La force de l’habitude

LA FORCE DE L’HABITUDE

Jérôme Garrouste est un homme fort. Quand il était plus jeune, on disait de lui : « c’est un grand gaillard, il est costaud ». Maintenant, on dit plutôt qu’il est fort. Pensez donc, il était troisième ligne dans l’équipe de Castres ; alors, depuis qu’il a arrêté le sport, il a tendance à prendre du poids. On dira bientôt qu’il est gros.

Jérôme Garrouste est un homme important. Il est important pour la société dans laquelle il est Directeur des Ressources Humaines. Il a sous sa responsabilité la gestion de 485 personnes, réparties aux quatre coins de la France sur une demi-douzaine d’implantations, sans compter le bureau d’Ashford en Angleterre et celui de Bochum en Allemagne.

Jérôme Garrouste est un homme fort important. Depuis quatre ans, il doit procéder à des restructurations et des fermetures de site qui entraînent pas mal de licenciements. Dans l’exercice de cette partie pénible de ses attributions, il a fait preuve d’un tel talent que toutes les autorisations de licenciements lui ont été accordées et qu’aucun des procès engagés devant les prud’hommes n’a été perdu. Vis-à-vis des contestataires de tous acabits, des révolutionnaires de machine à café et des récalcitrants à la logique économique, il a su imposer une volonté de fer, un langage de fermeté sans faille et une habileté diabolique.

Occuper ce poste essentiel ne va pas sans l’accomplissement d’une grande quantité de travail qui s’étend bien au-delà des heures normales et, depuis plusieurs années, Jérôme Garrouste n’est jamais rentré chez lui avant 21h30. Il trouve alors son repas froid prêt sur un plateau dans la cuisine, ses trois enfants sinon couchés, du moins enfermés chacun dans sa chambre devant un écran quelconque, et sa femme, au lit, en train d’achever la lecture de Télérama.

Pourtant, depuis six mois, les choses ont changé pour la société dont il dirige le personnel : à la suite d’une dénonciation, l’URSSAF a effectué une descente de nuit dans les bureaux de leur principal concurrent pour constater la présence de nombreux cadres au-delà des heures normales de travail.  Une très forte amende lui a alors été infligée pour heures supplémentaires non déclarées. Quelques jours plus tard, un Comité de Direction, dont Jérôme est bien entendu l’un des membres permanents, a décidé la mise en application immédiate de la fermeture effective de tous les bureaux de toutes les agences de la société à 18h45. À 19 heures au plus tard, les vigiles ont dorénavant pour consigne de faire le tour des bureaux, d’accompagner jusqu’à l’extérieur les retardataires et de s’assurer que seuls les éclairages de sécurité restent allumés.

Le premier soir de cette nouvelle mesure, lorsqu’André, le gardien, est venu frapper à sa porte, Jérôme a bien tenté de résister, de lui dire que cette mesure ne s’appliquait pas aux membres de la direction, qu’il devait achever avant le lendemain matin un important dossier à remettre sans faute à l’avocat de la société, de se fâcher, de téléphoner à Pierre, le D.G., mais rien n’y a fait. Il a dû évacuer l’immeuble comme le dernier des stagiaires informaticiens. A 19h10, heure totalement incongrue, il s’est retrouvé sur le trottoir devant la porte vitrée des bureaux qui venait de se refermer sur un André goguenard et plutôt satisfait d’avoir fait plier un des patrons de la boîte. Après un instant d’hésitation, au milieu d’une foule pour lui inhabituelle, il s’est dirigé vers le bas de l’avenue de Wagram. Une fois devant  l’entrée piétons du parking où sa grosse voiture de fonction dort toute la journée,  il a réfléchi et,  brusquement, il a eu peur ; peur de se retrouver devant ses enfants, peur d’avoir à leur parler, peur de ne pas savoir quoi leur dire ; peur d’avoir à entendre sa femme lui raconter les courses qu’elle avait faites aujourd’hui avec son amie Martine rue de Passy ou, pire, les problèmes qu’elle avaient eu à régler avec les enfants ou avec la bonne ; peur de devoir prendre des décisions domestiques, d’avoir à choisir l’endroit où ils passeraient leurs prochaines vacances, ou le pays dans lequel l’ainé irait améliorer son anglais. Peur, il avait peur.

Alors, presque comme un somnambule, il a poursuivi son chemin. Il a dépassé l’entrée du parking, il a traversé la grande place des Ternes, et, sans intention précise, peut-être juste pour boire un verre, il est entré dans la Brasserie Lorraine, salué par le chasseur et le maitre d’hôtel.

          — C’est pour diner, Monsieur ? Un seul couvert ?

« Pourquoi pas ? » s’est dit Jérôme, en acquiesçant d’un léger mouvement de la tête. Dans une sorte d’état second, pris en main par l’efficace et virevoltant maitre d’hôtel, il s’est laissé guider à travers la grande salle brillamment éclairée, encore presque vide à cette heure. On l’a installé côté banquette à une large table pour deux sur laquelle étaient disposés de lourds couverts en argent sur une épaisse nappe blanche raide d’amidon. Aussitôt, un garçon est venu enlever le couvert qui faisait face à la chaise demeurée vide. Un autre est venu lui déposer entre les mains un grand menu à couverture blanche et rouge et à cordon marron. Jérôme, comme extérieur à lui-même, se laissait faire. Il se sentait impuissant, pris en charge, bercé, heureux comme dans un rêve.

Lorsqu’il est sorti du restaurant, il était 9 heures moins cinq. A 9 heures vingt, il était chez lui. La tranche de jambon, la salade verte, la pomme du Canada et le quart San Pellegrino l’attendaient sur la table de la cuisine. Ses enfants étaient cloitrés dans leurs chambres, et sa femme parcourait Connaissance des Arts. Tout était parfaitement comme d’habitude. Il est revenu dans la cuisine, il a pris un sac en plastique pour y jeter le jambon et la salade, il a mangé la pomme, bu l’eau minérale, puis il s’est couché. Il se sentait rempli de béatitude.  Ce sentiment si doux, inconnu jusqu’alors, venait bien sûr de l’excellence du repas solitaire qu’il venait de prendre. Mais il venait surtout du petit secret qu’il venait de cacher à sa femme : il avait diné seul, au restaurant, à dix minutes de chez lui ; et il avait adoré ça. C’était presque comme s’il avait pris une maîtresse.

Il n’a jamais dit à sa femme que les horaires du bureau avaient changé et, depuis ce jour, la Brasserie Lorraine l’accueille chaque soir de la semaine.

Sa table, toujours la même, est située près d’une large fenêtre. De là, dans le confort chaleureux et ouaté de la salle, il peut contempler à sa guise la place des Ternes luisante de pluie et l’agitation des voitures hésitantes derrière leurs essuie-glaces et des piétons engoncés dans leurs manteaux.

Lorsqu’il s’assied, il n’a plus à commander le vin. Jean, le serveur, lui apporte immédiatement un seau à glace et une demi-bouteille de Pouilly-Fuissé. Pendant que le serveur débouche le flacon, Jérôme et lui échangent quelques mots sur le temps qu’il fait.

Un peu plus tard, le maitre d’hôtel, toujours le même — Monsieur Robert — lui présentera la carte et les suggestions du jour. Pendant que Jérôme fera semblant de consulter le menu et que Monsieur Robert fera semblant d’attendre respectueusement les choix de son client, les deux hommes échangeront quelques propos humoristiques ou désabusés sur la politique. Au bout de trois ou quatre minutes, Jérôme soupirera en refermant le menu :

          — Hé bien, écoutez Robert, finalement, ce sera comme d’habitude.

          — Très bien, Monsieur; donc huit Spéciales n°3, une demi-douzaine de praires, beurre salé, pas de citron, pas de vinaigre. Et pour suivre, le poisson du jour. C’est bien ça ? Aujourd’hui, c’est un dos de saumon à l’unilatéral sur un lit d’épinards.

          — Parfait, confirmera Jérôme

Ensuite, Jérôme goûtera le Pouilly et ouvrira son journal. Quand les huitres arriveront sur leur lit de glace surélevé, il le repliera. Puis il tournera le plateau de manière à présenter les Spéciales devant lui. Il ne mangera les praires, plus fortes en goût, qu’une fois qu’il aura fini les huîtres. Au fur et à mesure, il rangera les coquilles vides en les retournant sur la glace du plateau. La plupart du temps, il n’aura pas le temps de reprendre son journal avant l’arrivée du poisson, fumant sur son lit de verdure. Lorsqu’il l’aura fini, il pourra enfin écarter légèrement son assiette et ouvrir à nouveau Les Échos. Il aura le temps de lire un ou deux articles en finissant le Pouilly. Un peu plus tard, Monsieur Robert déposera discrètement devant lui l’addition sur un petit plateau d’argent. Tout en continuant sa lecture, et sans regarder la note, Jérôme y posera négligemment sa carte Platinum. Il sera alors un peu moins de 21 heures, encore un peu trop tôt pour rentrer chez soi. Il reprendra son journal, paisible et serein, bercé par la prose économique des Echos et le brouhaha élégant et lointain du restaurant.

Cela fait maintenant presque six mois que Jérôme goûte à ce petit bonheur quotidien. Bien sûr, au début, les deux heures quotidiennes de présence en moins au bureau ont posé un problème. Il n’arrivait plus à faire face à la somme de travail qui, elle, était restée la même. Mais il n’a pas tardé à s’organiser : il a annoncé chez lui qu’à présent, il devrait aller travailler le samedi matin au bureau. En contrepartie, ces matins-là, il devrait être dispensé de l’accompagnement des enfants aux diverses activités auxquelles sa femme les avait inscrits : danse, équitation, hockey sur gazon…Il en était désolé, disait-il, mais, que voulez-vous, le travail d’abord !

Cela fait maintenant presque trois mois que les collègues de Jérôme Garrouste le trouvent plus détendu, plus agréable, plus sympathique. Oh, il n’a rien perdu de sa pugnacité envers les délégués du personnel, ni de son efficacité dans la préparation des fermetures de site. Non, mais disons qu’il fait cela d’une manière plus…comment dire, plus conviviale, voilà, c’est cela, plus conviviale.

Ce soir, quand Jérôme Garrouste est sorti de la Brasserie, salué par le maitre d’hôtel et le chasseur – Bonsoir, Monsieur Garrouste, à demain ? – il faisait froid, mais c’était la pleine lune et le ciel était magnifique. Il a décidé de laisser sa voiture au parking et de rentrer à pied. En remontant le boulevard de Courcelles vers le Parc Monceau, il s’est dit qu’il était bon parfois de changer ses habitudes.

2 réflexions sur « La force de l’habitude »

  1. Jérôme Garrouste, Une Trumpette!?

    « You’re Fired! » …inutile d’aller aux prud’hommes! « You’ll loose! »

    Jérôme Garrouste devrait se présenter aux primaires républicaines!

    Comme Trump aux États-Unis, il pourrait bien être le prochain président de la République Française!
    La cuisine de l’Élysée ne vaut-elle pas celle de la Brasserie Lorraine?

  2. C’est pour cela qu’à la retraite 25% des couples divorces !

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