Ce soir, à Samarcande

Ce texte, pour le moment anonyme, est présenté dans le cadre du Jeu de l’Incipit lancé ces jours derniers. Demain, un autre texte, tout aussi anonyme, sera publié : L’affaire Blaireau.

Ce soir, à Samarcande

 En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait (1) de petites volutes de poussière voletant devant lui dans le couloir qui menait à la chambre qu’il s’était choisie quelques jours auparavant. Buck accrocha le miroir à la poignée de la fenêtre ouverte, se contempla un instant et, satisfait, commença à se raser. La température était encore agréable ; il fallait en profiter car les degrés n’allaient pas tarder à grimper vers la centaine et au-delà.  Planté face au désert, Buck admirait le paysage tout en réfléchissant. Il pensait à tout ce qu’il avait vécu en plus de trois ans de cavale à travers le pays.

« Tout ça, c’est pas vraiment de ma faute, se disait-il. Ça a commencé avec cette foutue attaque de Pearl Harbour. Salopards de Japonais ! Alors, à la mobilisation générale, moi, je voulais bien faire comme les autres, passer des visites médicales, me faire couper les cheveux à ras, porter des vêtements de ploucs, dormir dans des dortoirs remplis de pèquenauds, me faire engueuler par tous les sous-off de la terre, faire des marches à en crever, cirer mes pompes et faire mon lit au carré. C’était pour le bien du pays, pas vrai ? Mais quand on m’a annoncé qu’on allait embarquer sous peu pour aller se colleter avec les Allemands, salopards d’Allemands, alors là, j’ai plus été d’accord. Alors, aussi sec, j’ai déserté. Plein Sud, direction le Mexique ! Seulement, le Mexique, quand on part de Pennsylvanie, ça fait une trotte ! Et puis, au bout d’un mois à me trainer à pied et en autostop, voilà que je me fais contrôler avec la première voiture que j’aie jamais volée de ma vie. C’était quand même pas de chance ! Quand le flic est devenu insistant, il a bien fallu que je m’en débarrasse, non ? Sa voiture et lui dedans, j’ai tout flanqué dans la rivière. Sauf son P38, bien sûr. Ni vu ni connu. Mais valait quand même mieux changer de secteur.  Encore un coup de pas de chance : ma voiture qui rend l’âme. Obligé de me remettre au stop. Le petit couple, là, avec la Ford toute neuve, s’ils avaient bien voulu me la donner, leur bagnole, il n’y aurait pas eu de bobo. Mais voilà le gars qui veut jouer les héros et qui s’accroche à la portière en gueulant. Alors il a bien fallu que je le fasse lâcher, et quand on se prend une balle de 38 dans la poitrine, on lâche, forcément. Après, il fallait bien éliminer la fille aussi. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

La Ford, elle a bien marché pendant deux ans. Ça m’a permis de trouver des petits boulots, par-ci, par-là. De temps en temps aussi, la nuit, j’assommais un ivrogne ou une bonne femme pour leur piquer leur pognon, mais attention, avec le minimum de violence. Ça avait été deux ans tranquilles. Et puis la poisse à nouveau : une bagarre dans un bar à Wichita. J’étais bourré. Les flics m’embarquent. Ils trouvent mes papiers pas nets et voilà qu’ils me font le grand jeu, les photos, les empreintes, le signalement dans tout le pays. Il fallait bien que je m’évade avant que les flics découvrent tout. Ça n’a pas été trop difficile, en assommant les deux gardiens. Il y en a un qui a survécu, ils ont dit à la radio. Tant mieux. Le plus dur, ça a été de trouver une voiture. Bon, le pasteur, il a pas eu de chance, mais je me dis qu’il a dû aller direct au Paradis. La voiture était confortable, climatisée même ! Une Packard, un coup de chance pour une fois. J’ai foncé plein Sud. À Albuquerque, j’ai vu le panneau : El Paso-Frontière du Mexique, 250 miles. Mais j’ai pensé que la frontière à El Paso, c’était risqué. Trop grande ville. Il valait mieux passer par le désert. Et j’ai drôlement bien fait. À la nuit, j’ai pris au hasard une piste sur la droite et j’ai roulé pendant des heures. À un moment, je me suis arrêté pour dormir un peu. Encore un coup de pot. Parce qu’à l’aube, quand je me suis réveillé, encadré dans le pare-brise, il y avait ce foutu village, complètement désert. Je savais bien que dans des bleds comme ça, les villes désertées par leurs habitants, ça existe. On appelle ça des villes fantômes. Mais normalement, elles sont en ruine, en tout cas pas aussi clinquantes. Là, tout paraissait neuf, la route, les maisons, la poste, les voitures, la station-service, tout. Et pas un rat. Bizarre ! Mais c’était un sacré coup de bol. Je crois que je vais rester là, bien planqué, tranquille, à l’aise, en attendant que tout ça se tasse et que la guerre finisse. Et la guerre, depuis le temps que ça dure, j’ai drôlement bien fait de pas y aller. J’aurais pu y laisser ma peau. »

Buck avait fini de se raser. Il déposa son rasoir dans le bol, plaça le miroir par-dessus et, une dernière fois, regarda le désert devant lui. Une boule d’une blancheur insoutenable apparût à l’horizon. De la taille d’un ballon d’enfant, en deux secondes, elle grossit démesurément jusqu’à envahir la moitié du ciel. Le maillot de corps en nylon de Buck se recroquevilla sur sa poitrine, ses cheveux et ses sourcils se mirent à se tortiller et la chair de son visage se mit à fondre tandis que l’encadrement de la fenêtre prenait feu et s’envolait avec le reste de la maison, en même temps que les débris enflammés des autres maisons, en même temps que les carcasses incandescentes des voitures, en même temps que tout ce qui avait été le faux village d’Alamogordo, que le projet Manhattan avait fait construire pour étudier les effets destructeurs de la première bombe atomique. C’était le 16 juillet 1945. Il était 7h30 du matin.

Note 1 : les mots en italiques sont les premiers du roman de James Joyce, Ulysse.

 

2 réflexions sur « Ce soir, à Samarcande »

  1. Je trouve ce texte excellent. Tout simplement. Inattendu. Et pas de happy ending pour cet anti-héros ! Pour moi c’est Philippe !

  2. Voilà un texte intéressant, prenant et inattendu! Bravo à l’anonyme..
    Il est difficile de partir d’un incipit aussi connu que celui d’Ulysses, sans retomber à un moment ou un autre dans le clin d’oeil à l’oeuvre ou le cliché convenu.
    La fin est quelque peu moralisatrice (le crime ne paye décidément pas!), mais sans tomber dans le cucul ou la mièvrerie.
    Curieusement, je pencherais pour Jim ou Paddy, vu le style…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *