Le Cujas (18)

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Première partie

Oui, c’est un appartement agréable. C’est mon refuge…un peu haut perché… presque inaccessible. Venez voir sur le balcon…C’est beau, n’est-ce pas, sous cette lumière. On dirait qu’il va y avoir de l’orage… Vous connaissez un peu Paris, Monsieur Stiller ? Regardez, là, c’est le clocher de Saint-Germain des Prés, et là, les tours de Notre-Dame, la flèche de la Sainte Chapelle. Là-haut, c’est le dôme du Panthéon… et Saint-Étienne du Mont… et là-bas, tout au fond, le Sacré-Cœur… On dirait qu’il n’y a que des églises à Paris… C’est vrai que d’ici, on ne voitpas ces horreurs de la Tour Eiffel ou du Palais de Chaillot… Tenez, ça y est, le vent se lève. Il va pleuvoir. Il vaut mieux rentrer.
Installez-vous. Je vous propose que nous parlions en déjeunant. Vous aimez la cuisine italienne ?

Tant mieux, mais, vous savez, je suis loin d’être une cuisinière, alors j’ai tout fait venir de l’Italien de la rue du Sabot. C’est toujours très bon, mais c’est froid…. Ça ne vous ennuie pas de déjeuner sur une table basse ? Non ? De toute façon, je n’ai pas de salle à manger, pas de vraie table non plus. Il faut dire qu’il est rare que je prenne mes repas chez moi. Mais j’ai pensé que nous serions mieux ici… Venez donc sur le canapé, à côté de moi. D’ici, on a une jolie vue sur les toits.
Donc, vous êtes Dashiel Stiller, vous êtes Américain, journaliste et romancier. Vous vous intéressez à mon mari, qui est mort en Allemagne il y a maintenant un peu plus de trois ans. Voilà ce que je sais de vous. C’est tout ce que m’a dit mon beau-père, le comte de Colmont, quand il m’a demandé de vous recevoir… il est vrai qu’avec lui, les conversations sont brèves.

Ah ! Vous vous en êtes rendu compte ? Il n’a pas voulu vous parler d’Antoine, n’est-ce pas ? Il faut le comprendre, vous savez. Il n’a jamais aimé exposer ses sentiments, et depuis la mort de son fils, il s’est fermé encore davantage. Mais c’est un homme droit et bon et je l’aime beaucoup, bien qu’il m’ait presque bannie de la famille. Enfin, c’est une autre histoire… Ce qui m’étonne, c’est qu’il ait accepté de vous mettre en contact avec moi. Comment avez-vous donc fait pour obtenir une chose pareille ?

Ah ? Vous connaissez le Général de Chanzy.

Belfort ? Oui effectivement, Chanzy y était avec de Lattre en décembre 44. Vous aussi ? Vous auriez pu y rencontrer Antoine. C’est étrange, cette coïncidence… mais vous avez raison, peu importe… Pourriez-vous ouvrir cette bouteille, s’il vous plaît ? C’est un champagne, un millésime 1943. Vous voyez ! Même en 43, la France faisait encore du champagne. Il me vient des Pommery, des cousins de Reims. En principe, il est très bon. Il faut croire que les Allemands n’ont pas tout bu. Merci…
Maintenant dites-moi pourquoi vous vous intéressez à Antoine Bompar de Colmont ? Vous savez, moi, j’ignore à peu près tout de ce qu’il a fait après qu’il se soit engagé dans les FFI puis dans l’armée de Lattre. Je n’en sais pas plus que ce qu’en ont dit les journaux. Et ce n’est pas la lettre que m’a envoyée l’État-Major avec sa Croix de Guerre qui m’en a appris davantage. Il y a une organisation d’anciens combattants qui rassemble cette sorte de témoignages. Vous aurez plus de chance avec eux qu’avec moi. Je suis sûre d’avoir leur adresse quelque part. Ils m’ont écrit l’année dernière. Non ? Ce n’est pas cela que vous cherchez ? Alors quoi, s’il vous plait ?

Sa vie ? Vous voulez que je vous raconte sa vie ? Mais pour quoi faire ? Et pourquoi lui ?

Sur le plan littéraire, l’idée est originale… une sorte d’a priori, un exercice imposé… rassembler quelques personnages pris au hasard sur une photo, suivre leurs histoires… Oui, ça peut être intéressant… Vous savez, j’écris moi aussi.

Des poèmes surtout, quelques nouvelles, mais depuis six mois, j’ai un roman en chantier, un roman d’apprentissage. C’est un peu autobiographique bien sûr. Mais revenons à votre projet : j’avoue que voir la vie d’Antoine et, par la même occasion, la mienne exposées dans un roman, ça ne m’enchante pas vraiment.

Dans ces conditions, évidemment, ce pourrait être différent. Et puis, ça ne serait probablement publié qu’en Amérique… J’aimerais quand même qu’avant la parution vous me promettiez de me montrer le manuscrit de ce que vous raconterez sur nous, quels que soient les noms que vous nous donnerez dans votre livre. D’accord ?

Alors, cette photo ?… Mon Dieu !

Veuillez m’excuser, mais je ne la connaissais pas… ça m’a fait un choc de voir Antoine, si vivant, si insouciant et si sérieux à la fois, comme il pouvait l’être. Regardez-le, là, concentré, en train de réfléchir à la contradiction qu’il va apporter à Georges sur un sujet hautement intellectuel ou totalement futile. J’ai l’impression de les entendre encore, tous les deux, parler de la montée du National-Socialisme en Allemagne ou du dernier film de Duvivier.

Georges ? Georges Cambremer. C’est un homme important, à présent. Antoine et lui étaient amis d’enfance. Il a été témoin à notre mariage. La jeune femme au chapeau ? Non, je ne la connais pas. Une amie de Georges, probablement. Je me souviens qu’à un moment, il aimait fréquenter ce genre de fille… Antoine… et son affreux costume vert ! … et cette canne !… J’avais eu toutes les peines du monde à lui faire abandonner cette horrible chose torsadée. Nous étions plutôt progressistes à l’époque, alors un jour, je lui ai dit que sa canne me faisait penser au gourdin des fascistes. Je m’en souviens très bien, nous étions en train de traverser le Pont Neuf. Il s’est arrêté net. Il m’a regardée dans les yeux et, le plus sérieusement du monde, il m’a dit « Gentille Isabelle, mon âme profonde, ma conscience, vous venez de m’ouvrir les yeux sur le honteux symbole sur lequel, jusqu’à présent, je m’appuyais en toute innocence, croyez le bien. Que le sacrifice de ce fidèle mais stupide alpenstock soit le gage de l’amour que je vous porte depuis si longtemps et que désormais, je vous porterai toujours !» Et dans un grand geste théâtral, il a jeté sa canne à la Seine, et puis tout de suite, presque sur le même ton, il a ajouté : « Isabelle, accepteriez-vous de devenir ma femme ? » Comme je restais stupéfaite, sans savoir que penser, il a mis un genou en terre, il a pris ma main et, revenant au tutoiement, il m’a dit doucement : « Je suis sérieux, Isabelle : veux-tu devenir ma femme ? » Incapable de dire un seul mot, je restais là, à le regarder d’un air idiot. Alors, revenant à son ton mélodramatique, il m’a suppliée : « Je vous en supplie, Isabelle, dites oui ou je plonge récupérer ma canne ! »
J’ai dit oui, bien sûr. C’était le 12 avril 1939, un mercredi, il était trois heures moins le quart…
Cette salade de pâtes manque de sel, vous ne trouvez pas, Monsieur Stiller ? Non, non, ne vous levez pas. Je file à la cuisine et je reviens dans une minute. Servez-nous donc à boire en attendant.

Voilà, ce n’était pas long, vous voyez.
Antoine et moi, nous nous sommes mariés deux mois plus tard, en juin. Nous sommes partis tout de suite en voyage de noces. Une croisière autour de la Méditerranée, un ami du comte nous avait prêté son voilier avec son équipage. C’était merveilleux. Les temps étaient troubles mais nous avons pu faire escale à peu près partout, Naples, Syracuse, Athènes, les iles grecques, Constantinople, Byblos… Le jour de la déclaration de guerre nous venions d’accoster à Alexandrie. Antoine n’a eu de cesse que de rentrer à Paris. Nous avons filé droit vers Marseille. Arrivés à Paris, nous avons trouvé son ordre de mobilisation, et quelques jours plus tard, il est parti pour la région de Metz. Moi, je me suis installée provisoirement dans une petite dépendance au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Colmont, rue de l’Université. Cela paraissait pratique et surtout, on ne pensait pas que la guerre allait durer bien longtemps. Au mois d’octobre, je me suis inscrite à la Sorbonne en lettres classiques et j’ai commencé à mener une petite vie tranquille, entre le Faubourg Saint Germain et le Quartier Latin. C’était un peu comme si j’avais un mari en voyage d’affaires. Sur le front, tout était calme et chacun prenait ses habitudes. Quand Antoine venait en permission, nous sortions sans arrêt… Nous étions encore des jeunes mariés, vous comprenez ? On dansait, on faisait la fête, on riait, on plaisantait même sur cette « drôle de guerre » qui ne voulait pas commencer. Et Antoine repartait, certain de revenir le mois suivant. Et puis, le 10 mai 40, les Allemands ont attaqué. Vous connaissez la suite…

A SUIVRE

 

3 réflexions sur « Le Cujas (18) »

  1. Non, je n’en ai pas marre et n’attends pas le grand œuvre : nous sommes en plein dedans ! Je savoure chaque jour, certes silencieusement, cet art magnifique des niveaux de langage et de pensée, dont la variété demande tout à la fois une grande connaissance (qu’elle soit vécue ou livresque importe peu) des milieux abordés et une réelle finesse d’écriture.
    J’ignore quelle sera la suite, et j’ai cru comprendre que l’auteur aussi, mais la succession des narrations est un régal.

  2. Ha! Au fil des Cujas et des Rendez-Vous à Cinq Heure, nous découvrons un peu plus les goûts cachés de l’auteur. Celui pour le milieu interlope des petites frappes, des poules et des hommes, les vrais, ceux qui donnent des coups, prennent les sous, etc, à celles comme cette Armelle (provinciale mais plutôt opportuniste) qui les ont dans la peau et s’y soumettent fidèlement. Admettons qu’il ne s’agisse pas d’une nostalgie pour une époque révolue mais plutôt d’un matériau imaginaire pour un roman genre 4ème République. Bon! Il est temps maintenant que ce roman se concrétise, les acteurs sont en scène, ils sont bons dans leur rôle, on en a marre d’attendre le Grand œuvre.

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