Le Cujas (11)

Chapitre 4 – Robert Picard

Première partie

Ma chère Maman,

J’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé, et le Père aussi. Moi, je me porte bien. Je commence à m’habituer à vivre à Paris car cela fait aujourd’hui trente –  six jours que je suis arrivé dans la Capitale. Je me sens beaucoup mieux qu’au début parce que maintenant je dors bien et que je mange de même. C’est moins bon qu’à la maison mais c’est bon quand même.

Dans ma lettre du mois dernier je t’avais dit que j’avais trouvé un travail d’apprenti comme serveur dans un café. C’est le Café Le Cujas. Il est rue Cujas mais sa terrasse est Boulevard Saint-Michel. C’est un beau quartier et il y a des beaux immeubles et des gens du monde, des propriétaires surtout mais aussi des professeurs de Droit et de Sorbonne. Il y a beaucoup d’étudiants qui viennent au café. Ils rient beaucoup. Ils sont gentils même si ils se moquent souvent de moi. Je ne comprends pas toujours pourquoi mais si je ris aussi, ils s’arrêtent de rire et ils me laissent tranquille pour faire mon travail. La patronne du café s’appelle Madame Antoinette. Elle est très gentille avec moi mais à condition que je sois propre, que je sois poli avec les clients et que je sois honnête. Ça ne m’est pas difficile et tous les jours je remercie le Ciel de m’avoir donné une Maman comme toi qui m’a tout appris et bien appris.

J’ai tellement bien travaillé qu’après une semaine Madame Antoinette m’a fait quitter ma pension de famille à Gentilly pour me loger dans une chambre au sixième étage, juste au-dessus de l’appartement où elle habite. Elle m’a dit que comme ça elle m’aurait toujours sous la main. En tout cas je suis bien installé. Je n’avais jamais eu une chambre pour moi tout seul.

Mardi d’avant mardi dernier un photographe est venu au café. Il avait un bel appareil photo avec un pied. Je n’avais jamais vu un bel appareil photo comme ça. C’est un américain. Je n’avais jamais vu d’Américain non plus. C’est ça qui est bien à Paris, on voit tout le temps des tas de choses nouvelles. Il a pris beaucoup de photos de la terrasse et la semaine d’après il est revenu et il m’a donné un tirage de celle-là qui est dans l’enveloppe. Comme ça tu pourras voir que je suis en bonne santé et comment est la patronne. Madame Antoinette, c’est la dame en rouge derrière le comptoir. Sur la photo, il y a aussi Monsieur Marcel. Il est un peu comme le Père. Il ne m’aime pas beaucoup. Je ne sais pas pourquoi. C’est celui qui est debout au comptoir à côté de Madame Antoinette. Et puis, tu verras aussi les deux messieurs assis avec la dame, ceux qui sont habillés comme pour un mariage. Monsieur Marcel et Madame Antoinette disent que c’étaient des acteurs, mais moi je suis sûr que ce sont des professeurs ou des étudiants parce que je les ai vus sortir de la Sorbonne. La Sorbonne, c’est juste à côté du café de Madame Antoinette. C’est un endroit très vieux où on apprend à être savant. Donc, les gens sur la photo, c’était ou des professeurs ou des étudiants. Mais comme ils n’avaient pas de barbe, je suis presque sûr que c’était des étudiants. Mais je n’ai rien dit à Madame Antoinette pour ne pas la fâcher. Le beau monsieur sans chapeau, je ne sais pas qui c’était, mais celui qui porte un chapeau de paille, je sais qu’il n’habite pas loin, parce qu’il est venu plusieurs fois prendre son petit déjeuner à la terrasse avec la dame. C’est surement sa femme. Je sais aussi qu’il s’appelle Antoine et que sa femme s’appelle Simone. Il n’est pas toujours très gentil avec elle. Le jour de la photo, au moment où j’apportais leur commande, je l’ai entendu qui lui disait : « Simone, ma chère enfant, soyez gentille, voulez-vous ? Cessez de nous interrompre avec vos sottises ! » J’ai noté tout de suite la phrase dans mon carnet pour l’apprendre par cœur. Je la ressortirai à la prochaine occasion. Monsieur Antoine avait l’air agacé quand il a dit ça et même moi, bien qu’il lui ait dit vous, j’ai trouvé ça plutôt malpoli. Mais Madame Simone, elle ne s’est pas fâchée. Au contraire, elle lui a fait une bise sur la joue. J’ai bien vu qu’elle était amoureuse. Madame Antoinette et Monsieur Marcel m’ont dit que c’était surement une grue. Il faut que je te dise qu’une grue, ici, c’est une fille de mauvaise vie, une qui va avec les hommes pour de l’argent, comme la Lucienne d’Havrincourt. Mais moi je ne les crois pas parce que Madame Simone est très jolie, qu’elle est bien habillée et qu’elle embrasse tout le temps son mari sur la joue.

Je ne pourrai pas te dire qui sont les deux autres personnes qu’on voit à gauche sur la terrasse. J’ai vu qu’ils regardaient beaucoup Monsieur Antoine et sa femme et qu’ils parlaient souvent à voix basse. Ils n’ont pas été très gentil avec moi, en se moquant de moi avec des mots que je ne comprenais pas. Est-ce que toi tu sais ce que c’est qu’un rade, un loufiat et un schnock ? En plus, ils ne m’ont pas laissé de pourboire. Heureusement il n’y a pas beaucoup de clients comme ces deux-là.

Voilà toutes les nouvelles que je peux te donner aujourd’hui. Tu diras au Père que je n’ai pas voulu le fâcher en n’allant pas m’engager dans l’armée comme il le voulait, mais que je suis bien content d’être monté à Paris pour travailler. Je ne sais pas si je resterai toujours garçon de café, mais pour le moment ça me plait bien. La patronne est gentille et la paie et les pourboires, ça va. Et puis si un jour ça n’allait plus, on peut trouver plein d’emplois à Paris si on est honnête et travailleur. On m’a aussi parlé des colonies et il parait que l’Indochine c’est très beau et qu’on peut y faire fortune. Je sais bien que je n’ai que dix-huit ans et que je ne suis pas majeur, mais dis-lui bien qu’il ne m’envoie pas les gendarmes pour me ramener, parce qu’avec mon ainé Abel, mes trois sœurs Louise, Marie et Josette, le Père, toi et moi, ça fait bien trop de monde à vivre sur la ferme.

Donne bien le bonjour à Abel, Louise, Marie et Josette et aussi à Constance et Jean et donne bien le salut respectueux au Père.

Je t’écrirai bientôt une nouvelle lettre.

Ton fils affectionné et qui t’aime de même.

Robert

 A SUIVRE

Bientôt publié

13 Juil, 07:47 Ecole Massillon – 1953
14 Juil, 07:47 Le Cujas (12)
15 Juil, 07:47 Balzac par Gautier
16 Juil, 07:47 Le Cujas (13)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *