Le Cujas (19)

Sur le front, tout était calme et chacun prenait ses habitudes. Quand Antoine venait en permission, nous sortions sans arrêt… Nous étions encore des jeunes mariés, vous comprenez ? On dansait, on faisait la fête, on riait, on plaisantait même sur cette « drôle de guerre » qui ne voulait pas commencer. Et Antoine repartait, certain de revenir le mois suivant. Et puis, le 10 mai 40, les Allemands ont attaqué. Vous connaissez la suite…

 

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Deuxième partie

Oui, la débâcle. On parlait de milliers de morts dans nos rangs et de prisonniers par dizaines de milliers. Rue de l’Université, tout le monde était fou d’inquiétude. Mon beau-père passait ses journées à téléphoner à ses relations militaires, il faisait le siège des ministères où il avait de la famille, mais personne ne savait rien. Les Allemands avançaient toujours. Il devenait de plus en plus certain qu’ils seraient bientôt à Paris. Le 11 juin en fin d’après-midi, mon beau-père a embarqué tout le monde, famille et domestiques, dans les trois voitures et nous sommes partis pour Vauvenargues. C’est la propriété des Colmont, près d’Aix en Provence. Arrivés à Villefranche sur Saône, on a appris que les Allemands venaient d’entrer dans Paris. A Lyon, sur le quai de Saône, la Rosengart a pris feu. Elle a brulé complètement. Il n’y avait plus assez de place pour tout le monde. Il allait falloir laisser une partie des gens sur place, mais mon beau-père n’a pas eu à choisir : André, le cuisinier, lui a demandé l’autorisation de rejoindre sa famille du côté de La Tour du Pin. Il disait que lui et sa femme Madeleine se débrouilleraient toujours pour arriver là-bas. Monsieur de Colmont donna bien sûr son accord et emmena tout le monde diner à l’Hôtel Royal qui était juste à côté. Le comte connaissait bien le directeur de l’hôtel et il réussit à nous trouver trois chambres. On y a dormi tant bien que mal. Le lendemain matin, le directeur du Royal qui avait un ami dans le gouvernement à Bordeaux nous apprit que Reynaud et Churchill avaient établi un projet de fusion des deux nations, française et anglaise. Cela permettrait de continuer la guerre en mettant toutes les forces françaises et anglaises sous un commandement unique. Le directeur était enthousiaste, et je dois dire que, moi aussi, je trouvais l’idée formidable. Mais le Comte de Colmont trouva cela ridicule et même choquant.
« Les Français ont plus en commun avec les Allemands qu’avec les Anglais, déclara-t-il. La seule chose qui nous uni à l’Angleterre, c’est notre ennemi commun, monsieur Hitler, et encore, c’est probablement provisoire. Fusionner la France et l’Angleterre, ce serait réduire notre pays à l’état de dominion dans l’empire britannique. Cette idée scandaleuse ne tiendra pas longtemps ». Il avait raison : elle tomba avec la démission de Paul Reynaud.

Vers midi, nous nous sommes serrés dans les deux voitures qui nous restaient pour repartir vers Vauvenargues. Deux jours plus tard, en fin d’après-midi, nous sommes arrivés au château. Le comte avait prévenu Mario, le gardien, dès le 11 juin par télégramme de notre arrivée prochaine. Il nous attendait au petit pont…
Mais je ne vous ennuie pas, au moins, avec tous ces détails ?

Vraiment ? Vous savez, c’est la première fois que je parle de cette période à quelqu’un. À présent, je suis entrée dans une autre vie, mais cela me fait plaisir de raconter tout cela. C’est drôle, mais ça me touche que quelqu’un s’y intéresse… Pourriez-me resservir un peu de champagne, je vous prie ?

Merci infiniment, Dashiel. Mario… Je connaissais Mario depuis toujours. Il travaillait déjà au château quand j’y venais petite fille jouer avec Antoine et Georges. Oui, oui, le Georges de la photo… Mario… c’était un hâbleur et un fainéant mais je l’aimais beaucoup. Il était marié à une brave femme, une Italienne qui ne sortait jamais de sa cuisine. J’ai appris plus tard que Mario était un sacré cavaleur… Tout le monde l’aimait, Mario. À nous, les enfants, il racontait des histoires de chasse sur la Montagne Sainte Victoire ou de pêche au large du Cap Canaille. Il avait une belle voix profonde et un merveilleux accent provençal. Il jurait qu’il était imbattable à la palangrotte, au fusil de chasse et à la pétanque. Il apprenait aux garçons à démonter et à remonter son vieux pistolet allemand de la Grande Guerre. Il leur faisait épauler son calibre 12. Une fois même, il les avait fait tirer, chacun deux ou trois cartouches dans la rivière du haut du petit pont. Le bruit était effrayant mais ça faisait de magnifiques gerbes d’eau. Je me souviens qu’à la première cartouche tirée par Antoine, sous l’effet du recul, les chiens du fusil lui avaient écrasé le nez. Il en avait saigné pendant tout le reste de l’après-midi, mais ça ne l’avait pas empêché de continuer à tirer. Heureusement que les parents n’étaient pas là !
À moi, Mario m’apprenait des chansons en provençal. Il me disait que j’étais une si jolie petite fille que jamais personne ne me ferait du mal et qu’il serait toujours là pour y veiller. Je l’aimais parce qu’il nous aimait… Le pauvre est mort bêtement, deux mois après la Libération. Un accident de chasse, m’a-t-on dit ; on a parlé aussi d’un mari jaloux, je ne sais pas…
Encore un peu de cette salade de penne al pesto ? Quelques artichauts alla giudia ? Vous allez voir, c’est très bon.
Bref, Mario nous attendait depuis trois ou quatre jours. Je nous vois encore arrivant à Vauvenargues. En entrant dans le village, nos chauffeurs s’étaient mis à faire sonner leurs klaxons en continu. La grille était ouverte et quand nous sommes arrivés au petit pont, Mario était là, tête nue, en chemise. Il était fou d’excitation, il pleurait de joie, il tournait autour des deux voitures qui roulaient encore, il nommait tous leurs occupants l’un après l’autre : « Monsieur le Comte, Madame, Albert, Célestine… ça fait si longtemps… Ah ! Mademoiselle Isabelle, pardon, Madame Isabelle… Ah ! Ça fait drôle quand même… mais il y a des jours et des jours que je vous attends… vous m’avez fait faire un de ces sangs !… Ah ! Non, c’est pas bien… Mais tout est prêt, vous allez voir, tout est prêt, les chambres, les lits, tout… Laissez, je vais porter tout ça… Donnez-moi seulement une heure, Gina va vous faire un de ces diners…Et Monsieur Antoine ? Il n’est pas là ? … »
Mon beau-père était fatigué et agacé. Il mît fin aux épanchements de Mario en quelques mots : « Cela va bien, Mario. Faites servir le diner dans une heure et demi sur la terrasse du bas, je vous prie. Ce sera tout. » Cela peut vous paraitre un peu dur à l’égard de ce brave homme qui était bouleversé par l’émotion. Ce n’est pas que le comte soit un méchant homme. Il est même généreux avec ses domestiques, il les traite avec respect, mais il ne supporte aucune familiarité, aucune démonstration de sentiments, que ce soit de l’affection, de l’émotion ou de la colère. Un jour, nous parlions de l’absence d’Antoine et je me suis disputée avec lui en lui reprochant cette froideur qui nous glaçait tous. Alors, il m’a dit presque humblement : « Ne m’en voulez pas, Isabelle. J’ai été élevé comme ça… Faire étalage de ses sentiments, c’est faire preuve de faiblesse et de mauvaise éducation. Cela ne les empêche pas d’exister. »
En 1940, le château n’était toujours pas équipé du téléphone. Chaque matin de bonne heure, le Comte descendait à Aix. Il se rendait au bureau de poste de la place de l’Hôtel de Ville et il passait une heure ou deux à tenter de joindre ses amis qui étaient restés à Paris ou qui étaient partis à Bordeaux avec le gouvernement. Un peu avant midi, il rentrait au château, imperturbable. Sur un ton réprobateur, mais sans colère, il commentait l’état de désordre dans lequel se trouvaient cette République et son armée, pas fichues de dire où pouvait se trouver son fils, le Caporal Antoine de Colmont.
Un jour, début juillet, le comte n’est revenu d’Aix qu’au milieu de l’après-midi. Il nous dit qu’il avait rencontré le Général de Chanzy et qu’il avait déjeuné aux Deux Garçons avec lui. Chanzy était en civil, mais bien entendu, mon beau-père ne lui avait pas demandé pourquoi. Le Général savait que toute la garnison de Longwy dans laquelle devait se trouver Antoine avait été faite prisonnière sans résistance ; il y avait toutes les chances pour qu’Antoine soit sain et sauf, interné dans un camp provisoire de prisonniers du côté de Nancy ou de Metz ; l’armistice avait été signé et les soldats français devraient être bientôt libérés. Il était évident que les Allemands n’allaient pas s’embarrasser de centaines de milliers d’hommes à garder et à nourrir. Selon lui, nous devions donc voir Antoine rentrer dans moins d’un mois. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça…
Servez-vous, Dashiel, je vous en prie. Est-ce que vous savez qu’en France, quand on remplit son verre à ras-bord avec la dernière goutte d’une bouteille de champagne, c’est qu’on va se marier dans l’année ? Vous n’êtes pas marié, j’espère ? Non ? Alors, tentez votre chance… C’est cela… Je vais chercher une autre bouteille. A moins que vous ne préfériez quelque chose de plus fort ? Non ? Vous avez raison, il est encore trop tôt. Alors, champagne ce sera !

A SUIVRE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *