Le Cujas (24)

Par des amis qu’il avait au gouvernement de Vichy, le Comte obtenait de temps en temps des informations sur les négociations du gouvernement de Pétain avec les Allemands pour obtenir la libération des soldats français. Mais on a fini par comprendre qu’elles ne mèneraient à rien et que jamais les Allemands ne libèreraient les français avant la fin de la guerre.
La vie au château s’est organisée. Le comte reprenait en main la gestion des terres et des bois, ma belle-mère cherchait des œuvres où elle pourrait être utile, et moi, j’essayais de ne pas perdre espoir.

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Septième partie

L’existence sans Antoine s’est installée, comme une habitude. Les mois ont passé, sans nouvelles, jamais. Et puis, plus de deux ans après notre arrivée à Vauvenargues, le 27 juillet à trois heures du matin, il y a eu du bruit dans le château. Je me suis levée et du haut du grand escalier, j’ai vu Antoine. Il était debout au milieu du hall illuminé. Mario était à côté de lui, une lanterne éteinte à la main et un énorme sourire aux lèvres. Antoine était habillé en prêtre. Le bas de sa soutane était en lambeaux, elle était boueuse et ses chaussures déformées n’avaient rien d’ecclésiastique. Il était maigre, décharné, brulé par le soleil, poussiéreux, épuisé, mais il était là. La Comtesse est sortie de sa chambre à son tour, et puis le Comte et nous étions là, tous les trois agrippés à la balustrade, à regarder Antoine qui s’efforçait de sourire. C’était un dimanche.

Oui, il s’était évadé. Il nous l’a raconté plus tard par petits morceaux. La caserne Niel à Verdun, un premier camp à Hammelburg en Bavière, puis un deuxième à Nuremberg ; une première tentative d’évasion, manquée ; un mois de cachot et puis, un an plus tard, une deuxième, réussie, celle-là ; la traversée du sud de l’Allemagne, la plupart du temps à pied ; trois jours sur les boggies d’un wagon de chemin de fer entre Stuttgart et Chalons ; et puis la soutane, donnée par le curé de Tavaux, le passage de la ligne de démarcation, quelques jours de repos dans une ferme du Haut-Jura, et puis la milice qui le pourchasse et puis Grenoble, la Route Napoléon, Manosque, et enfin Vauvenargues.

Non, je n’en sais pas beaucoup plus. Antoine était un Colmont, vous savez, et il ne donnait jamais beaucoup de détails. Il n’était pas non plus du genre à s’étendre sur les risques qu’il avait courus. Pourtant, quand je lis aujourd’hui les récits de ceux qui ont fait comme lui, qu’ils aient été repris ou non, je peux imaginer les dangers de ses cent jours de cavale. Quatre cents kilomètres à travers l’Allemagne nazie : chaque carrefour, chaque gare, chaque village, ou même chaque villageois pouvait le jeter dans les mains de la Gestapo, sans parler des contrôles au passage de la frontière. Et puis la France occupée, avec en plus de la Gestapo la police de Vichy, la Milice et sans cesse la crainte d’être découvert. Et puis le passage de la ligne de démarcation et, en dernier, ce qu’on appelait la Zone Libre, avec le risque constant d’une dénonciation ou simplement du zèle d’un fonctionnaire borné.
Quand il me parlait de son évasion, Antoine disait simplement qu’il avait eu de la chance. Bien sûr, il avait eu froid, très froid même, surtout pendant l’épisode du train vers Paris et puis dans la montagne du Haut-Jura, juste avant de tomber sur le vieux fermier qui l’avait accueilli quelques jours. Il avait eu faim aussi et, là aussi, le plus dur, ç’avait été pendant le voyage sous le wagon. Quand il descendait de sa cachette, deux planches entre les boggies, pour se dégourdir les jambes, ce ne pouvait être que la nuit, quand le convoi s’arrêtait dans une gare ou en pleine nature. Mais il lui était impossible de s’éloigner du train qui pouvait repartir à n’importe quel moment. Sa plus grande peur, il l’avait eue dans la gare de Châlons-sur-Marne, quand la Gestapo avait entrepris de fouiller les wagons. En entendant les soldats approcher, il s’était laissé tomber des boggies et s’était glissé dans une ancienne fosse de visite remplie d’huile et d’eau boueuse. Il y était resté plusieurs heures, jusqu’à ce que la nuit lui permette de sortir de la gare et de traverser la ville sans être vu. « Tu vois, Isabelle, j’ai eu continuellement de la chance. Les soldats ont trouvé les planches, mais pas moi. Après, ça a presque été facile. »

— Oui, c’est à peu près tout ce qu’il m’a dit de son évasion.

— Non, sur ses camps, je n’en sais pas beaucoup plus. Quand je l’interrogeais, il me répondait en plaisantant : « Tu sais, Isabelle, c’était très monotone. On s’ennuyait énormément. Pourquoi voudrais-tu que je te raconte ça ?» Ça, c’est quand il allait bien. Mais parfois, son moral retombait. Alors, il racontait un peu. Il disait que cela avait été dur, surtout à cause de la faim. Manger et ne pas tomber malade, c’était l’obsession de tout le monde. Ce qu’il supportait difficilement aussi, c’était la rancœur, le défaitisme presque général qui régnait chez les prisonniers. Quand ils ne parlaient pas des gamelles infectes qu’on leur donnait ou des repas somptueux qu’ils s’offriraient dès leur libération, ce qui occupait toutes leurs conversations, c’était leurs officiers — tous des incapables ! — les hommes politiques — tous des pourris ! — et la façon dont ils leurs régleraient leur compte à leur retour. Ils ne pouvaient expliquer autrement que par leur trahison la défaite en quelques semaines de l’armée réputée la plus puissante d’Europe.
A part l’insuffisance des repas, les soldats prisonniers n’étaient pas maltraités mais leur moral était très bas et l’humeur générale était à la résignation. La plupart restait dans l’attente d’une éventuelle libération par les Allemands. C’était une sorte de mythe, une croyance que rien ne venait jamais justifier. Mais tel jour, le bruit courait que les agriculteurs allaient être libérés. Le lendemain, ce devait être les postiers, ou les médecins. Un autre jour, c’était les cheminots ou les pères de famille. Jamais aucune libération ne venait confirmer ces rumeurs, et pourtant les prisonniers continuaient à y croire à chaque fois. C’est pour cela que les tentatives d’évasion étaient si rares. Et pour une autre raison aussi : les évadés étaient pratiquement tous repris. Pour ceux-là, c’était le cachot, sans lumière, sans sortie, sans toilette, presque sans nourriture. Antoine avait vécu ça pendant tout un mois après sa première évasion. C’est la seule période de sa captivité sur laquelle il s’étendait parfois. En fait, il s’était évadé sans vraiment l’avoir voulu, presque par hasard. Un soir, on le ramenait avec son kommando du chantier où il avait travaillé toute la journée. Le camion qui les transportait était sorti de la route pour verser dans un fossé. Il y avait quelques blessés, mais Antoine se retrouvait indemne, étendu dans les fougères de l’autre côté du fossé. Il faisait nuit noire. Les soldats qui gardaient le kommando étaient pour la plupart étourdis ou bloqués dans la cabine du camion. « C’est presque sans réfléchir, m’a dit Antoine, que j’ai profité du désordre pour m’enfoncer dans la forêt. » Deux autres prisonniers l’avaient accompagné. Plus tard, il s’était étonné que si peu aient saisi cette occasion pour s’enfuir. Mais, sans préparation, sans vêtements civils, sans argent, il n’avait tenu que trois jours. Repris, il n’avait pas parcouru dix kilomètres.
Le cachot lui avait donné l’occasion de réfléchir sur beaucoup de choses, le sens de sa vie, la vanité des études, l’absurdité des projets pour en arriver là, quatre mètres carrés d’obscurité… notre couple, à peine formé, déjà séparé… ce qui avait amené cette guerre insensée, perdue presque sans combattre, et l’avenir, le sien et celui des centaines de milliers de jeunes hommes comme lui, affamés, perdus, sans autre futur que celui que les Allemands voudraient bien leur donner… les mauvaises pensées, le cachot, le manque de nourriture, le froid, l’absence de nouvelles… il était découragé, sans volonté. Selon son propre aveu, il sombrait dans le désespoir. Un jour, on a amené un autre évadé dans la cellule voisine. Ils n’avaient pas le droit de se parler, bien sûr, mais ils y arrivaient quand même, la nuit, quand les gardes se rassemblaient autour du poêle pour jouer aux cartes. L’homme s’appelait Gilbert Guersant. Il était au cachot pour évasion lui aussi. Trois fois évadé, trois fois repris, condamné à six mois de cachot. Il toussait beaucoup. Il disait qu’il était malade, qu’il ne survivrait surement pas aux six mois de cachot auxquels on l’avait condamné. Guersant était communiste. Il avait vite compris qui était Antoine et il ne cherchait pas à le convaincre à ses idées. Mais comme à un enfant, avec patience, il lui expliquait le communisme. C’était devenu un ami pour Antoine. Il en parlait avec chaleur, avec émotion. Avec ses idées simples, ses certitudes bien ancrées et son incroyable bonne humeur Guersant lui avait remonté le moral. Antoine m’a dit : « C’est drôle, en deux ou trois semaines, Guersant m’est devenu plus cher que beaucoup de mes amis. Il m’a redonné l’énergie qui m’a permis de tenir encore un an. Il doit être mort aujourd’hui… je n’ai jamais vu son visage. »

A SUIVRE

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