Le Cujas (17)

(…) En trois ou quatre semaines, le Marquis devient le claque de la Wehrmacht et de la haute. Au bout d’un mois, on n’accepte plus les soldats ni les sous-offs, encore une idée de Sammy. On monte les prix, on aménage le sous-sol en boite de nuit, avec un petit orchestre et un spectacle, s’il vous plait ! La grosse affaire. Simone drive les filles, elle organise les permanences et elle règle les petites histoires, Sammy accueille les huiles et gère les finances.

Chapitre 5 — Achir Soltani

Quatrième partie

Moi ? Je m’occupe de la discipline chez les filles et de la protection du Marquis. Parce qu’on a fait des envieux, forcément, et puis aussi du tort à deux ou trois clandés de deuxième zone. Alors, il y en a qui viennent pour essayer de faire peur aux clients et aux filles. J’ai embauché deux malabars pour ça. Un devant la porte, et l’autre en réserve à l’intérieur. On finit par nous laisser tranquilles. Une fois le Suédois et les filles payés, il en reste pas mal, du fric, bien assez pour mener une vie de pacha, et même faire des économies pour les mauvais jours, on sait jamais. Avec Joselyne, c’était ma régulière à l’époque, on se fait des sacrés petits week-end tous les deux au bord de la Marne, ou alors avec Sammy et Simone, on va au bord de la mer dans sa Delahaye 135. La grande vie… Les Allemands nous fichent plutôt la paix, parce que tous les soirs il y a deux ou trois de leurs colonels et souvent même un général dans la salle ou dans une chambre. C’est grâce à ça aussi qu’on obtient tous les ausweiss qu’on veut pour circuler et acheter de l’essence. Les fics français, c’est pareil. Ils n’osent pas entrer chez nous, ils ont trop peur de tomber sur un commissaire, un type de la Milice ou un haut fonctionnaire de Vichy. Et tout ça va bien jusqu’à Juillet 42. Et là, d’un seul coup d’un seul, les Allemands décident d’embarquer les juifs. Ça faisait un bout de temps que ça couvait et j’en avais parlé à Sammy. Vers le mois d’avril, je l’avais prévenu : « Y a des clients qui racontent que des choses se préparent contre les juifs. Tu devrais faire gaffe, tu devrais te mettre au vert à la campagne, le temps de voir venir.  » Mais il voulait rien savoir. Il disait : »J’ai pris mes précautions. Quand j’ai rencontré le Suédois, il m’a fait faire des papiers. Je m’appelle Philippe Portier, né à Guéret dans la Creuse, fils de Albert Portier et Noémie Crampon, tout ce qu’il a de plus catholique. Tu vois que je risque rien. » Eh ben, ils l’ont embarqué quand même. Simone a dû vous raconter. Treblinka, ça vous dit quelque chose ? À l’époque, personne avait jamais entendu parler de ce bled, mais depuis, tout le monde connait. Pas une chance qu’il avait de s’en sortir, Sammy, le pauvre. Simone a complètement craqué. Je suis allé la voir pour lui remonter le moral. « La vie continue « , je lui ai dit, « J’ai absolument besoin de toi pour faire tourner le Marquis, j’y arriverai jamais tout seul » et tout ce genre de salades qu’on dit dans ces cas-là. Elle a fini par refaire surface. On a travaillé ensemble, déjeuné et dîné ensemble, et puis de fil en aiguille on a fini par coucher ensemble. On a commencé par se réorganiser : on s’est mis à égalité Simone et moi, quarante-quarante pour nous et toujours vingt pour cent pour le Suédois. Pas question d’avoir des problèmes avec lui en ce moment. Simone a remplacé Sammy pour recevoir les clients, j’ai embauché un cousin d’Oran pour surveiller les filles et deux gorilles de plus pour la sécurité et tout a continué gentiment comme avant.

Ben, vous savez, dans la vie, on est jamais tranquille. Tout marchait comme sur des roulettes, mais voilà que les Américains débarquent en Normandie. À Paris, les Allemands commençaient à s’énerver et nos huiles françaises étaient carrément en pleine panique. C’était pas bon pour les affaires. Trois jours après le débarquement, tout le monde était persuadé que les Allemands n’en avaient plus pour très longtemps. Alors, on a organisé une grande fête. On a invité tous les officiers qu’avaient pas encore rejoint leur régiment et toutes les huiles qui n’étaient pas encore parti se planquer à la cambrousse. Une nouba comme on n’en avait pas vu depuis le tsar de toutes les Russies. Deux jours, ça a duré. Il a fallu aller chercher du cognac et du champagne dans la réserve, à Gentilly. A la fin, tout le monde pleurait, les filles comme les clients. Un mois de recette en deux jours ! Et puis, après ça on a fermé. On a envoyé les filles chez un ami, à Orléans et Simone et moi, on est parti en douce dans le Morvan. Et puis on a attendu, planqués, un mois, deux mois, trois mois. On recevait des nouvelles par Momo. À Paris, les choses redevenaient normales. Bien sûr, y avait plus d’Allemands, mais le marché noir continuait et les soldats américains parcouraient Paris à la recherche de filles couleur locale. Un jour, le Suédois nous fait dire par Momo que le proprio de l’hôtel particulier de la porte de la Muette est mort en Amérique, que la baraque est toujours vide et que personne s’y intéresse, bref qu’il est temps de rouvrir le Marquis. Alors, Simone et moi on est rentré à Paris, on a fait revenir les frangines d’Orléans, on a fait un peu de ménage et on a rouvert le Marquis. Avec l’épuration qu’était en cours, tous ces types qu’on mettait en prison, toutes ces filles qu’étaient tondues par des excités, on craignait un peu d’avoir des ennuis avec les Résistants de la dernière heure. Alors, on a été discret ; on a décroché l’enseigne qu’était au-dessus de la grande porte et on a mis sur la grille du jardin une plaque en cuivre à peine plus grande qu’une carte postale qui disait « La Marquise de la Muette – Club privé ». Et puis on a fait passer le mot aux portiers d’hôtels et aux taxis : le Marquis a rouvert au même endroit mais sous un autre nom. On fait dire aux flics de l’Occupation qui sont restés en poste, en bon nombre d’ailleurs, qu’ils ont intérêt à regarder ailleurs que vers La Marquise, parce qu’on a des souvenirs précis de certaine soirées au Marquis qu’ils n’aimeraient pas qu’on ravive. Eh bien, il a pas fallu deux mois pour que ça reparte ; pas comme avant, faut avouer ; d’abord c’était pas tout à fait la même clientèle, les Américains remplaçaient les Allemands et les Résistants de tous poils remplaçaient les Collabos, mais un homme, c’est un homme, et puis faut savoir s’adapter. En tout cas, le fric rentrait à nouveau ; moins qu’avant, mais quand même. Deux ans, ça a duré, deux  ans exactement.
Et puis un jour, la catastrophe : j’ai une embrouille avec Momo ; un truc vraiment idiot : il arrive à « La Marquise » en plein boum en gueulant que je lui dois de l’argent, que je l’ai pas payé de ses services de quand j’étais dans le Morvan. Je lui dis qu’il a été payé par le Suédois et que ça va bien comme ça. Il veut rien savoir et recommence à faire du barouf. Je lui dis qu’on va parler de tout ça, mais pas devant les clients, plutôt à la cave. Momo dit d’accord et là, c’est le drame ! Le maladroit s’emmêle les pieds dans l’escalier et vient se fracasser la tête sur le coin de la chaudière. Il clamse sur le coup, le con. Alors moi, bon citoyen, j’appelle les flics. Et les voilà qui rappliquent en fanfare. Ils me disent que c’est moi qui l’ai buté, que ça les étonne pas, que ça fait longtemps qu’ils m’ont à l’œil, que sur moi, ils en ont long comme ça, et patati et patata. Ils m’embarquent aussi sec dans le panier à salade. Arrivé à la maison Poulaga, ils commencent à me travailler sérieusement, d’abord à la grande baffe dans la gueule et puis au bottin sur le crâne. Au bout de trois heures, j’avais toujours pas moufté. Alors, ils disent qu’ils sont fatigués, qu’ils vont dormir et qu’on reprendra demain matin. Mais le lendemain, il y a un avocat qui arrive. C’est Simone qui lui a téléphoné. « Il s’agit de toute évidence d’un regrettable accident », qu’il dit. « Mon client est un honorable commerçant, propriétaire d’un club privé dont les membres sont des citoyens respectables et haut placés qui tiennent Monsieur Soltani en haute estime. C’est en particulier le cas de Monsieur Danjou, chef de Cabinet du Ministre de l’Intérieur, qui serait désolé d’apprendre le traitement de faveur qui a été réservé à mon client… ». Les flics, ça les fait réfléchir. Une heure plus tard, l’air pas content, ils me laissent rentrer chez moi. Le vrai problème, c’est qu’ils sont revenus le matin avec un mandat et qu’ils ont trouvé dans le tas de charbon une pelle avec des cheveux à Momo collés dessus. Du coup, on m’emmène Quai des Orfèvres et j’ai beau dire que cette pelle, je l’avais jamais vue, on m’inculpe pour homicide volontaire. La suite, vous devez la connaitre, c’était dans tous les journaux : un procès à toute allure, deux mois d’instruction, deux jours de procès, et une condamnation à quinze ans pour meurtre. Mon avocat est content ; il dit que quinze ans pour un meurtre, c’est pas cher payé, surtout de nos jours ; il dit qu’en appel, je pourrais bien prendre le double, ou même écoper de la lucarne si jamais ils décidaient que c’était plus un assassinat qu’un meurtre. « Vous êtes peut-être content, que je  lui dis, mais moi, je suis pas content du tout ». Je trouve que quinze ans, c’est quand même un peu long pour un regrettable accident, qu’il s’est débrouillé comme un manche et que je compte bien faire appel mais avec un autre bavard. C’est ce que j’ai fait. On est en train de trouver des nouveaux éléments, comme ils disent. Ça ne peut pas ne pas marcher, ils m’ont dit. Le procès est pour dans deux mois.
Bon, voilà où en est, si vous êtes encore là après le procès, j’accepterai que vous m’invitiez à la Tour d’Argent pour célébrer. J’aurai peut-être d’autres choses à vous raconter. Mais pour le moment, ce sera tout. De toute façon, c’est bientôt l’heure de la cantine. Vous savez, c’est pas comme on croit, la cantine. Ici, c’est pas si mauvais, quand on sait se débrouiller avec les matons. Allez, l’Américain, faut qu’on se quitte maintenant.
Dites, ce serait pas trop vous demander que de m’envoyer deux ou trois cartouches de cigarettes ? Vous connaissez la marque ; et puis une ou deux boîtes de cigares, aussi. Des Monte Christo, si possible. Ça se revend bien par ici. Allez, salut, bonhomme ! À un de ces quatre ! À la Tour d’Argent, d’accord ?

Bientôt publié

29 Juil, 07:47 Mississippi
29 Juil, 16:47 RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (48)

Une réflexion sur « Le Cujas (17) »

  1. La justesse du portrait des personnages (j’ose pas dire des héros) et des situations dans lesquels ils évoluent au fil des chapitre du Cujas, me conduit à penser que leur auteur a une connaissance intime de ce milieu. Je n’aurais jamais cru ça de lui!

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