Le Cujas – Chapitre 3 – Armelle Poder

Il y en a qui n’aiment pas lire les histoires par petits bouts, alors, pour ceux-là, je livre aujourd’hui en un seul morceau la totalité du chapitre 3, entièrement consacré à Armelle Poder, alias Simone Renoir. Elle vaut bien ça. 

Oui, oui. C’est bien moi sur la photo. Mais comment vous m’avez trouvée ? Vous êtes flic ou quoi ? Ce que j’peux être bête, quand même ! Si vous étiez flic, vous m’auriez pas offert un verre avant de me montrer la photo. Et puis, avec votre accent, vous pouvez pas être flic, en tout cas pas flic d’ici. Alors, vous êtes quoi ?

Ah, Américain ?  Et photographe ? Et aussi écrivain ? Et journaliste ? C’est tout, oui ? Alors comme ça, vous êtes un écrivain journaliste photographe américain. Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur… ? Vous voulez faire des photos de moi ? Des photos de nu, bien sûr. Oh, vous savez, j’ai l’habitude, j’ai même de l’expérience. J’ai posé pour des tas de peintres dans le quartier et même une fois pour Monsieur Foujita. J’avais pas vingt ans. Il était gentil, Monsieur Foujita. Il mettait un peu les mains partout, mais il était gentil.

Non ? Vous voulez pas faire de photos ? Bon, quoi alors ? Vous voulez monter ? D’accord, je finis mon verre et on y va. Vous serez mon premier photographe américain. Vous connaissez le tarif ?

Non plus ? Vous voulez pas monter.

Discuter, juste discuter. Remarquez, tant que vous payez le tarif, c’est pas moi que ça gêne, au contraire, ça me fait des vacances. Alors, discutons. De quoi vous voulez parler ?

De moi ? Quelle drôle d’idée ! De moi et de cette photo…ou plutôt de moi et des gens qui sont sur la photo. Dites, vous êtes sûr que vous êtes pas flic ou quelque chose comme ça ? Parce que si vous voulez que je vous parle de Casquette, vous pouvez vous brosser.

Casquette ? C’est celui-là, là, à gauche, avec la veste marron et le couvre-chef pareil.

Si je le connais ? Vous plaisantez ou quoi ? Casquette, c’est mon barbeau maintenant. Il a beau être en cabane, c’est mon mec quand même !

Qu’est-ce que ça veut dire « c’est mon barbeau » ? Eh ben, ça veut dire que c’est mon employeur, mon protecteur, mon souteneur, mon mec quoi ! C’est pour lui que je vais au turbin, que je travaille, quoi. Ça existe pas chez vous, ça ?

Ah, si. Je me doutais bien… Bon, alors, pourquoi vous voulez que je vous parle des gens sur la photo ?

Ah bon ? Vous voulez écrire un livre sur eux ? Sur tous alors ? Sur moi, sur Sammy, sur la patronne, sur tout le monde quoi !

Sammy ?  C’est celui qu’est à côté de Casquette. C’était un ami à lui. On a été ensemble un temps. Sammy de Pantin, on l’appelait. Il a pas eu de chance. Il parait qu’il était juif. Ils l’ont pris dans une rafle et ils l’ont emmené à Treblinka. Il est mort là-bas. C’est avec lui que j’étais, à l’époque. Samuel Goldenberg. En fait sur ses papiers, y avait écrit Philippe Portier, mais on l’appelait Sammy, Sammy de Pantin. Probablement qu’il était de là-bas. Quand je l’ai rencontré, en 34, il avait dix-sept ans. Moi, j’en avais deux de plus, et pourtant, c’est lui qui m’en a appris des trucs ! Plutôt expert dans le déduit, Sammy !

Le déduit ? C’est un mot qu’Antoine m’avait appris. Antoine, c’est le bourgeois au costume vert à côté de moi sur la photo. Je suis resté trois ou quatre mois avec lui. Qu’est-ce qu’il était cultivé comme type ! J’en ai appris des trucs avec lui aussi, pas les mêmes qu’avec Sammy, mais des trucs…

Qu’est-ce que ça veut dire « expert dans le déduit » ? Ben, ça veut dire que Sammy, il s’y connaissait vachement dans les choses de l’amour, quoi ? Parce que, quand je suis arrivée à Paris, en 31, j’étais une vraie gourde, vous savez. On dirait pas maintenant, mais si vous m’aviez vue à ce moment-là ! Vous pensez, née à Loudéac — c’est un bled perdu en Bretagne — un père du genre plouc alcoolique, une mère cul-béni façon moyen-âge, une petite sœur à moitié débile, vous voyez le tableau ! Alors, à seize ans, je me suis fait la malle direction la Capitale et je suis arrivée pile Gare Montparnasse — c’est juste à côté. Y avait une association charitable qui m’a tout de suite trouvé du travail : bonniche chez des bourgeois, à Neuilly, les Garrouste. Ils avaient un bel appartement sur le Bois de Boulogne. Je m’occupais des deux enfants, je les emmenais tous les jours à l’école et le jeudi au Jardin d’Acclimatation. Je les faisais diner mais je m’occupais pas de la cuisine — y avait une cuisinière pour ça, Françoise, plutôt chouette, la Françoise — ni des leçons ou des devoirs. Ça c’était Miss Mary qui le faisait, une Anglaise, sale caractère, une vraie garce celle-là. Le dimanche, tout le monde allait à la messe, sauf Miss Mary. Il paraît que les Anglais, ils ne croient pas à la Vierge Marie. Sont bizarres, ces angliches !

Oh, ils étaient plutôt gentils, les Garrouste. J’avais une petite chambre au rez-de-chaussée, j’étais pas mal payée. Mais au bout d’un an, j’ai commencé à m’ennuyer ferme. Pour m’amuser, j’ai bien essayé de faire du gringue à Monsieur, mais il voulait pas. Alors, je me suis mise à sortir, d’abord le samedi — c’était mon jour de congé — puis le soir, de temps en temps, et puis presque tous les soirs. C’était facile, avec ma chambre au rez-de-chaussée. Je suis allée dans les bals, à Pigalle, à Montparnasse. La plupart du temps, je payais pas, je me débrouillais pour être invitée, mais il fallait bien que j’achète des robes, des chapeaux, des gants, tout quoi. Alors j’ai commencé à piquer dans le sac de Madame, oh ! pas grand-chose pour que ça se voit pas trop, mais souvent, quand même. Un jour, Françoise m’a vue. J’ai eu la peur de ma vie. J’étais sure qu’elle allait me dénoncer… Mais non, c’est même à partir de ce moment-là qu’on est devenue copines, Françoise et moi. Parce qu’elle aussi, elle piquait dans la caisse, et pas qu’un peu, mon neveu ! C’était facile pour elle : elle faisait les commissions. Je me suis mise à voler de plus en plus. Je roulais pas sur l’or, mais dans les bals je commençais à être connue pour payer des verres, et même à diner, des fois. J’ai commencé à aller au cinéma, et même au théâtre, deux fois. C’est à cause de ça que je me suis fait appeler Simone. J’aimais pas mon nom. Maintenant ça va, mais à l’époque, Armelle, je trouvais ça ordinaire. Dans un magazine, j’avais vu une photo de Simone Renant — vous voyez qui je veux dire ? — une actrice de théâtre qui débutait. Je l’avais trouvée belle et distinguée, alors je me suis fait appeler Simone. Et j’ai même ajouté Renoir, pendant que j’y étais. C’était un nom connu et aussi, ça ressemblait à Renant. Simone Renoir, ça sonnait bien, vous trouvez pas ? Je disais que le peintre c’était un lointain cousin de mon grand-père. Ça en jetait ! Avec tout ça, j’étais plutôt à l’aise… vous pensez, une chambre à Neuilly, un salaire pas trop mal, des à-cotés copieux… Simone Renoir… j’étais le centre d’une petite bande de copines, on sortait, on s’amusait bien ; de temps en temps, on se trouvait un beau mec ou alors un type gentil, pour changer. Mais ça durait pas. D’ailleurs, on voulait pas que ça dure. Pas question de s’attacher à un homme. On voulait trop garder notre liberté, s’amuser. C’était la bonne vie, quoi !
Et puis, j’ai rencontré Sammy. Ça s’est passé un soir à La Coupole. On venait de remonter du Romeo, le dancing qu’est sous la brasserie ; on a rassemblé des tables et on a commandé des huitres et des saucisses. Dans la bousculade pour s’installer, y a un type que je connaissais pas qu’a viré Claudine — c’était ma meilleure amie — pour s’asseoir à côté de moi.  J’ai gueulé un peu, pour le principe, mais comme le gars était plutôt beau mec, j’ai pas râlé longtemps. C’était Sammy. On s’est mis à discuter et ça a été le coup de foudre, tout de suite. Au bout d’une heure, on a planté tout le monde et on a pris une chambre à l’Hôtel Léopold. A dix-neuf ans, j’avais déjà eu quelques bonshommes dans ma vie, mais des comme lui, jamais. Tu parles d’une secousse ! Je vous l’ai dit, un expert dans le déduit. Et du charme avec ça. Les premiers mois surtout. Au début, il m’invitait partout, Le Café de la Paix, La Closerie, Charlot 1er, Le Moulin Rouge, même le Lido, une fois.  La grande vie, quoi ! « Tu sors avec un prince ! » qu’il me disait. Ses affaires d’import-export marchaient bien. Mais d’un seul coup, à cause des tensions internationales, qu’il disait, ses affaires ont moins bien marché, et il pouvait plus payer nos sorties. Alors, j’ai commencé à le faire, je veux dire à payer. Et puis ses affaires ont marché de moins en moins bien, le pauvre, alors je lui donnais de l’argent. Ça me faisait plaisir, qu’est-ce que vous voulez ? Sammy, il avait toujours des tas de projets, ouvrir un bar à Deauville, m’acheter une boutique de chapeaux dans les beaux quartiers, plein de trucs d’avenir comme ça. Mais pour ça, il fallait de l’argent, et il trouvait que j’en gagnais pas assez chez les Garrouste. Alors, je lui ai proposé d’en piquer davantage, mais ça risquait de se voir. Alors, il m’a dit que la seule solution, c’était de monter un cambriolage. Les Garrouste, ils avaient des bijoux, des tableaux, des tas de trucs que Sammy pourrait revendre facilement ; il savait comment, il avait des relations. Avec moi dans la place, y avait rien de plus facile que de le faire entrer avec un copain un jour où il n’y aurait personne pour embarquer tout ce qu’ils pourraient. Mais ça s’est pas bien passé. Les patrons sont rentrés plus tôt que prévu, et Sammy et son pote ont eu juste le temps de s’esquiver. Le problème, c’est que les patrons, ils ont compris que c’était moi qui avais ouvert « aux individus » comme disait la police. Ils m’ont virée du jour au lendemain, les salauds, mais ils ont pas porté plainte. J’ai jamais compris pourquoi. Dites, dans votre bouquin, là, vous allez changer les noms. Parce que, ça a beau être de l’histoire ancienne, je voudrais pas d’ennuis avec la police, moi. C’est sûr, hein ? Juré ?

Bon, après ça, on a vécu des moments difficiles, Sammy et moi. J’avais plus de travail, plus de chambre, plus rien. Il a bien voulu que j’emménage avec lui dans sa chambre rue d’Odessa. La chambre était pas terrible, mais moi j’étais heureuse, vous pensez, toute la journée avec Sammy, à m’occuper de lui et tout ça. Mais au bout d’une semaine, il m’a dit que c’était pas tout ça, que c’était bien beau l’amour et l’eau fraiche, mais que ça manquait de beurre dans les épinards et qu’il allait falloir voir à me mettre au boulot. Quand j’ai compris que le boulot, c’était le ruban…

Le ruban ? Ben, c’est le trottoir, le turf, la racole… faire la pute, quoi ! Quand j’ai compris que c’était ça, j’ai refusé tout net. Alors il m’a flanqué une de ces roustes. J’étais une ingrate — une ingrate, c’est une moins que rien, une qu’a pas la reconnaissance du ventre, qu’il m’a dit — et qu’avec tous les sacrifices qu’il avait fait pour moi, il pensait que je pourrais bien faire ça pour lui, une fois de temps en temps. Quand j’ai dit « Jamais ! », il m’a flanqué une deuxième rouste et il m’a fichue dehors. Il ne voulait plus jamais me voir, même si je revenais en rampant. Ben, c’était pas vrai parce que, quand je suis revenue trois jours plus tard, j’ai pas vraiment rampé, mais il m’a reprise quand même. Et je me suis mise au turbin. Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Je pouvais pas vivre sans lui. Et puis, la passe, c’est pas si terrible, vous savez. Ça dépend beaucoup du quartier. Il y a des coins où je voudrais pas aller, hein, pour rien au monde. Les Fortifs, par exemple, c’est que des cinglés, là-bas, dangereux, même. La rue Blondel, c’est à peine mieux… de l’abattage. Mais ici, à Montparnasse, ça va… des artistes, des gens du monde, des étudiants, ça va. Et puis, j’y suis pas restée longtemps sur le ruban. Comme j’étais plutôt douée et que j’avais de la classe — ça c’était grâce aux Garrouste : ils supportaient pas que je cause mal — Sammy m’a installée dans un petit studio rue Bréa et là, j’ai commencé à monter en grade. Ça marchait de mieux en mieux et au bout de trois mois, on a pu s’acheter une voiture décapotable. Un petit coupé Celta 4, une affaire sensationnelle d’après Sammy. Il m’a emmenée au bord de la mer, deux fois. Oh, pas en Bretagne, non c’est trop loin, mais en Normandie, à Cabourg. C’est même là que j’ai rencontré Antoine.

Antoine, c’est l’homme au chapeau de paille à côté de moi sur la photo. On était en train de prendre un thé face à la mer sur la terrasse du Grand Hôtel. C’était à Pâques, je m’en souviens comme si c’était hier. Il faisait presque chaud. Sammy avait son beau costume rayé en alpaga. Moi, je portais une très jolie petite robe de chez Valentino, avec un bibi en paille tressée très chic. En fait, elle était pas de chez Valentino, ma robe. C’est Dora, une copine, qui me faisait mes robes à l’époque. Elle avait copiée celle-là sur un modèle de Valentino. Elle non plus, elle a pas eu de chance, Dora. En 42, elle s’est fait embarquer dans une rafle. Personne ne l’a jamais revue. Faut croire qu’elle était juive elle aussi. Bon, enfin… Nous voilà à la terrasse du Grand Hôtel en train de regarder les mouettes, et il y a un type qui s’assied à la table d’à côté. C’était Antoine, bien sûr, bien habillé, pantalon blanc, chemise idem à manches courtes, canne, chapeau de paille et chaussures légères en cuir. Il était pas vraiment beau, Antoine, mais il avait une sacrée classe. Sammy a engagé la conversation : « Excusez, M’sieur, mais est-ce que par hasard vous savez à quelle heure la mer est-ce qu’elle sera haute, s’il vous plait ? » Quand Sammy s’exprimait avec autant de fioritures, je savais bien qu’il avait quelque chose derrière la tête. Antoine a répondu d’un air ennuyé : « Vers quatre heures, je crois » et puis il a déplié son journal. Mais Sammy lâchait pas le bout comme ça. Il savait y faire avec les bourgeois. Au bout de dix minutes, Antoine venait s’asseoir à notre table et le soir, on dinait tous les trois au Beau Site. Après le homard, Sammy est parti aux W.C. En revenant, il a raconté qu’il avait passé un coup de téléphone à son associé et qu’il fallait qu’il rentre d’urgence à Paris : « Les affaires, vous comprenez… » Sammy est parti avec la voiture et Antoine et moi, après l’omelette norvégienne, on est allé marcher sur la plage. Vers minuit, j’étais dans sa chambre…

Antoine ? Je vous ai dit que c’était un bourgeois tout à l’heure. Mais en fait, non. C’était un aristo, un vrai, avec de la branche : le nom à rallonge, la chevalière, le château de famille, la fortune de famille et tout le toutim. Antoine Bompar de Colmont… Il était à l’hôtel pour le weekend avec sa mère. Il a commandé le petit-déjeuner dans la chambre et pendant que je beurrais mes tartines — je mange beaucoup le matin parce que l’amour, moi ça me creuse — il m’a dit : « Simone, mon petit  » — c’était plutôt rigolo parce qu’on on avait le même âge — « Simone, mon petit, vous êtes une jeune fille épatante. Ça faisait longtemps que je n’avais pas passé une aussi bonne soirée, ni une aussi bonne nuit. Vous me plaisez beaucoup. Maintenant, il reste à savoir si je vous plais en retour. Est-ce le cas ?  » Tu penses si je lui ai répondu « Et comment, Antoine ! Qu’est-ce que tu me plais ! » Alors il m’a fait une proposition. Mais avant, il m’a dit très gentiment : « Simone, mon petit, cette nuit, dans l’agitation du déduit, j’ai pu me laisser aller à prononcer des mots et à utiliser des formes grammaticales que la décence, la grammaire et les usages du monde réprouvent. Je ne garantis pas que cela ne se reproduise pas dans les mêmes circonstances, mais soyez assurée qu’une fois le soleil levé, je reviendrai toujours à la politesse et au vouvoiement que l’éducation que j’ai reçue m’impose. Seriez-vous assez aimable pour en faire autant ? » J’avais surement l’air de pas piger grand-chose car il a tout de suite ajouté : « Autrement dit, je vous dirai vous et j’aimerais que vous me disiez vous aussi ». « C’est comme tu veux, mon Antoine, » que je lui ai répondu, « maintenant, je te dirai vous« . Et c’est là qu’il m’a fait sa proposition. Il m’a dit qu’il était étudiant à la Sorbonne, que ses parents habitaient leur château de Vauvenargues — c’est tout près d’Aix en Provence —, qu’il louait un petit appartement rue de Vaugirard, qu’il était actuellement libre de toute attache sentimentale ou charnelle — c’est comme ça qu’il parlait, Antoine — et qu’il m’offrait de partager son appartement, sa pitance, sa chambre et son lit pour tout le temps qu’il nous plairait à lui et à moi. Il espérait que mon ami Sammy ne verrait pas d’inconvénient à cette cohabitation, qu’il lui souhaitait toute la réussite possible dans des affaires si délicates que sa présence à Paris dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques était indispensable. Alors, en entamant mon deuxième œuf à la coque, j’ai fait ce que toute honnête jeune femme aurait fait : j’ai fait semblant d’hésiter. Tout de suite, il a ajouté qu’il était prêt à participer aux frais qu’entraineraient les changements qu’il me demandait d’apporter à ma vie. « Entretenir une maitresse à Paris, ce ne sera pas une nouveauté chez les Colmont  » qu’il a dit. La somme qu’il m’offrait ne me permettait plus d’hésiter. Alors je lui ai sauté au cou et j’ai dit : « Ça colle Antoine ! Quand est-ce que tu… quand est-ce que vous voulez qu’on parte ? Tout de suite ? Ce soir ? » J’étais heureuse comme tout, mais ça n’a pas été possible. Il fallait d’abord qu’il raccompagne sa comtesse de mère à Paris d’où elle devait prendre le Train Bleu pour Nice avant de commencer la saison à Montecarlo. Alors, il m’a payé un billet de train pour Paris, première classe s’il vous plait, et le lendemain on s’est retrouvé, mes valises, Antoine et moi pour l’apéritif au Capoulade. C’est comme ça que le mardi après-midi, j’emménageais au 2bis rue de Vaugirard.
Avec ses histoires de château, de Vieille France et de Grand Monde, je m’attendais à quelque chose de plus grandiose, comme appartement. Mais c’était pas le cas : assez grand, ça oui, un salon, un bureau, deux chambres, une cuisine et un cabinet de toilettes ; mais vide, tout ça ; vide ou presque. Dans le salon, une table de bridge, six chaises à la Louis XIV ou XV, ou même XVI, je sais pas, et un piano. Dans le bureau, une table couverte de livres et de papiers ; dans la grande chambre, un matelas sur le parquet et une grosse malle, et dans la petite, rien que des valises, des caisses et des cartons avec des vêtements posés dessus. Avec si peu de choses et tant d’espace, je ne sais pas comment il arrivait à faire tant de désordre. Bon, j’ai rien dit, j’ai posé mes valises, j’ai rangé un peu et je suis sortie acheter des fleurs. Quand j’ai voulu faire un peu de ménage, la vaisselle, tout ça, il m’a dit de ne rien toucher parce qu’une matinée par semaine, il y avait une bonne qui venait faire le ménage, que c’était largement suffisant et comme en plus c’était demain qu’elle venait… Bon, j’ai encore rien dit, mais petit à petit j’ai réussi à rendre l’endroit un peu habitable. Parce que je suis restée là trois mois, quand même. Le matin, de la fenêtre de la chambre, j’aimais bien voir l’heure à l’horloge de la Chapelle de la Sorbonne, je regardais les externes qui rentraient au Lycée Saint Louis, les voitures qui descendaient vers la Seine. Antoine n’allait pas souvent aux cours, mais il recevait beaucoup de monde. À partir de quatre ou cinq heures de l’après-midi, il avait toujours trois ou quatre amis qui venaient boire du café ou du vin rouge. Ses amis, c’était un peu de tout, des barbus plutôt crasseux, des jeunes gens de la haute, des petits bourgeois bien habillés, des filles, plutôt moches en général. Ils restaient là une heure ou deux, ceux qui partaient étaient remplacés par des nouveaux, et tout ce petit monde discutait de tas de choses, de peinture, de socialisme, de communisme, de national-socialisme, de révolution, de poésie, de femmes, de livres… enfin des tas de choses. Moi, je sentais bien que j’étais pas à la hauteur, alors je disais rien, je faisais des sandwiches, je passais les bouteilles, je fumais… la gourde, quoi ! Mais ça m’était égal ; j’étais même plutôt bien parce que tout le monde était plutôt gentil avec moi, même les filles. Ça me changeait un peu des diners avec les mecs de la bande du Suédois.

Le Suédois ? Il avait une bande du coté du square d’Anvers. Un type dangereux, le Suédois. Quand il parlait, les filles avaient intérêt à la fermer et les mecs, ils filaient doux. Mais il avait Sammy à la bonne, le Suédois. Mais ça, le Suédois, je vous dirai rien dessus, rien de rien, même pas son nom ! Parce qu’il est toujours là, le Suédois et il aime pas beaucoup qu’on jacte à son sujet. Ça me fiche le tracsir rien que d’y penser. Je préfère qu’on continue à parler des nuits chez Antoine.
Donc, je restais là à les écouter, tous ces intellos, même si je comprenais pas grand-chose. Quand ils finissaient par partir, tous, Antoine et moi, on se retrouvait sur l’oreiller, et là, je comprenais tout ce qu’il me disait. On s’entendait bien, tous les deux sur ce plan-là, bien sûr pas autant qu’avec Sammy, mais quand même, c’était pas mal. De temps en temps, je retournais rue Bréa pour passer quelques heures avec Sammy, qu’est-ce que vous voulez ? C’était mon mec à moi. Mais j’avais complètement arrêté le trottoir. D’abord, j’avais plus le temps. Et puis, pourquoi que je serais montée avec plein de caves alors que je gagnais plus avec un seul, et dans le confort par-dessus le marché. Antoine n’y voyait que du feu, Sammy recevait son dû et moi, ça me reposait. Tout le monde était content.
Le matin, vers dix heures, on allait prendre le petit déjeuner dans un café du quartier, le Cujas le plus souvent, celui qu’est sur la photo, justement. Un jour, quand on est arrivé au Cujas, j’ai vu que Sammy et Casquette étaient déjà installés à la terrasse. Plus tard, il m’a dit qu’il était jaloux et qu’il voulait casser la figure à Antoine et que c’était pour ça qu’il avait amené Casquette avec lui. J’étais à la fois furieuse parce qu’il allait tout gâcher, et heureuse parce qu’il était jaloux et que ça prouvait qu’il m’aimait un peu. Je craignais une bagarre mais, finalement, il s’est rien passé. Peut-être que Sammy a réfléchi quand il a vu qu’avec nous il y avait un ami d’Antoine, Georges, le type en costume bleu sur la photo, un costaud. En tout cas, quand on s’est assis à la table d’à côté, Sammy a pas moufté. Antoine, lui, il l’a bien reconnu. Il a soulevé légèrement son chapeau en disant : « Messieurs… » et ça n’a pas été plus loin. Un vrai gentleman, je vous dis. Et puis, il y a un jeune type qui est arrivé sur le Boul Mich’. Il a demandé s’il pouvait prendre des photos, on lui a dit oui, et voilà. Mais dites, à propos, comment vous l’avez eue, cette photo ?

Ah! C’était vous le petit jeune homme bien poli, le photographe ! He ben, dites donc, vous avez drôlement changé, je vous aurais jamais reconnu, ça non alors ! Et puis, vous avez fait de sacrés progrès en français !

Oui, c’est vrai, la guerre, ça vous change les gens, pas vrai ?

Ensuite ? Eh bien ensuite, ça a continué comme ça avec Antoine pendant quelques semaines. Et puis, un matin, au lieu d’aller au Cujas, le voilà qui m’emmène au Ritz pour le petit déjeuner. Le Ritz, c’est incroyable, vous verriez ça ! des lustres, des dorures, des larbins partout.

Ah ! Vous connaissez ? Bon, moi je croyais que c’était pour me demander en mariage qu’il m’amenait là. Surtout que la nuit précédente… Sammy aurait surement pas été contre, remarquez, mais moi j’aurais été obligée de dire non, bien sûr, question de morale et de fierté ! Mais ça m’aurait bien fait plaisir quand même qu’il me demande. Eh bien, pas du tout. Pendant que le loufiat installe devant nous le café, le thé, les œufs brouillés, les toasts, le champagne et tout le ramdam, voilà Antoine qui me tend une rose rouge ficelée sur une enveloppe. « Pour vous… » qu’il me dit seulement. Alors j’ouvre et je commence à lire : « Ma chère enfant… » gonflé quand même, le gars. Je vous ai dit qu’on avait le même âge ? « Ma chère enfant, j’ai passé avec vous quelques semaines délicieuses…  » Délicieuses ! Je veux, mon neveu ! Rien qu’à en juger par la nuit dernière ! Enfin, ça n’empêche que le début de la lettre sentait plutôt mauvais. Y avait de la rupture dans l’air ! « … quelques semaines délicieuses… » Mais j’y pense, la lettre, je l’ai là, dans mon sac, depuis treize ans. Bon sang, où elle est passée ? Ah, tenez, la voilà. Allez-y ! Vous pouvez la lire. Mais si, mais si, allez-y !

Ma chère enfant,
J’ai passé avec vous quelques semaines délicieuses et j’espère qu’il en a été de même pour vous. Vous avez été à la fois passionnée et discrète, gaie et silencieuse, spectaculaire et réservée, tout ce que je pouvais souhaiter. Je vous en remercie. Cependant, je considère que le temps de notre séparation est venu. En effet, comme j’ai eu l’occasion de vous l’exprimer à plusieurs reprises, c’est une règle de conduite que m’a transmise mon père et que je me suis imposée depuis toujours et, aussi dure soit-elle, aussi adorable et attachante que soit votre petite personne, je n’y dérogerai pas. Ne jamais s’attacher à une femme, à aucune femme, et pour éviter les petitesses et les désagréments du désamour qui viennent nécessairement avec la durée d’une liaison, rompre à l’apogée d’une relation charnelle, telle est ma discipline. Je pense que cette apogée, nous y sommes parvenus et qu’il est donc temps que nous nous séparions. Rappelez-vous les termes de la proposition que je vous avais faite à Cabourg : « pour le temps qu’il nous plaira, à vous comme à moi ». Pour vous rendre les choses plus faciles sinon moins pénibles, je vais partir ce soir pour Aix-en-Provence où je résiderai une dizaine de jours dans ma famille. Cela vous donnera le temps de rassembler vos affaires et de les faire transporter où bon vous semblera. Je compte bien qu’à mon retour à Paris vous ayez quitté définitivement l’appartement de la rue de Vaugirard. J’ai pris des dispositions auprès de mon notaire pour qu’une pension raisonnable vous soit versée chaque mois pour une durée d’un an à compter de ce jour. Ceci devrait vous laisser le temps de trouver un mari ou, à défaut, un emploi.
Soyez assurée, ma chère petite Simone, que je garderai de vous le plus charmant des souvenirs. Je vous souhaite tout le bonheur du monde, ce qui ne sera que ce que vous méritez.

Antoine Bompar de Colmont

Ah, oui alors ! Comme vous dites ! Plutôt vache, hein ! Bon, je savais bien que ça n’allait pas durer toujours avec Antoine, mais ça ! Comme ça, tout d’un coup, sans un avertissement ni rien… Je peux vous dire que j’en ai pris plein la figure. J’ai commencé par pleurer, bien sûr. Mais ça, c’était surtout pour la galerie, pour apitoyer les alentours. Mais les alentours, c’était que des larbins et à eux, ça leur faisait ni chaud ni froid. Alors, je suis allé aux toilettes pour me refaire une beauté et pour réfléchir. Les toilettes du Ritz ! Vous auriez vu ça ! Ah oui, c’est vrai, vous connaissez. Donc j’ai réfléchi. Ça tournait à toute vitesse dans ma petite tête : il avait l’air sérieux, l’Antoine, sérieux et inébranlable, si j’ose dire. C’était pas la peine d’essayer de le faire changer d’avis. Par contre, la question de la pension restait ouverte. C’est là-dessus qu’il fallait que je le travaille. Alors je me suis repoudré le nez, je suis revenue dans la salle et j’ai travaillé.
J’ai parlé du coût de la vie à Paris qui n’arrêtait pas d’augmenter, des difficultés pour une jeune femme seule de trouver du travail et un logement décent. J’ai dit aussi que c’était dommage que je sois jamais allée dans son beau château ni que j’aie jamais rencontré sa maman, mais que j’aimerais quand même bien lui faire une petite visite un de ces jours à Vauvenargues, qu’elle serait surement bien contente de me rencontrer enfin, et tout ça. Vous me suivez ? À l’heure de l’apéritif, on était d’accord : il allait augmenter la pension et me laisser en plus un petit capital pour me permettre de voir venir. Il a commandé une autre bouteille de champagne, des sandwichs au saumon fumé, un bol de caviar et on s’est quitté les meilleurs amis du monde. Après, il est rentré à Vaugirard pour faire sa valise et moi j’ai passé un coup de fil à Sammy pour lui annoncer la couleur. Au début, l’était pas content-content, Sammy, mais il a bien fallu qu’il se fasse une raison, surtout après qu’on soit passé chez Motsch pour lui acheter un nouveau chapeau. Voilà, c’est comme ça que ça s’est fini avec Antoine. C’est tout ce que vous vouliez savoir ? Vous voulez toujours pas monter ? Non ?

Ensuite ? Quoi, ensuite ? Moi ? Ben, j’ai repris ma vie d’avant, avec Sammy, la rue Bréa, le trottoir, mais j’ai jamais retrouvé un monsieur comme Antoine, ça non. Et puis la crise est arrivée.

La crise ? Ben, la mobilisation, quoi ! Aout 39 ? Vous êtes au courant quand même ? Mobilisation générale ! Fin aout, la moitié des hommes en âge de consommer qui partent en guerre, enfin… en drôle de guerre plutôt. En tout cas, pour nous les filles, c’était la crise. Et puis, voilà Sammy qui part aussi. Bon, lui, il revenu au bout d’un mois seulement. Le Suédois lui avait passé une drogue à prendre au bon moment. Ça rendait cinglé pendant quelques heures, juste le temps de passer devant les médecins de l’armée. Et après, tout redevenait normal. Inapte à la discipline militaire et à la vie en communauté qu’ils ont dit, les toubibs. Réformé ! Tu penses si j’étais contente. Et quinze jours après, Casquette, pareil ! Réformé aussi ! Merci le Suédois. Bon, le tapin continue mais au ralenti. Sammy fait bien quelques frics-fracs avec Casquette et un peu de racket pour le Suédois, mais ça rapporte pas grand-chose. La crise, quoi ! Mais ça va quand même. Et puis, les Allemands arrivent. Juin 40, c’est l’Occupation qui commence. Et là, les affaires reprennent. Du feu de Dieu, même. Avec les soldats allemands, les filles savent plus où donner de la tête, si vous voyez ce que je veux dire. Et puis, il y a le marché noir qui commence… Au bout de six mois, Sammy, Casquette, ils ont gagné assez d’argent pour monter une affaire à eux, avec l’autorisation du Suédois, bien sûr. Ils louent pour pas cher un chouette petit hôtel particulier abandonné du côté de la Muette, et hop, quinze jours après, ils ouvrent une maison close… Le Marquis, qu’ils l’appellent. Ouvrir une maison, c’est bien, mais faut trouver le cheptel. C’est moi qui suis chargée de recruter. En fait, je fais la sélection et c’est Sammy qui discute des conditions avec les candidates. Les filles qui veulent bosser en maison plutôt que dans la rue, ça manque pas et je mets pas une semaine à en trouver une dizaine de tout à fait présentables. On ouvre Le Marquis en grandes pompes. C’était en juin 41. Que des huiles… des officiers de la kommandantur, des diplomates, un ou deux ministres de Vichy, un type important dans la Milice, des artistes, enfin le gratin, quoi… Et ça marche tout de suite. Je surveille la tenue des filles, Casquette se charge de la discipline et Sammy reçoit les clients. L’argent rentre. On paie la dime au Suédois, bien sûr, mais il en reste pas mal, sans compter les casses et le marché noir. Par une combine avec les Allemands, Sammy a même pu s’acheter la Delahaye d’un directeur de banque qu’était parti d’urgence en Suisse. Par les clients du Marquis, il a toutes les autorisations possibles pour rouler le jour, la nuit, partout ou presque. Sammy, Casquette, Joselyne, sa régulière — c’est une des filles du Marquis — et moi, on fait tout le temps la fête, on va au bord de la mer, à Cabourg, justement, on boit du champagne, on mange des huitres et tout, c’est la grande vie !
Et puis, un matin, le drame ! On était en juillet, on avait fait une fête à tout casser et on venait de se coucher. Six heures du matin, du bruit dans la rue. Crevés comme on était, on bouge même pas pour regarder ce qui se passe. Et puis, dix minutes plus tard, on cogne à la porte. « Qui c’est ? » que je demande. « Police, ouvrez ! » Forcément, j’ouvre.

Un flic en uniforme : « C’est bien ici qu’habite Philippe Portier ? ». « C’est moi », dit Sammy qui se réveille de mauvais poil. « Qu’est-ce qu’y a ? J’ai laissé mes phares allumés ? »
Le flic, il sort un papier et lit « Monsieur Samuel Goldenberg, alias Philippe Portier, alias Sammy de Pantin, né à Rovno en Pologne, de nationalité polonaise, en possession de faux papiers d’identité, de race et de confession juive, vous êtes en état d’arrestation. Veuillez me suivre. Vous avez trois minutes pour faire votre valise ». Bon sang, je le revois encore, ce salaud de flic ! Et mon Sammy qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait…

Non, merci. Ça va aller, ça va aller. Excusez… des souvenirs comme ça, c’est dur quand ça revient. Bref, j’ai eu beau crier, pleurer, supplier, le flic était intraitable. Sammy avait beau gueuler qu’il avait jamais été juif, même qu’il pouvait pas les sentir, les juifs, qu’il avait des amis à la Milice et à la Kommandantur, y a rien eu à faire. Ils lui ont flanqué un grand coup dans l’estomac et ils l’ont embarqué. Je l’ai jamais revu…

Non, ça va, je vous assure. Il parait qu’ils en ont embarqué vingt mille ce jour-là. Des juifs. Dora avait été embarquée la veille, mais je l’ai su qu’après.
Je savais même pas qu’il était juif, Sammy, et je crois qu’il le savait pas lui-même.
Vous pensez si j’étais dans tous mes états. Je pleurais, je buvais, je m’endormais, je me réveillais, je repleurais, je rebuvais, je me rendormais, je rerepleurais… comme ça pendant vingt-quatre heures. Et c’est là que Casquette est venu me voir. Il a été formidable, Casquette. Quand il est arrivé chez moi, j’étais dans un de ces états : sale, épuisée, ivre morte, malade, moche quoi ! Il a ouvert les fenêtres, il m’a fait couler un bain, il m’a mise dedans, il m’a fait boire du café, il a nettoyé toutes les cochonneries que j’avais faites et puis il a attendu. Après, il s’est mis à me parler doucement. Il m’a dit qu’il venait d’apprendre de qui était arrivé à Sammy, que toute la bande du Suédois était à la recherche d’un moyen pour le faire libérer, qu’en attendant que Sammy revienne, il me laisserait pas tomber, que je pouvais compter sur lui. Il est parti en me laissant un peu d’argent sur la table et en me disant qu’il comptait sur moi le lendemain au Marquis, parce que sans Sammy et sans moi, il s’en sortait plus.
Le lendemain, je suis allée au Marquis. Personne n’avait de nouvelles de Sammy. J’ai repris le boulot. Y a que ça de vrai, le boulot, pour vous changer les idées quand ça va pas. Mais tous les jours, j’attendais des nouvelles ; et rien ! Et puis un soir, y a Casquette qui m’emmène à La Closerie.
C’est plutôt chic comme endroit, La Closerie Vous connaissez ? On prend l’apéritif, et vlan ! il me balance tout à trac qu’il a des nouvelles pour moi, des mauvaises, qu’il ajoute : un officier allemand, un habitué du Marquis, a fait des recherches ; Sammy est resté trois jours à Drancy et puis il a été embarqué dans un convoi pour la Pologne ; Treblinka, un camp dont personne ne sortait jamais ; l’officier était désolé mais il avait appris l’arrestation de Sammy trop tard et maintenant, il ne pouvait plus rien faire. J’écoutais Casquette et je sentais le froid qui m’envahissait. Et Casquette parlait, parlait, doucement, gentiment, et moi je voulais pas entendre et j’avais de plus en plus froid, et je buvais, je buvais, je buvais. Il paraît que je suis tombée dans les pommes. Tout ce que je sais, c’est que je me suis réveillée chez moi, dans mon lit, avec Casquette qui dormait à côté de moi. Quand il s’est réveillé, il m’a m’expliqué qu’il m’aimait depuis toujours, mais que par respect et amitié pour Sammy, il n’avait jamais rien tenté, mais que maintenant que Sammy n’était plus là, j’allais avoir besoin d’un soutien, d’un homme et qu’il était prêt à tout pour moi, y compris à virer Joselyne si je voulais. Perdue comme j’étais, j’ai pas vraiment dit oui, mais disons que c’était tout comme. En tout cas c’est comme ça qu’il l’a pris. Le lendemain, il a viré Joselyne et il a apporté ses valises. Moi, je me suis replongée à fond dans le boulot. Je recevais les clients comme Sammy faisait et je menais les filles à la baguette. Fallait pas que ça bronche et fallait que ça rapporte, sans ça je leur envoyais Casquette. Lui, il habitait chez moi, mais il se faisait discret, pas exigeant et petit à petit, je m’y suis faite. Bref, c’est devenu mon homme. Il l’est toujours, d’ailleurs. Je vous l’ai dit, il a beau être à la Santé, Casquette, c’est toujours mon homme. Le problème, c’est que quand il a plongé, les flics ont fermé le Marquis. Y avait plus de gagne-pain, plus d’argent, plus d’amis… C’est comme ça. Alors, je me suis remise au turbin. Ça m’a fait tout drôle au début de remonter avec les clients, mais j’ai vite repris l’habitude. Je travaille ici, au Rosebud. C’est mieux que dans la rue. Le patron, c’est un vieux copain de Casquette. Ça me permet de lui envoyer de l’argent, de payer des avocats. Je suis du genre fidèle, moi.

La Santé ? C’est une prison. Pas loin d’ici, vingt minutes à pied, pas plus. J’y vais tous les mardis.

Qu’est-ce qu’il a fait ? Il a tué un type, tout simplement. Mais c’était un accident… une dispute qu’a mal tourné, une bagarre et vlan, un mort. Un accident, je vous dis, mais les juges ont rien voulu savoir.  Quinze ans qu’ils lui ont donné. Son avocat lui a dit que quinze ans, c’était bien, qu’il avait échappé à la lucarne et que c’était déjà ça. La lucarne ! Bon sang, quand j’y pense, ça me fait froid partout.

La lucarne ? c’est la guillotine. Vous avez pas ça chez vous ?

Ah bon ? Vous avez mieux ? Ben, si le résultat est le même, vous savez… Mais je vais pas laisser faire ça. J’ai pris de nouveaux bavards, ils vont faire appel, on va voir ce qu’on va voir ! Légitime défense, qu’ils vont plaider. Ils vont laisser tomber l’accident et passer à la légitime défense. Ça va marcher, je suis sûre. Enfin, j’espère…

Bien sûr que vous pouvez aller le voir à la Santé ! Même que ça lui fera de la distraction. Faut juste faire une demande sur papier timbré à la prison. Eh ! demandez pas Casquette surtout, hein, ça la foutrait mal. Demandez Achir Soltani. C’est son vrai blaze.

Bon, c’est pas tout, si vous voulez toujours pas monter, il va falloir que je vous laisse, moi. C’est qu’il faut que j’en gagne, moi, du fric, ça coute un fric fou ces avocats !

C’est toujours non ? Alors salut, l’Américain. À un de ces quatre. Je suis là tous les jours. Sauf le mardi.


Bientôt publié

Aujourd’hui, 16:47 RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (39)
10 Juil, 07:47 Ô temps ! suspends ton vol
12 Juil, 07:47 Le Cujas (11)
13 Juil, 07:47 Ecole Massillon – 1953

2 réflexions sur « Le Cujas – Chapitre 3 – Armelle Poder »

  1. Suite à mon commentaire précédent: un roman comme par exemple « Autant en emporte le vent ».

  2. Lu comme ça, l’histoire, disons le roman, prend tournure, c’est plus consistant. Le héros, plutôt l’héroïne d’un roman apparaît.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *