Le Cujas (14)

Chapitre 5 — Achir Soltani

Première partie

C’est ça, Monseigneur, installez-vous, prenez votre temps. Moi, vous savez, j’ai rien sur le feu. Vous m’avez apporté des cigarettes ? Ah oui, c’est bien ! C’est Simone qui vous a dit la marque ? Un chouette fille Simone. Elle me laisse pas tomber, elle, au moins. C’est pas comme d’autres… Bon, qu’est-ce que vous voulez ? Parce que sur votre demande de visite, y avait juste écrit : « Entretien préparatoire à l’écriture d’un roman ». Ça veut dire quoi, ça ? Vous voulez écrire un roman sur moi ? Vous êtes sûr ?

Sur moi et sur d’autres ? Qui ça, donc ?

Tiens, c’est drôle, cette photo. J’y ai pensé pas plus tard qu’hier soir. Marrant, non ? J’avais dix-sept ans. C’était le bon temps… Bon, là, c’est Sammy. Le grand brun, je sais pas. Après, c’est Simone, et celui-là, c’est l’aristo ; de Colmont, qu’il s’appelait. L’ouvrier au bar ? Inconnu au bataillon. La bonne femme, ça doit être la patronne et à côté, le loufiat. Z’auriez pas du feu, Monseigneur ?

Sammy ? Vous voulez que je vous parle de Sammy ? OK ! Ça gaze ! Je vous parle de Sammy ! Sammy et moi, on était comme les deux doigts de cette main. On se quittait jamais. D’ailleurs, on s’est jamais quitté jusqu’à ce qu’il se fasse piquer par les doryphores !

Ben quoi, vous savez pas ? C’est les chleuhs, les Fritz, les boches… Les allemands, quoi ! Eh ben, ils l’ont ramassé un matin et on en a plus jamais entendu parler. Forcément ! Ils l’ont envoyé à Treblinka, alors tu penses ! Mais Simone a dû vous raconter, elle était là quand il s’est fait embarquer.

Ah, je vais trop vite ! Vous voulez que je vous raconte comment j’ai rencontré Sammy ? À vot’service, Monseigneur, tant que vous avez des cigarettes, moi, je vous raconte. Eh ben voilà. C’était à peu près un an, un an et demi avant la photo. À l’époque, j’habitais chez mes vieux, à Puteaux. Le père travaillait chez Renault à Billancourt et ma mère, elle faisait des ménages à Neuilly. Ils étaient arrivés d’Es Senia en 1910 ; c’est à côté d’Oran, en Algérie. Mais moi, je suis né à Paris, mon cher, juste à la fin de la guerre. Mon père y avait passé quatre ans, et presque tout le temps dans les tranchées ; il avait été blessé deux fois ; on l’avait même décoré pour ça ; il était pas peu fier, le vieux. Mais, quand il a été démobilisé, tout ce qu’ils ont trouvé pour le remercier, ça a été de lui donner un boulot chez Renault. La paye était pas bien grosse, mais maman travaillait aussi, alors ça allait. On roulait pas sur l’or, mais ça allait. Quand j’ai eu quinze ans, le père a voulu me faire entrer comme apprenti chez Renault. J’ai commencé par deux mois dans l’atelier d’emboutissage et puis deux mois dans l’atelier de peinture. Quand ils m’ont dit que j’étais bon pour une embauche à la peinture, je suis parti en courant. Vous avez déjà vu un atelier de peinture de bagnoles ? Non ? Ben tant mieux pour vous ! C’est à peu près ce qu’il y a de pire. La chaleur, la saleté, les odeurs… ; toute la journée, on respire des drôles de produits chimiques, à vous faire des trous dans les éponges. J’ai juré que j’irai jamais plus dans une usine. Ça a fait pas mal de chambard à la maison, mon père qui gueulait, ma mère qui pleurait, mais moi, j’ai tenu bon. J’ai dit que je me débrouillerai très bien tout seul et j’ai claqué la porte. Depuis, j’ai jamais revu mon père. Il est même pas venu me voir à la Santé. Ma mère, elle, elle est morte il y a deux ans. Au moins, elle aura pas vu ça. Bon , enfin… J’ai claqué la porte. Je faisais partie d’une bande à Nanterre, oh ! pas bien dangereuse, la bande, mais on faisait des petits vols à l’arraché, ou dans les entrepôts la nuit, ou dans les magasins. Les gars m’ont trouvé de quoi loger sur une péniche du côté de Chatou. C’était un vieil anar qui abritait les jeunes de banlieue qu’avaient des problèmes avec les flics. Ça sentait mauvais sur ce rafiot ! Il devait bien y avoir deux cents chats là-dedans, autant de chiens, et pas mal de graines de voyous ; mais on rigolait bien, on était jeunes. Bon, un soir avec trois copains, on décide de descendre en ville. La semaine d’avant, on avait trouvé un lot de batteries de voitures au cul du camion et on les avait pas mal vendues à un garagiste de Courbevoie. C’est pour ça qu’on était bien chargés en oseille. On faisait la java du côté de Blanche. Les copains étaient plutôt imbibés, mais pas moi, je bois jamais d’alcool. À un moment, j’ai jamais su pourquoi, y a Hafid qui s’empoigne avec une fille en train de fumer sur le trottoir. Il lui file une grosse beigne et voilà la fille qui saigne du nez et qui gueule au charron. Deux mecs rappliquent, un gros costaud et un petit, enfin… de ma taille, quoi. Ils disent que la fille est une amie à eux et que c’est pas des manières ; on leur demande si eux aussi par hasard, ils veulent pas des baffes ; bref le ton monte et de fil en aiguille, on commence à se bigorner. Nous, on est quatre et ils sont que deux, et pour eux, ça risque de devenir coton, mais au bout de deux minutes, y a le petit qui sort un flingue. Mes trois copains se carapatent vite fait mais moi, je sais pas ce qui me prend, je fais le fier et je sors le couteau. Contre un flingue, j’avais pas une chance, vous pensez, mais vas-y donc, et que je te fais le malin et je me mets à te balancer des insultes au petit mec au pistolet. Et tout d’un coup, j’en prends une bonne sur l’arrière du crâne. Ça me fait tomber par terre. C’était le costaud qui m’était passé par derrière pendant que je surveillais le flingue. Et là, les deux gonzes m’entreprennent à coups de savates. J’en prends plein la tête, plein les côtes, plein les jambes, je saigne de la bouche et du nez, j’ai mal partout, mais au lieu de me mettre en boule et d’attendre que ça passe, j’arrive à me relever. J’ai perdu mon couteau, j’y vois presque plus, mais j’essaie encore de leur cogner dessus. J’en prends encore deux ou trois sévères et puis tout d’un coup, plus rien. J’entends : « Arrête, petit, tu vas finir par te faire du mal. » Mais moi, complètement cinglé, je lui balance : « Lâche ton pétard, hé, minable, et tu verras à qui il va faire du mal, le petit ! » et je continue à gesticuler à l’aveugle, mais pas longtemps, parce que le gros que je surveillais plus vient me ceinturer par derrière. Alors, Sammy, parce que c’était lui, bien sûr, Sammy s’approche et me flanque son feu sous le nez : « Arrête, qu’on te dit. Tu trouves pas que t’en a assez fait comme ça ? Tu trouves pas que tu l’as assez montré que t’en avais ? Tu veux quand même pas qu’on te rectifie parce que t’as filé une correction à une gonzesse. » Alors, moi, comme un gamin à l’école : « Et en plus, c’est même pas moi qui l’ai tapée, la fille, c’est Hafid ». Et, je vous jure, vous allez pas me croire, quand je dis ça, je peux pas m’empêcher de me mettre à pleurer ! La honte ! Et au lieu de se foutre de ma gueule, je vois Sammy qui sourit et qui dit : « Écoute petit, calme-toi. Roger va te lâcher doucement, tu vas te détendre, tu vas respirer un bon coup et on va tous les trois aller boire un scotch à ta santé. » Voilà, c’était ma rencontre avec Sammy. Un vrai gentleman, Sammy. C’est cette nuit-là qu’on est devenus copains, plus que ça, même, amis, à la vie, à la mort… jusqu’à ce que les fridolins…mais ça, je vous l’ai déjà dit.

A SUIVRE

 

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