. Ils avaient notre âge, nous avions joué ensemble et je les aimais bien. Je ne suis pas certain de comprendre pourquoi ils ont accepté de mourir, mais peu importe car la vie va continuer sans eux. Et c’est cela qui est insupportable, comme si, tout compte fait, leur mort n’avait pas d’importance. Mais c’est elle qui m’a fait réaliser que c’est la vie qui n’a pas d’importance, pas de sens. Maintenant, rien n’a plus d’importance et j’ai compris que la seule chose qui justifie une existence, c’est l’action.
Je t’ai aimée, Isabelle, et je suis sûr que je t’aime encore, mais plus de la même façon. Sans que je le veuille, notre dernière nuit en a été la confirmation. Aujourd’hui je suis différent, comme extérieur à celui qui t’aimait. Celui-là, je le regarde comme je regarderais un enfant, avec affection, avec sympathie, mais cet enfant, ce n’est plus moi.
Je pars, Isabelle, et je n’ai pas osé t’affronter ce matin pour te le dire. Pardonne-moi aussi cette lâcheté.
Quand tu liras cette lettre, je serai déjà loin, quelque part dans le maquis, pour agir enfin, pour donner un sens à tout cela. Hier, je me suis réconcilié avec Père et il m’a appris tout ce que je devais savoir pour rejoindre les FFI de Draguignan. Je vais enfin agir, combattre. Le débarquement en Normandie va peut-être échouer et s’il échoue, le débarquement en Provence qui aura lieu bientôt échouera aussi. Mais pour moi, peu importe qu’ils échouent ou qu’ils réussissent, car il est probable que je ne reviendrai pas de cette aventure. Je veux seulement agir, quoi qu’il m’en coute.
Je suis parti, Isabelle. Comprends- moi et pardonne-moi.
Si cela pouvait ne dépendre que de moi, je te libérerais de tes engagements à mon égard et, je le jure, ce serait un réel et grand soulagement pour moi que de savoir que tu vas changer ta vie, que tu aimeras d’autres hommes, que tu agiras comme bon te semblera, et qu’enfin tu vivras.
Adieu.
Antoine

Non, je ne l’ai jamais revu. J’ai pleuré une semaine, j’ai souffert un mois et puis je me suis jetée moi aussi dans l’action, à mon niveau bien sûr. Le débarquement en Provence a fini par arriver. Il a eu lieu le matin du 15 août. Des parachutages d’armes et de soldats américains avaient eu lieu dans le maquis la nuit deux ou trois jours avant, et les FFI étaient descendus dans la plaine pour commencer les opérations de sabotage et de démoralisation des Allemands. On m’avait donné une radio et je parcourais le massif des Maures à bicyclette pour signaler les mouvements allemands. La nuit du 14 au 15 fut une nuit magnifique. Je l’ai commencée avec quelques FFI dans le village de La Garde-Freinet, au-dessus de Saint Tropez. Vers minuit, on nous a déplacé vers le petit village de Ramatuelle.
Au lever du jour, tout était calme ; les allemands semblaient avoir quitté la région. L’obscurité était absolue. Vers cinq heures, une faible clarté est apparue devant nous. Elle a dessiné à droite et à gauche les collines de Ramatuelle et devant, l’anse de Pampelone qui se découpait en plus sombre sur la mer gris foncé. Puis le ciel est devenu presque blanc, et sur la mer qui tournait au vert, nous avons vu les silhouettes de centaines de bateaux, des navires de guerre hérissés de canons, des péniches de débarquement qui tournaient autour et, en arrière, d’innombrables transports de troupe. La baie en était couverte. J’aurais juré qu’ils étaient des milliers. Ils avançaient si lentement vers la côte qu’ils paraissaient immobiles. D’un seul coup, l’enfer s’est déchainé. Les canons des navires tiraient en continu. On apercevait des fumées d’incendie qui montaient derrière nous, du côté de Cogolin… l’usine de torpilles et la garnison allemande, sans doute. Comme aucune réplique ne venait de la terre, au bout de quelques minutes les canons se sont tus. Alors, des centaines d’avions sont passés au-dessus de notre tête, fonçant vers l’intérieur des terres, à la recherche des Allemands. Enfin les péniches se sont lancées vers la plage, les panneaux se sont ouverts et des milliers d’hommes se sont mis à piétiner dans l’eau pour courir jusqu’à l’abri des pins.  Nos ordres étaient de rester sur la hauteur pour signaler les mouvements allemands, mais devant l’allégresse que ce déferlement de soldats, de jeeps, de camions et de chars soulevait en nous, notre petit groupe n’a pas su résister. Nous avons dévalé la pente en courant, en trébuchant, en criant pour rejoindre les américains qui commençaient déjà à s’installer. Ils ont d’ailleurs bien failli nous tirer dessus. Nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré, nous avons crié, nous avons dansé et chanté avec eux. J’en avais oublié Antoine. Pourtant, lui aussi, il devait se trouver quelque part, sur cette plage ou sur une autre, du côté de Fréjus ou de Cavalaire. Mais, à cet instant, je ne pensais déjà plus à lui.

A SUIVRE

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