Le Cujas – Chapitre 5 – Achir Soltani

Chapitre 5 — Achir Soltani

C’est ça, Monseigneur, installez-vous, prenez votre temps. Moi, vous savez, j’ai rien sur le feu. Vous m’avez apporté des cigarettes ? Ah oui, c’est bien ! C’est Simone qui vous a dit la marque ? Un chouette fille Simone. Elle me laisse pas tomber, elle, au moins. C’est pas comme d’autres… Bon, qu’est-ce que vous voulez ? Parce que sur votre demande de visite, y avait juste écrit : « Entretien préparatoire à l’écriture d’un roman ». Ça veut dire quoi, ça ? Vous voulez écrire un roman sur moi ? Vous êtes sûr, Arthur ?

Sur moi et sur d’autres ? Qui ça, donc ?

Tiens, c’est drôle, cette photo. J’y ai pensé pas plus tard qu’hier soir. Marrant, non ? J’avais dix-sept ans. C’était le bon temps… Bon, là, c’est Sammy. Le grand brun, je sais pas. Après, c’est Simone, et celui-là, c’est l’aristo ; de Colmont, qu’il s’appelait. L’ouvrier au bar ? Inconnu au bataillon. La bonne femme, ça doit être la patronne et à côté, le loufiat. Z’auriez pas du feu, Monseigneur ?

Sammy ? Vous voulez que je vous parle de Sammy ? OK ! Ça gaze ! Je vous parle de Sammy ! Sammy et moi, on était comme les deux doigts de cette main. On se quittait jamais. D’ailleurs, on s’est jamais quitté jusqu’à ce qu’il se fasse piquer par les doryphores !

Ben quoi, vous savez pas ? C’est les chleuhs, les Fritz, les boches… Les allemands, quoi ! Eh ben, ils l’ont ramassé un matin et on en a plus jamais entendu parler. Forcément ! Ils l’ont envoyé à Treblinka, alors tu penses ! Mais Simone a dû vous raconter, elle était là quand il s’est fait épingler.

Ah, je vais trop vite ! Vous voulez que je vous raconte comment j’ai rencontré Sammy ? À vot’service, Monseigneur, tant que vous avez des cigarettes, moi, je raconte. Eh ben voilà. C’était à peu près un an, un an et demi avant la photo. À l’époque, j’habitais chez mes vieux, à Puteaux. Le père travaillait chez Renault à Billancourt et ma mère, elle faisait des ménages à Neuilly. Ils étaient arrivés d’Es Senia en 1910 ; c’est à côté d’Oran, en Algérie. Mais moi, je suis né à Paris, mon cher, juste à la fin de la guerre. Mon père y avait passé quatre ans, et presque tout le temps dans les tranchées ; il avait été blessé deux fois ; on l’avait même décoré pour ça ; il était pas peu fier, le vieux. Mais, quand il a été démobilisé, tout ce qu’ils ont trouvé pour le remercier, ça a été de lui donner un boulot chez Renault. La paye était pas bien grosse, mais maman travaillait aussi, alors ça allait. On roulait pas sur l’or, mais ça allait. Quand j’ai eu quinze ans, le père a voulu me faire entrer comme apprenti chez Renault. J’ai d’abord fait deux mois dans l’atelier d’emboutissage et puis deux mois dans l’atelier de peinture. Quand ils m’ont dit que j’étais bon pour une embauche à la peinture, je suis parti en courant. Vous avez déjà vu un atelier de peinture de bagnoles ? Non ? Ben tant mieux pour vous ! C’est à peu près ce qu’il y a de pire. La chaleur, la saleté, les odeurs… ; toute la journée, on respire des drôles de produits chimiques, à vous faire des trous dans les éponges. J’ai juré que j’irai jamais plus dans une usine. Ça a fait pas mal de chambard à la maison, mon père qui gueulait, ma mère qui pleurait, mais moi, j’ai tenu bon. J’ai dit que je me débrouillerai très bien tout seul et j’ai claqué la porte. Depuis, j’ai jamais revu mon père. Il est même pas venu me voir à la Santé. Ma mère, elle, elle est morte il y a deux ans. Au moins, elle aura pas vu ça. Bon , enfin… J’ai claqué la porte. Je faisais partie d’une bande à Nanterre, oh ! pas bien dangereuse, la bande, mais on faisait des petits vols à l’arraché, ou dans les entrepôts la nuit, ou dans les magasins. Les gars m’ont trouvé de quoi loger sur une péniche du côté de Chatou. C’était un vieil anar qui abritait les jeunes de banlieue qu’avaient des problèmes avec les flics. Ça sentait mauvais sur ce rafiot ! Il devait bien y avoir deux cents chats là-dedans, autant de chiens, et pas mal de graines de voyous ; mais on rigolait bien, on était jeunes. Bon, un soir avec trois copains, on décide de descendre en ville. La semaine d’avant, on avait trouvé un lot de batteries de voitures au cul du camion et on les avait pas mal vendues à un garagiste de Courbevoie. C’est pour ça qu’on était bien chargés en oseille. On faisait la java du côté de Blanche. Les copains étaient plutôt imbibés, mais pas moi, je bois jamais d’alcool. À un moment, j’ai jamais su pourquoi, y a Hafid qui s’empoigne avec une fille en train de fumer sur le trottoir. Il lui file une grosse beigne et voilà la fille qui saigne du nez et qui gueule au charron. Deux mecs rappliquent, un gros costaud et un petit, enfin… de ma taille, quoi. Ils disent que la fille est une amie à eux et que c’est pas des manières ; on leur demande si eux aussi par hasard, ils veulent pas des baffes ; bref le ton monte et de fil en aiguille, on commence à se bigorner. Nous, on est quatre et ils sont que deux, et pour eux, ça risque de devenir coton, mais au bout de deux minutes, y a le petit qui sort un flingue. Mes trois copains se carapatent vite fait mais moi, je sais pas ce qui me prend, je fais le fier et je sors le couteau. Contre un flingue, j’avais pas une chance, vous pensez, mais vas-y donc, et que je te fais le malin et je me mets à te balancer des insultes au petit mec au pistolet. Et tout d’un coup, j’en prends une bonne sur l’arrière du crâne. Ça me fait tomber par terre. C’était le costaud qui m’était passé par derrière pendant que je surveillais le flingue. Et là, les deux gonzes m’entreprennent à coups de savates. J’en prends plein la tête, plein les côtes, plein les jambes, je saigne de la bouche et du nez, j’ai mal partout, mais au lieu de me mettre en boule et d’attendre que ça passe, j’arrive à me relever. J’ai perdu mon couteau, j’y vois presque plus, mais j’essaie encore de leur cogner dessus. J’en prends encore deux ou trois sévères et puis tout d’un coup, plus rien. J’entends : « Arrête, petit, tu vas finir par te faire du mal. » Mais moi, complètement cinglé, je lui balance : « Lâche ton pétard, hé, minable, et tu verras à qui il va faire du mal, le petit ! » et je continue à gesticuler à l’aveugle, mais pas longtemps, parce que le gros que je surveillais plus vient me ceinturer par derrière. Alors, Sammy, parce que c’était lui, bien sûr, Sammy s’approche et me flanque son feu sous le nez : « Arrête, qu’on te dit. Tu trouves pas que t’en a assez fait comme ça ? Tu trouves pas que tu l’as assez montré que t’en avais ? Tu veux quand même pas qu’on te rectifie parce que t’as filé une correction à une gonzesse. » Alors, moi, comme un gamin à l’école : « Et en plus, c’est même pas moi qui l’ai tapée, la fille, c’est Hafid ». Et, je vous jure, vous allez pas me croire, quand je dis ça, je peux pas m’empêcher de me mettre à pleurer ! La honte ! Et au lieu de se foutre de ma gueule, je vois Sammy qui sourit et qui dit : « Écoute petit, calme-toi. Roger va te lâcher doucement, tu vas te détendre, tu vas respirer un bon coup et on va tous les trois aller boire un scotch à ta santé. » Voilà, c’était ma rencontre avec Sammy. Un vrai gentleman, Sammy. C’est cette nuit-là qu’on est devenus copains, plus que ça, même, amis, à la vie, à la mort… jusqu’à ce que les fridolins…mais ça, je vous l’ai déjà dit …

Ben, après, on a commencé à travailler ensemble. On faisait des vols à la roulotte, des cambriolages, des trucs pas trop méchants. Mais de temps en temps, la nuit, à Pigalle, on braquait le bourgeois en goguette. Sammy donnait aussi dans le racket pour le compte du Suédois. Alors je l’accompagnais. Avec ses beaux costumes, son air gentil et sa voix douce, y en avait pas beaucoup des comme lui pour flanquer la frousse aux mauvais payeurs. Le Suédois était content des résultats. Un soir, y a Sammy qui me dit : « Faut qu’on passe à l’Auberge Landaise. Y parait que le patron du bistrot est récalcitrant ! » En fait de patron récalcitrant, quand on est arrivé, toute la bande était là, verre en main et le Suédois au milieu. « Faites péter le champagne ! » qu’il criait. La fête, c’était pour moi, j’étais accepté officiellement dans la bande. Le plus beau jour de ma vie… Même que pour vexer personne, j’ai dû boire deux verres de Dom Pérignon. Membre officiel de la bande du Suédois, à même pas dix-sept ans ! Ça voulait dire que personne n’oserait plus me toucher ni même me manquer de respect. Ça voulait dire que j’aurai toujours du boulot, que je serai toujours protégé par les gars de la bande et en cas de besoin, que je serai défendu par les avocats du Suédois. Le début de la réussite, quoi ! Grace à Sammy, tout ça ! Quand je pense que ces salauds de boches… Enfin…

C’est Sammy qui m’a tout appris. D’abord c’est lui qui m’a fait connaitre ma première femme. Vous me croirez si vous voulez, mais quand j’ai rencontré Sammy, j’étais encore puceau. D’ailleurs, je crois bien que dans la bande de Nanterre, on était tous à peu près dans le même cas. Oh, c’est sûr que le soir, sur la péniche, les mecs se vantaient de leurs prouesses avec les filles, mais personne n’y croyait vraiment. Quand Sammy a compris que j’avais jamais connu le grand frisson, il m’a emmené rue Delambre, là où les filles sont plus chic qu’à Pigalle ; il a choisi pour moi, il a payé et il m’a dit : « Vas-y, mon gars et prends ton temps. Je t’attends au Rosebud.  » Ben, ça, j’ai jamais oublié. C’est des trucs qui soudent, vous trouvez pas …

Après, il m’a appris à m’habiller. C’est qu’il avait une sacrée classe, Sammy. Regardez sur la photo… la veste bleue à reflets, la cravate verte, le chapeau mou de chez Motsch … vous voyez la recherche, l’élégance ? Et encore, on voit pas le pantalon ! Assorti à la cravate, qu’il était. La classe ! C’est lui qui m’avait fait acheter la veste marron et le gilet bleu que j’ai sur la photo. Pas mal, hein ? Moi, je voulais m’acheter aussi un feutre de chez Motsch comme le sien mais il pas voulu. Il disait que c’était pas mon style, mais moi, je savais bien qu’il voulait pas que j’ai l’air distingué comme lui, et qu’il aimait mieux que je porte la casquette. Mais j’étais pas jaloux, je lui en voulais pas. C’était mon boss, après tout. Alors, j’ai acheté la casquette marron. Je l’ai portée longtemps, celle-là. C’est pour ça que dans le milieu, on s’est mis à m’appeler Casquette, même après quand j’en ai plus porté. Après, il m’a donné des conseils pour trouver une fille et la mettre au boulot. Lui, il en avait deux, Louise et Simone. Je crois bien que ni l’une ni l’autre, elles n’ont jamais su qu’elles se partageaient le même bonhomme. Je me souviens, il disait : « Tu traines le matin du côté de Montparnasse ou de Saint-Lazare — ah ben oui, c’est ça le problème, faut se lever de bonne heure — et tu repères une fille qu’a l’air un peu perdue et tu l’entreprends gentiment. « Bonjour, Mademoiselle, il fait beau, hein ? » ou alors « Vous êtes perdue ? je peux vous aider ? » L’essentiel, c’est qu’elle réponde quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose, et là, tu embrayes et c’est à moitié gagné. » Il disait aussi : « Si elles sont deux, c’est pas plus mal. Elles se sentent plus en confiance. Mais ce qui est le plus important, c’est de prendre son temps, pas leur faire peur, être gentil, poli, drôle, amoureux. Et puis, un jour, tu sens que tu peux lui demander de se mettre au turbin. Souvent, au début, elles râlent, elles veulent pas. Et là, c’est à toi de voir : tu cognes tout de suite ou tu laisses passer deux ou trois semaines avant d’en reparler. Ça finit toujours par marcher… » Ma première, on l’a draguée ensemble. Elle s’appelait Mauricette. On l’a bien travaillée à deux, et au moment de conclure, il s’est écarté. Un vrai gentleman, Sammy. Mauricette, je l’ai gardée un an et puis, dette de jeu, dette d’honneur, je l’ai refilée à Max, le gorille du Suédois. Elle doit être à Tanger à l’heure qu’il est, ou ailleurs, va savoir.

Max, c’était le gorille du Suédois. Cent vingt-cinq kilos de muscle, pas deux grammes de cervelle. En fait, il s’appelait pas Max. Je crois que son nom c’était Bernard, mais on l’appelait Max à cause de son poids, vous comprenez, Max pour Maximum. Ils l’ont fusillé à la Libération. Ils ont dit que c’était un collabo. Je suis sûr qu’il a pas compris ce qui lui arrivait.

Dans la bande, y avait aussi Tony. Tony, c’était le second du Suédois, son conseiller. On l’appelait Le Bavard parce son père était avocat et qu’il avait passé un an à la Fac de droit. Sa spécialité, c’était le cambriolage en douceur et le contact avec les fourgues. Il a failli se faire fusiller avec Max, mais il a réussi à ficher le camp en Corse, dans sa famille. Il a ouvert un bistrot à l’Ile Rousse.

Il y avait Marcel, Momo, un as de la mécanique. Sa spécialité c’était chauffeur. C’est aussi lui qui volait les tires quand on en avait besoin.

Ensuite, y avait Joseph. Tout le monde l’appelait Pirate. Vous savez pourquoi ? Vous allez vous marrer : son blaze, c’était Ponce, Joseph Ponce. C’est Tony qui lui avait trouvé son premier surnom : Pilate, à cause de Ponce Pilate, vous comprenez, et puis pour rigoler, c’est devenu Ponce Pirate, et puis Pirate tout court. Sa spécialité à Pirate, c’était pickpocket ; et aussi faussaire, un peu.

Et puis y avait Sammy et moi. Sammy s’occupait surtout de racket et du recrutement des filles, et moi, du racket aussi, avec Sammy, et de corriger les filles quand il le fallait, même les marquer un peu au couteau si c’était vraiment grave, et puis aussi en cas de besoin de suriner un quidam qu’aurait trop marché sur les plates-bandes au Suédois. Mais ça, y a jamais eu besoin.

Max et Sammy sont morts, maintenant ; Tony est parti et moi j’ai pris mes distances, mais le Suédois est toujours là et il nous a remplacé par des types que je connais à peine. Sa bande s’est bien renforcée pendant l’Occupation ; elle est encore plus forte qu’avant. C’est pour ça que je vous en dirai pas plus sur lui. C’est qu’il a des oreilles et des gros bras partout, le Suédois, et même ici.

De toute façon, je vous ai dit, si vous racontez ça à quelqu’un, je dirai que j’ai tout inventé, que c’était de la blague, juste des trucs pour que vous m’aidiez à cantiner. Et puis, quand vous sortirez votre bouquin, si jamais il y a des vrais noms et des vraies adresses, je vous assure que moi ou mes copains, on saura vous retrouver.

Non, je me fâche pas, mais je vous préviens, c’est tout. C’est que je suis en tôle, moi, que mon procès est pas fini, et que ça serait pas le moment d’en rajouter pour fournir des billes à cette saleté de procureur. Surtout que j’ai toutes les chances de m’en sortir avec deux ou trois ans de cabane. Mon bavard m’a dit qu’on allait changer de cheval : on va laisser tomber la thèse de l’accident, on va plaider la légitime défense. On va sortir des témoins de partout. Et ça, c’est imparable. Donc en attendant, motus sur ma carrière. Compris ?

Bon, la guerre maintenant. Le début de l’année 39 est pas mauvais du tout : j’ai une fille qui marche bien et une autre, Joselyne, qu’est sur le feu. Et puis vlan ! La mobilisation ! En plein mois d’août, juste au moment où les caves sont seuls à Paris, sans bobonne, et où les touristes veulent gouter à la vie parisienne ! Juste au moment où il faut surveiller les filles de près. Et me voilà parti à Compiègne pour la conscription et le conseil de révision. Compiègne ! Tu parles d’un bled. Enfin bon… Sans que je demande rien, il y a une des filles de la bande qui vient me voir de Paris — je suis sa sœur, qu’elle dit — et qui me refile trois ou quatre pilules miracle. « De la part du Suédois », elle me dit. « T’en prends une seule une heure ou deux avant de voir le toubib et tu laisses venir. T’inquiètes pas, ça secoue un peu, mais ça dure pas, pas plus d’un jour ou deux. » C’est ça d’être de la bande du Suédois. On vous laisse pas tomber. On s’occupe de vous. On se sent pas tout seul. Ça secoue un peu, qu’elle avait dit ! Ça dure pas ! Tu parles, Charles ! Cinq jours, cinq jours et cinq nuits je suis resté à l’infirmerie. J’avais chaud, j’avais froid, j’avais mal au crâne, mal au cœur, mal au ventre, mal aux cheveux, mal aux ongles même, je savais plus où j’habitais, je voulais mordre tout le monde, je disais n’importe quoi, je pleurais, je ricanais… Attention, hein ! Je faisais pas exprès. Ça me venait tellement tout seul que je pouvais pas m’en empêcher. Au bout de six jours, j’étais calmé, mais j’étais encore tout patraque. Ils m’ont dit : « Rentrez chez vous. Allez voir un médecin civil, nous on veut plus vous voir. Allez, bon vent ! » Ils m’ont donné des tas de papiers signés, tamponnés, comme quoi j’étais inapte à la guerre. Quand je suis arrivé à l’Auberge Landaise, j’ai retrouvé presque tout le monde. Y avait Sammy et Tony qu’avaient eu les mêmes pilules. Tous inaptes ! On a fait une de ces javas !

Après, on a repris notre train-train un peu au ralenti ; forcément, dans Paris, y avait moins d’hommes en âge de consommer… jusqu’à ce que les Schleus débarquent. Les verts de gris dans la capitale, ça nous a d’abord foutu un coup, vous comprenez. C’est notre côté patriote, ça nous mettait le moral à zéro. On a beau être voyou, on est français, quand même. Mais on a vite compris l’occasion, Sammy surtout. Un soir, il me dit comme ça :  » Tu te rends compte un peu ? Tous ces soldats, tous ces officiers ! Ils sont jeunes, en pleine forme, ils ont gagné la guerre, ils ont tous les droits et ils arrivent dans la ville qui les fait rêver depuis tout petit. Paris ! Ach, Parisse ! les monuments, les petites mademazelles, le champagne et tout ! Il faut leur en donner, et tant qu’ils en veulent ! Enfin, je veux dire, leur en vendre ! Casquette, c’est notre chance.  » Et il me raconte ce qu’il a en tête :

« On monte un bordel, mais de luxe, hein ! On fait rentrer le Suédois pour dix pour cent pour qu’il nous laisse tranquille et on se met tous les deux, toi pour quarante et moi pour cinquante pour cent parce que j’ai eu l’idée. J’ai repéré une chouette baraque du côté de la barrière de la Muette. On devrait l’avoir pour pas cher, le proprio a fichu le camp en Amérique. On charge Simone de recruter le cheptel, tu surveilles les travaux, et moi je prends contact avec les huiles, la Préfecture, la Kommandantur et tout ça. Dans un mois, on ouvre et on verra ce qu’on verra. J’ai déjà le nom : Le Marquis. La classe, non ? Tu marches ? » Vous pensez si j’ai marché ! Quarante pour cent d’un claque de luxe à mon âge, et sans apport, je pouvais pas rêver mieux. C’est vrai que le Suédois, il a pas marché pour dix pour cent mais pour vingt. C’est vrai aussi que du même coup Sammy a fait passer ma part de quarante à trente. Mais qu’est-ce que je pouvais faire à ça ? Sammy aurait très bien pu monter le truc sans moi, tandis que moi, je pouvais rien faire sans lui. Donc, j’ai dit d’accord. Et c’est parti comme en 14 ! Mais là, y a pas eu de bataille de la Marne, y a pas eu de Verdun, ça a marché tout de suite, et du feu de Dieu, mon neveu ! En trois ou quatre semaines, le Marquis devient le claque de la Wehrmacht et de la haute. Au bout d’un mois, on n’accepte plus les soldats ni les sous-offs, encore une idée de Sammy. On monte les prix, on aménage le sous-sol en boite de nuit, avec un petit orchestre et un spectacle, s’il vous plait ! La grosse affaire. Simone drive les filles, elle organise les permanences et elle règle les petites histoires, Sammy accueille les huiles et gère les finances.

Moi ? Je m’occupe de la discipline chez les filles et de la protection du Marquis. Parce qu’on a fait des envieux, forcément, et puis aussi du tort à deux ou trois clandés de deuxième zone. Alors, il y en a qui viennent pour essayer de faire peur aux clients et aux filles. J’ai embauché deux malabars pour ça. Un devant la porte, et l’autre en réserve à l’intérieur. On finit par nous laisser tranquilles. Une fois le Suédois et les filles payés, il en reste pas mal, bien assez pour mener une vie de pacha, et même faire des économies pour les mauvais jours, on sait jamais. Avec Joselyne, c’était ma régulière à l’époque, on se fait des sacrés petits week-end tous les deux au bord de la Marne, ou alors avec Sammy et Simone, on va au bord de la mer dans sa Delahaye 135. La grande vie… Les Allemands nous fichent plutôt la paix, parce que tous les soirs il y a deux ou trois de leurs colonels et souvent même un général dans la salle ou dans une chambre. C’est grâce à ça aussi qu’on obtient tous les ausweiss qu’on veut pour circuler et acheter de l’essence. Les flics français, c’est pareil. Ils n’osent pas entrer chez nous, ils ont trop peur de tomber sur un commissaire, un type de la Milice ou un haut fonctionnaire de Vichy. Et tout ça va bien jusqu’à Juillet 42. Et là, d’un seul coup d’un seul, les Allemands décident d’embarquer les juifs. Ça faisait un bout de temps que ça couvait et j’en avais parlé à Sammy. Vers le mois d’avril, je l’avais prévenu : « Y a des clients qui racontent que des choses se préparent contre les juifs. Tu devrais faire gaffe, tu devrais te mettre au vert à la campagne, le temps de voir venir.  » Mais il voulait rien savoir. Il disait : »J’ai pris mes précautions. Quand j’ai rencontré le Suédois, il m’a fait faire des papiers. Je m’appelle Philippe Portier, né à Guéret dans la Creuse, fils de Albert Portier et Noémie Crampon, tout ce qu’il a de plus catholique. Tu vois que je risque rien. » Eh ben, ils l’ont embarqué quand même. Simone a dû vous raconter. Treblinka, ça vous dit quelque chose ? À l’époque, personne avait jamais entendu parler de ce bled, mais depuis, tout le monde connait. Pas une chance qu’il avait de s’en sortir, Sammy, le pauvre. Simone a complètement craqué. Je suis allé la voir pour lui remonter le moral. « La vie continue « , je lui ai dit, « J’ai absolument besoin de toi pour faire tourner le Marquis, j’y arriverai jamais tout seul » et tout ce genre de salades qu’on dit dans ces cas-là. Elle a fini par refaire surface. On a travaillé ensemble, déjeuné et dîné ensemble, et puis de fil en aiguille on a fini par coucher ensemble. On a commencé par se réorganiser : on s’est mis à égalité Simone et moi, quarante-quarante pour nous et toujours vingt pour cent pour le Suédois. Pas question d’avoir des problèmes avec lui en ce moment. Simone a remplacé Sammy pour recevoir les clients, j’ai embauché un cousin d’Oran pour surveiller les filles et deux gorilles de plus pour la sécurité et tout a continué gentiment comme avant.

Ben, vous savez, dans la vie, on est jamais tranquille. Tout marchait comme sur des roulettes, mais voilà que les Américains débarquent en Normandie. À Paris, les Allemands commençaient à s’énerver et nos huiles françaises étaient carrément en pleine panique. C’était pas bon pour les affaires. Trois jours après le débarquement, tout le monde était persuadé que les Allemands n’en avaient plus pour très longtemps. Il fallait leur pomper le plus de fric possible avant qu’ils s’en aillent ! Alors, on a organisé une grande fête. On a invité tous les officiers qu’avaient pas encore rejoint leur régiment et toutes les huiles qui n’étaient pas encore partis se planquer à la cambrousse. Une nouba comme on n’en avait pas vu depuis le tsar de toutes les Russies, mon zami ! Deux jours, ça a duré. Il a fallu aller chercher du cognac et du champagne dans la réserve, à Gentilly. A la fin, tout le monde pleurait, les filles comme les clients. Un mois de recette en deux jours ! Et puis, après ça on a fermé. On a envoyé les filles chez un ami, à Orléans et Simone et moi, on est parti en douce dans le Morvan. Et puis on a attendu, planqués, un mois, deux mois, trois mois. On recevait des nouvelles par Momo. À Paris, les choses redevenaient normales. Bien sûr, y avait plus d’Allemands, mais le marché noir continuait et les soldats américains parcouraient Paris à la recherche de filles couleur locale. Un jour, le Suédois nous fait dire par Momo que le proprio de l’hôtel particulier de la porte de la Muette est mort en Amérique, que la baraque est toujours vide et que personne s’y intéresse, bref qu’il est temps de rouvrir le Marquis. Alors, Simone et moi on est rentré à Paris, on a fait revenir les frangines d’Orléans, on a fait un peu de ménage et on a rouvert le Marquis. Avec l’épuration qu’était en cours, tous ces types qu’on mettait en prison, toutes ces filles qu’étaient tondues par des excités, on craignait un peu d’avoir des ennuis avec les Résistants de la dernière heure. Alors, on a été discret ; on a décroché l’enseigne qu’était au-dessus de la grande porte et on a mis sur la grille du jardin une plaque en cuivre à peine plus grande qu’une carte postale qui disait « La Marquise de la Muette – Club privé ». Et puis on a fait passer le mot aux portiers d’hôtels et aux taxis : le Marquis a rouvert au même endroit mais sous un autre nom. On fait dire aux flics de l’Occupation qui sont restés en poste, en bon nombre d’ailleurs, qu’ils ont intérêt à regarder ailleurs que vers La Marquise, parce qu’on a des souvenirs précis de certaine soirées au Marquis qu’ils aimeraient pas bien qu’on ravive. Eh bien, il a pas fallu deux mois pour que ça reparte ; pas comme avant, faut avouer ; d’abord c’était pas tout à fait la même clientèle : les Américains remplaçaient les Allemands et les Résistants de tous poils remplaçaient les Collabos, mais un homme, c’est un homme, et puis faut savoir s’adapter. En tout cas, le fric rentrait à nouveau ; moins qu’avant, mais quand même. Deux ans, ça a duré, deux  ans exactement.

Et puis un jour, la catastrophe : j’ai une embrouille avec Momo ; un truc vraiment idiot : il arrive à « La Marquise » en plein boum en gueulant que je lui dois de l’argent, que je l’ai pas payé de ses services de quand j’étais dans le Morvan. Je lui dis qu’il a été payé par le Suédois et que ça va bien comme ça. Il veut rien savoir et recommence à faire du barouf. Je lui dis qu’on va parler de tout ça, mais pas devant les clients, plutôt à la cave où on sera plus tranquilles pour causer. Momo dit d’accord et là, c’est le drame ! Le maladroit s’emmêle les pieds dans l’escalier et vient se fracasser la tête sur le coin de la chaudière. Il clamse sur le coup, le con. Alors moi, bon citoyen, j’appelle les flics. Et les voilà qui rappliquent en fanfare. Ils me disent que c’est moi qui l’ai buté, que ça les étonne pas, que ça fait longtemps qu’ils m’ont à l’œil, que sur moi, ils en ont long comme ça, et patati et patata. Ils m’embarquent aussi sec dans le panier à salade. Arrivé à la maison Poulaga, ils commencent à me travailler sérieusement, d’abord à la grande baffe dans la gueule et puis au bottin sur le crâne. Au bout de trois heures, j’avais toujours pas moufté. Alors, ils disent qu’ils sont fatigués, qu’ils vont dormir et qu’on reprendra demain matin. Mais le lendemain, il y a un avocat qui arrive. C’est Simone qui lui a téléphoné. « Il s’agit de toute évidence d’un regrettable accident », qu’il dit. « Mon client est un honorable commerçant, propriétaire d’un club privé dont les membres sont des citoyens respectables et haut placés qui tiennent Monsieur Soltani en haute estime. C’est en particulier le cas de Monsieur Danjou, chef de Cabinet du Ministre de l’Intérieur, qui serait désolé d’apprendre le traitement de faveur qui a été réservé à mon client… ». Les flics, ça les fait réfléchir. Une heure plus tard, l’air pas content, ils me détachent du radiateur et ils me laissent rentrer chez moi. Le vrai problème, c’est qu’ils sont revenus le lendemain matin avec un mandat et qu’ils ont trouvé dans le tas de charbon une pelle avec des cheveux à Momo collés dessus. Du coup, on m’emmène Quai des Orfèvres et j’ai beau dire que cette pelle, je l’avais jamais vue, on m’inculpe pour homicide volontaire. La suite, vous devez la connaitre, c’était dans tous les journaux : un procès à toute allure, deux mois d’instruction, deux jours de procès, et une condamnation à quinze ans pour meurtre. Mon avocat est content ; il dit que quinze ans pour un meurtre, c’est pas cher payé, surtout de nos jours ; il dit qu’en appel, je pourrais bien prendre le double, ou même écoper de la lucarne si jamais ils décidaient que c’était plus un assassinat qu’un meurtre. « Vous êtes peut-être content, que je  lui dis, mais moi, je suis pas content du tout ». Je trouve que quinze ans, c’est quand même un peu long pour un regrettable accident, qu’il s’est débrouillé comme un manche et que je compte bien faire appel mais avec un autre bavard. C’est ce que j’ai fait. On est en train de trouver des nouveaux éléments, comme ils disent. Ça ne peut pas ne pas marcher, ils m’ont dit. Le procès est pour dans deux mois.

Bon, voilà où on en est, si vous êtes encore là après le procès, j’accepterai que vous m’invitiez à la Tour d’Argent pour célébrer. J’aurai peut-être d’autres choses à vous raconter. Mais pour le moment, ce sera tout. De toute façon, c’est bientôt l’heure de la cantine. Vous savez, c’est pas comme on croit, la cantine. Ici, c’est pas si mauvais, mais faut savoir se débrouiller avec les matons, Gaston ! Allez, l’Américain, faut qu’on se quitte maintenant.

Dites, ce serait pas trop vous demander que de m’envoyer deux ou trois cartouches de cigarettes ? Vous connaissez la marque ; et puis une ou deux boîtes de cigares, aussi. Des Monte Christo, si possible. Ça se revend bien par ici. Allez, salut, bonhomme ! À un de ces quatre ! À la Tour d’Argent, d’accord ?

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