Le Cujas (20)

Selon lui, nous devions donc voir Antoine rentrer dans moins d’un mois. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça…
Servez-vous, Dashiel, je vous en prie. Est-ce que vous savez qu’en France, quand on remplit son verre à ras-bord avec la dernière goutte d’une bouteille de champagne, c’est qu’on va se marier dans l’année ? Vous n’êtes pas marié, j’espère ? Non ? Alors, tentez votre chance… C’est cela… Je vais chercher une autre bouteille. A moins que vous ne préfériez quelque chose de plus fort ? Non ? Vous avez raison, il est encore trop tôt. Alors, champagne ce sera !

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Troisième partie

Ah ? Je ne vous ai pas dit ? Eh bien, j’ai connu Antoine toute petite. Antoine et moi, nous étions cousins par les Sagan, cousins assez éloignés donc, mais cousins tout de même. Dans les années 90, mon grand-père, le Marquis de Prosny a décidé de se lancer dans l’industrie en ouvrant une huilerie-savonnerie près de Marseille. L’usine a pris de l’importance et sa présence sur place est devenue indispensable. Il a donc vendu son château de Neuville pour venir s’installer à Aix. Ce sont les Colmont qui lui ont permis de trouver et d’acheter l’Hôtel de Gensac, au centre d’Aix. Quand mon grand-père est mort, mon père est venu s’y installer pour prendre la direction de l’usine. Trois ans après, je suis née dans la nursery qu’on avait aménagée dans une antichambre. Six mois plus tard, Antoine est né à la Clinique Sainte Eutrope, à deux cents mètres de chez nous. Les liens de famille qui nous unissaient aux Colmont, leur voisinage, la coïncidence de nos deux naissances, tout cela a fait qu’Antoine et moi, nous avons été élevés comme des frère et sœur. Nous venions très souvent à Vauvenargues. Nos pères chassaient ensemble ou bien ils jouaient au billard en discutant politique tandis que nos mères prenaient le thé en parlant de la bonne société aixoise. Pendant ce temps, Antoine et moi, nous jouions aux indiens dans le parc ou à la poupée dans le grenier du château. Pour nous et pour le petit monde qui nous entourait, ce fut une période merveilleuse. Nous avions oublié la guerre de 1914 et la longue absence de nos pères. Ils en étaient revenus sains et saufs tous les deux. Ils étaient des dieux et nos mères étaient jeunes et belles. Le bonheur…

Antoine et moi, nous n’allions pas dans la même école. Les Colmont avaient inscrit Antoine dans une école privée pour garçons, le Cours Saint Eutrope, dans la banlieue d’Aix. Mes parents, plus progressistes, tenaient à ce que je fréquente l’école communale de notre quartier. C’est pour cela que je ne voyais pratiquement jamais Antoine pendant la semaine, d’autant plus que le jeudi était consacré aux leçons de musique et de dessin. Mais je passais presque tous les week-ends à Vauvenargues. On finit même par m’y installer une chambre. Finalement, j’ai davantage de souvenirs de Vauvenargues que de la rue Mazarine.

Au début de l’été 1925, Georges est arrivé. Antoine et moi, nous avions dix ans. Moi, je pensais que tous les garçons étaient comme Antoine, doux, réfléchis, attentifs. Mais Georges avait un an de plus. Il était plus grand, plus solide aussi, mais surtout il était plus brusque, plus aventureux, plus garçon. Avec lui, nos jeux d’indiens changèrent de genre : il y eu davantage de combats entre braves, de guerres entre tribus, de prisonnières, de supplices… Au début, j’ai été surprise et parfois, Georges me faisait un peu peur. Mais il ne faut pas croire qu’il prenait le dessus sur Antoine ou qu’il était devenu le chef de notre petite bande, non. Georges semblait respecter Antoine. Peut-être même qu’il l’admirait un peu. Antoine savait tellement de choses… Mais moi, pour Georges, je n’étais qu’une fille ; pas une quantité négligeable, non, mais secondaire, c’était certain. Je reprenais mon importance auprès d’Antoine à l’automne quand Georges et ses parents repartaient pour Paris.

En 1927, l’année de mes douze ans, les Colmont décidèrent de s’installer définitivement à Paris. Ils ne devaient plus revenir à Vauvenargues que pour les trois mois d’été. Fin septembre, notre première séparation fut un déchirement. Mais vous savez comment sont les enfants : au bout de quinze jours, je m’étais fait de nouveaux amis, surtout des filles, bien sûr, et je passai une très bonne année scolaire. L’été est revenu à Vauvenargues, avec Antoine d’abord et puis ensuite Georges. Je crois que c’est à ce moment qu’Antoine a commencé à être amoureux de moi. Mais je ne m’en suis pas aperçue, ou plutôt, je n’ai pas compris tout de suite : il était devenu silencieux, songeur. Avec moi, il était acerbe, presque méchant parfois, bizarre en tout cas. Il écrivait beaucoup dans un carnet. Il ne s’en cachait pas, au contraire, mais il n’en parlait jamais. Je crois qu’il aurait aimé que je lui demande de me le montrer, mais je n’osais pas. Georges et moi, nous avions parlé du carnet et nous avions décidé que c’était un journal intime. C’en était un, mais un jour, par-dessus l’épaule d’Antoine, j’avais pu voir qu’au milieu des journées qu’il racontait, il y avait aussi des poèmes. Vers la fin de l’été, quelque chose, je ne sais pas, une réflexion de Mario, une parole de ma mère, une blague de Georges m’avait fait comprendre qu’Antoine était amoureux de moi.  Je me souviens que j’avais réfléchi à ça toute la journée et que, le soir, j’avais décidé d’être amoureuse à mon tour. À partir de ce moment, je changeai d’attitude vis à vis de lui. Ce furent alors les deux plus jolies semaines de ma vie. J’aimais Antoine, il m’aimait. Nous nous promenions toute la journée dans le parc, dans la Montagne Sainte Victoire, dans le village. Nous parlions sans cesse de petites et de grandes choses. Georges, s’agaçait de ce qu’il appelait nos minauderies. Il ne venait presque plus au château.

Quand Antoine dut repartir pour Paris, nous nous jurâmes fidélité, promettant de nous garder l’un pour l’autre jusqu’à l’été prochain. L’été suivant fut tout aussi extraordinaire, d’autant plus que Georges ne vint que quelques jours. Ses parents l’avaient emmené pour un grand voyage en Amérique. Nous avions tous les deux quatorze ans, mais si Antoine restait encore presque un enfant, moi, j’étais devenue une jeune fille. Nous marchions en nous tenant la main, parfois en chantant, nous nous moquions de tout le monde, Antoine me disait les poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire qu’il apprenait pour moi, nous allions nager dans le lac Zola, nous nous asseyions au bord d’une restanque pour discuter du Grand Meaulnes ou des interdits de Colette. C’était merveilleux. Mais la nuit, seule dans ma chambre, j’imaginais, je crois bien même que je souhaitais qu’il vienne, qu’il me touche enfin, qu’il m’embrasse.

Je vous choque, n’est-ce pas ? Si, je vois bien que je vous choque. C’est vrai que vous, les américains de bonne famille, vous êtes plutôt prudes, enfin disons réservés… Ici à Paris, surtout depuis la Libération et surtout dans ce quartier, nous parlons librement de tout ça. Nous ne faisons pas qu’en parler, d’ailleurs… Et puis, les émois, les désirs d’une jeune fille, c’est plutôt charmant, non ? Avec Antoine, tout était si frais, si pur… pourtant, j’aurais bien voulu qu’il… mais je n’osais rien, et lui, il me parlait du Lys dans la Vallée… enfin… un peu de champagne, s’il vous plait. Remuer tous ces souvenirs, cela me trouble beaucoup, vous savez. D’habitude, j’évite d’y penser, mais…

Non, non, je vous assure. Je suis émue, mais ça me fait un bien fou, vous ne pouvez pas savoir…

Le bel été a passé. Tout l’hiver et tout le printemps suivant, j’ai attendu juillet. J’imaginais les situations les plus rocambolesques qui m’amèneraient à céder à Antoine. Ma favorite était celle-ci : nous allions ramer sur lac Zola, je tombais à l’eau et je faisais semblant de me noyer. Forcément, Antoine plongeait pour me secourir, il me ramenait au rivage, il me portait évanouie jusque sous un pin ; ma robe, car bien sûr, j’avais mis ma jolie robe d’été, celle en lin écru… en s’égouttant de l’eau du lac, elle se collait à ma peau ; Antoine, fou d’inquiétude, m’allongeait sur l’herbe ; et là, je revenais à moi, les yeux mi-clos, la bouche entr’ouverte, offerte…

Ça vous surprend, n’est-ce pas, qu’une petite jeune fille de bonne famille comme je l’étais puisse rêver de ces choses. Mais, mon cher, croyez bien que nous sommes toutes comme ça, bonne famille ou pas, toutes, à un moment ou à un autre… toutes, nous voulons ce regard dans vos yeux, nous désirons vos lèvres, vos mains sur nous. Mais vous… vous… trop timides, vous n’êtes pas prêts, ou pas encore, ou pas au bon moment. Vous, vous pensez à vos jeux idiots de garçons, vous reprenez vos vantardises de gamins balourds. Alors, nous, nous réprimons nos désirs, nous reprenons nos jeux idiots de filles, nos bavardages de chipies… nous passons le temps, en attendant que vous…

Ah ! Si seulement quelqu’un vous avait dit cela quand vous étiez adolescent ! C’est bien ce que vous pensez en ce moment, n’est-ce pas ?

 A SUIVRE

 

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