L’affaire Blaireau

Ce texte, pour le moment anonyme, est présenté dans le cadre du Jeu de l’Incipit lancé ces jours derniers. Demain, un troisième  texte, tout aussi anonyme, sera publié : Au service du Prince.

L’affaire Blaireau

En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait (1) des effluves pestilentiels venant de la station d’épuration à proximité de la maison délabrée où il avait passé une nuit désagréable. Le matin enfin venu, il avala en bas, au rez-de-chaussée, un café infecte mélangé avec ce qu’il restait de sa bouteille de wiskey entamée la veille, et de retour à l’étage il était d’une humeur exécrable, jurant à voix haute que l’on ne l’y reprendrait plus car les commanditaires de sa mission à Dublin l’avaient tout simplement humilié, lui un irlandais de pure race.

Buck Mulligan était en effet un irlandais du comté de Galway, fier de l’être et pointilleux sur ses origines gaéliques. Il ressemblait comme deux gouttes de wiskey à Victor McLaglen, l’un des deux acteurs fétiches de John Ford pour les seconds rôles indispensables au casting irlandais de ses films (l’autre étant Barry Fitzgerald). Buck était une vraie tête de mule ce qui allait bien avec son physique dodu, sa voix rocailleuse, et son nom. Cependant, sa coquetterie lui dictait d’être toujours propre et bien rasé, d’une mise correcte sans ostentation surtout quand il allait en ville.

Que les commanditaires aient choisi ce taudis pour la nuit précédant sa mission était après tout compréhensible afin d’éviter qu’il soit repéré par les agents de la couronne qui pullulaient dans la ville depuis quelques jours. Après ça, qu’on lui ait remis un nécessaire de rasage vulgaire et incomplet était inacceptable. Un bol à raser Gibbs pas même en bois comme un Yardley, était un affront. Y joindre un American Safety Razor à lame mince à double tranchant était à la rigueur acceptable car c’était la toute récente invention révolutionnaire du génial King C. Gillette. Mais surtout, qu’on ait omis de joindre à ça un blaireau était non seulement incongru, pire, c’était une faute grave, une faute impardonnable, oui ! impardonnable et qui nécessiterait donc une vengeance.

Buck Mulligan s’y connaissait en matière de blaireau. Il aimait ce rustique qu’il traquait sur sa ferme pour vendre sa peau bien plus chère que celle d’un lapin. Les commanditaires auraient pu au moins adjoindre au kit de rasage un blaireau pure badget de moindre qualité, à la rigueur un blaireau intermédiaire best badger, il s’en serait exceptionnellement contenté, idéalement un blaireau super badger, ou silvertip, confectionné uniquement avec les poils du cou de l’animal, un blaireau dont il rêvait pour sentir sur sa peau la caresse mousseuse au passage de la lame éliminant sa barbe drue. Sa mauvaise humeur redoubla sur cette déconvenue lamentable.

Enfin ! Une heure plus tard, il était prêt, propre et rasé de très près, ses joues anormalement rouges ce qui témoignait des outrages du feu du rasoir après un rasage sans blaireau et sans mousse. Il prit le chemin du centre ville en sifflotant la plus irlandaise des chansons, Molly Malone, chantonnant parfois les paroles in Dublin fair city where the girls are so pretty… Sa bonne humeur naturelle lui était revenue, il marchait à grands pas avec la mine d’une personne déterminée. La mission commanditée était simple et correspondait à l’une de ses qualités primordiales : il était un champion du sport national irlandais, le hurling, et sa dextérité lui permettait de lancer la petite balle en cuir, le sliotar, à une longue distance en faisant mouche à tous les coups, en quelque sorte un carreau en pétanque gauloise. Sauf que cette fois il devait lancer une grenade, un peu plus grosse et plus lourde qu’un sliotar, dans le carrosse qui passerait ce matin là dans la rue principale de Dublin, 0’Connell Street.

Mêlé à la foule amassée de chaque côté de O’Connell Street, Buck Mulligan attendait fébrilement quand enfin apparut au bout de la rue le convoi accompagnant le carrosse dans lequel se trouvait le Prince Archibald, troisième dans l’ordre de succession pour l’héritage de la couronne du Royaume Uni et de son vaste empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Quand le carrosse découvert passa devant lui, dans lequel se trouvait à côté du Prince Archibald la très belle Duchesse Hermione, tous les deux en grande tenue d’apparat, Buck applaudit à tout rompre des deux mains bien visibles au-dessus de sa tête, avec un enthousiasme qui aurait normalement été suspect aux yeux d’un véritable irlandais de Galway.

Le convoi passé, Buck Mulligan se détacha de la foule et orienta ses pas vers le taudis de la nuit dernière. La grenade qu’on lui avait remise avec le rasoir, le bol et le miroir, était toujours dans une poche de sa veste. Il ne l’avait pas lancée mais il savait qu’à cette distance il n’aurait pas raté sa cible, pfftt… Archibald and Hermione gone with the wind…, plus facilement encore que par le jet d’un liotar. Cette pensée suffisait pour son ego. Il réservait à la grenade un autre sort, celui d’être balancée dans le taudis de sinistre mémoire. Tant pis pour les 100 guineas promises pour le succès de sa mission. Sa liberté, sa fierté, son libre arbitre d’irlandais de Galway, valaient bien plus que 100 guineas !

Tout en marchant, tout guilleret, gesticulant, il marmonnait des paroles compréhensibles par lui seul, foi d’irlandais de Galway… je ne suis pas un blaireau moi… je suis un champion de hurling… au diable ces commanditaires inconnus… inconvenants… riant aux éclats comme le gamin irlandais qu’il était toujours resté…

Ainsi pitrement, allait Buck Mulligan !

Note 1 : les mots en italiques sont les premiers du roman de James Joyce, Ulysse.

 

2 réflexions sur « L’affaire Blaireau »

  1. Un bon cru aussi, la fin présentant un « plot twist »(rebondissement) inattendu.
    Pour le coup, je pense m’être trompée hier… références à John Ford, Gibbs, Gillette; inclusion d’anglais… Jim ou Paddy, au prénom irlandais ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *