Walter Mitty, c’est moi !

J’ai une tendresse toute particulière pour cette nouvelle de James Thurber, « La vie secrète de Walter Mitty », et ceci pour deux raisons.
La première, c’est qu’elle incarne pour moi le modèle de la nouvelle humoristique, avec son humanisme et ses chutes à répétition. La seconde raison, c’est que Walter Mitty, c’est moi. 

Critique aisée 42-1 (déjà publiée le 24 novembre 2014)

« Madame Bovary, c’est moi!« 

Ce qu’avait voulu dire Flaubert en lançant cette petite phrase, on ne le sait pas vraiment. Voulait-il confirmer par là qu’il avait écrit tout ça tout seul : Madame Bovary, c’est moi qui l’ai écrit tout seul ! Moins prosaïque et plus littéraire: on pourrait penser qu’il voulait expliquer que la personnalité d’Emma, son attitude devant la vie, son insatisfaction, ses déceptions, étaient le résultat de ce que lui, écrivain, avait vécu. Moins littéraire et plus psychologique: certains affirment qu’avec cet aphorisme, Flaubert avait voulu révéler la femme qui était en lui. Moins psychologique et plus people: à partir de cette petite phrase, d’autres ont même été jusqu’à insinuer que Gustave était une femme.

« Madame Bovary, c’est moi !  » Qu’est-ce que Flaubert avait bien voulu dire par là ? Hé bien, rien du tout. Parce qu’aux dernières nouvelles, il n’aurait jamais dit ni écrit cette phrase ! Que de dissertations, essais, articles, thèses, notes de bas de page et autres exposés deviennent désormais bons à jeter aux orties ! Au moins, ça fera de la place pour les choses sérieuses.

Donc, Flaubert a dit « Madame Bovary, c’est moi ! «  et personne n’a rien compris. Mais quand je dis: « Walter Mitty, c’est moi!« , vous comprenez très bien ce que je veux dire. Non ? Ah, bien sûr, si vous ne savez pas qui est Walter Mitty, pour vous, tout ça manque un peu d’intérêt.

Hé bien, voilà :
Walter Mitty est un héros littéraire (c’est à dessein que j’emploie ici le mot héros) qui n’est apparu qu’une seule fois, et très brièvement, dans la littérature nord américaine, plus précisément dans une courte nouvelle de deux mille mots parue le 18 mars 1939 dans le New-Yorker. L’auteur ? James Thurber, 1894-1961. Humoriste, écrivain, dessinateur, journaliste…., le cursus habituel. Il est pour moi, avec Robert Benchley, le meilleur humoriste new yorkais du début du vingtième siècle. (Ça paraît restrictif comme ça, ce classement, mais quand on y réfléchit, c’est quand même quelque chose).
Thurber a écrit de nombreux petits chefs d’œuvre que je vous recommande d’aller chercher chez votre libraire habituel : The seal in the bedroom and other predicaments – My life and hard times – The Thurber carnival…

Bon, Thurber, c’est fait.
Mitty, maintenant. Plutôt que vous expliquer la personnalité du héros et vous résumer ses brèves aventures, je vais vous laisser les découvrir dans le texte complet de la nouvelle. Voici donc le texte intégral de « La vie secrète de Walter Mitty ». (N’ayant pu retrouver le bouquin abîmé dans lequel j’avais lu Thurber en français pour la première fois il y a une cinquantaine d’années, je vous l’ai retraduit intégralement personnellement moi-même. Ceci pour expliquer les quelques lourdeurs que vous pourrez y trouver et qui ne sauraient être du fait du bon vieux Jimmy).

La vie secrète de Walter Mitty

« On y va !  » La voix du Commandant sonnait comme une fine couche de glace qui se brise. Il portait son grand uniforme avec sa casquette blanche richement décorée abaissée nonchalamment sur son œil gris et froid. « On n’y arrivera pas, Monsieur. Ça tourne à l’ouragan, si vous voulez mon avis. » « Je ne vous le demande pas, Lieutenant Berg, » dit le Commandant. « Allumez les projecteurs ! Montez à 8500 ! On y va !  » Le martèlement des cylindres augmenta: ta-pocketa-pocketa-pocketa-pocketa-pocketa. Le Commandant regarda la glace qui se formait sur le hublot du pilote. Il s’approcha d’une rangée de cadrans compliqués et les manipula. « Lancez l’auxiliaire N°8 !  » cria-t-il. « Lancez l’auxiliaire N°8 !  » répéta le lieutenant Berg.  » Tourelle N°3 à pleine puissance !  » cria le Commandant.   » Tourelle N°3 à pleine puissance !  » Les membres de l’équipage, penchés sur leurs diverses tâches dans le gigantesque hydravion de la Marine aux huit moteurs poussés à fond, se regardèrent en souriant. « Le Vieux va nous faire passer » se disaient-ils les uns aux autres. « Le Vieux n’a pas peur de l’Enfer ! « …

« Pas si vite ! Tu conduis trop vite !  » dit Mrs Mitty. « Pourquoi conduis-tu aussi vite ? « 

« Hmm ?  » dit Walter Mitty. Il regarda sa femme sur le siège d’à côté avec stupéfaction. Elle lui parut extrêmement inhabituelle, comme une femme étrange qui lui aurait crié dessus dans une foule. « Tu étais à cinquante-cinq«  dit-elle. « Tu sais que je n’aime pas être au-dessus de quarante. Tu étais à cinquante-cinq. » Walter Mitty poursuivit sa route vers Waterbury en silence tandis que le rugissement du SN202 dans la pire tempête de ces vingt dernières années de navigation de la Marine disparaissait dans les routes aériennes intimes et lointaines de son cerveau. « Tu es à nouveau énervé » dit Mrs Mitty. « C’est un de tes mauvais jours. J’aimerais que tu laisses le Dr Renshaw t’examiner. »

Walter Mitty arrêta la voiture devant l’immeuble où sa femme devait aller chez le coiffeur. « Souviens-toi d’acheter ces caoutchoucs pendant que je suis chez le coiffeur » dit-elle. « Je n’ai pas besoin de caoutchoucs, » dit Mitty. Elle rangea son miroir dans son sac. « Nous avons déjà parlé de ça« , dit-elle en sortant de la voiture. « Tu n’es plus un jeune homme. » Il fit tourner le moteur un peu plus vite. « Pourquoi ne portes-tu pas tes gants? Est-ce que tu as perdu tes gants? » Walter Mitty fouilla dans une poche et en sortit les gants. Il les enfila, mais après qu’elle fut rentrée dans l’immeuble et qu’il fut arrivé à un feu rouge, il les enleva à nouveau.*

Résumé du premier épisode : Après avoir opéré un rapprochement audacieux entre Walter Mitty et Emma Bovary, l’auteur de l’article traduit maintenant intégralement l’œuvre fondatrice du Mittysme. Le héros de James Thurber, Walter Mitty, navigue entre la réalité dans laquelle il fait des courses en ville avec une femme autoritaire et le rêve éveillé où il est le héros de situations hautement dramatiques.

2
« Avancez, mon vieux! » lança un policier alors que le feu changeait, et Mitty mit ses gants en hâte et fit hoqueter sa voiture vers l’avant. Pendant un temps, il conduisit sans but au long des rues, et puis il passa devant l’hôpital en se rendant au parking.

… « C’est le banquier millionnaire, Wellington McMillan, » dit la jolie infirmière. « Oui ?«  dit Walter Mitty en enlevant lentement ses gants. « Qui s’occupe du cas ? » « Le Dr. Renshaw et le Dr. Benbow, mais il y a ici deux spécialistes, le Dr. Remington de New York et le Dr. Pritchard-Mitford de Londres. Il est arrivé par avion.«  Une porte s’ouvrit au bout d’un long corridor froid et le Dr. Renshaw apparut. Il semblait décomposé et hagard. « Bonjour, Mitty,«  dit-il. “Nous avons un mal du diable avec McMillan, le banquier millionnaire et ami personnel de Roosevelt. Obstréose des voies ductales. J’aimerais que vous y jetiez un coup d’œil. » « Volontiers,«  dit Mitty.

Dans la salle d’opération,les présentations furent chuchotées: « Dr. Remington, Dr. Mitty. Dr. Pritchard-Mitford, Dr. Mitty. » « J’ai lu votre livre sur la streptothricose, » dit Pritchard-Mitford en lui serrant la main.  « Ouvrage remarquable, Monsieur. » « Merci,«  dit Walter Mitty. « Savais pas que vous étiez aux States, Mitty«  grommela Remington « De l’eau à la rivière !  M’amener jusqu’ici avec Mitford alors que vous y êtes déjà !  » « Vous êtes très aimable », dit Mitty. A ce moment, une énorme machine compliquée, branchée à la table d’opération par des quantités de câbles et de tuyaux, se mit à émettre des pocketa-pocketa-pocketa. « Le nouvel anesthésieur est en train de lâcher ! » cria un interne. « Il n’y a personne sur toute la côte Est qui sache le réparer !  » « Du calme, jeune homme ! «  dit Mitty d’une voie basse et froide. Il s’approcha de la machine, qui faisait maintenant pocketa-pocketa-quip-pocketa-quip. Il commença par pianoter délicatement sur une rangée de cadrans qui luisaient. « Donnez-moi un stylo ! «  dit-il sèchement. Quelqu’un lui tendit un stylo. Il retira le piston défectueux et inséra le stylo à sa place. « Ça tiendra dix minutes,  » dit-il. « Continuez l’opération.« 

Une infirmière se précipita vers Renshaw et lui chuchota quelque chose. Mitty vit l’homme pâlir. « Le coreopsis s’est déclaré, » dit Renshaw nerveusement. « Voudriezvous prendre la suite, Mitty ?  » Mitty le regarda, puis la silhouette veule de Benbow, qui baissa les yeux, puis les visages graves et incertains des deux grands spécialistes. « Si vous voulez. » dit-il. On lui passa une blouse blanche; il ajusta un masque sur son visage et enfila une paire de minces gants; des infirmières lui passèrent de brillants…

« Reculez, mon vieux ! Attention à la Buick !  » Walter Mitty bondit sur le frein. « C’est la mauvaise file, mon vieux, » dit le gardien du parking à Mitty en le regardant sous le nez. « Euh, ouais, » bredouilla Mitty. Il commença à sortir à reculons précautionneusement de la file qui était marquée « Sortie seulement ». « Laissez-la là, » dit le gardien. « Je vais la garer. » Mitty sortit de la voiture. « Hé, vaudrait mieux me laisser les clés. » « Oh, » dit Mitty en lui tendant les clés de contact. Le gardien sauta dans la voiture, fit une marche arrière avec une adresse insolente et la rangea à sa place.*

Résumé des deux premiers épisodes : Après avoir successivement forcé un hydravion gigantesque  à travers un ouragan déchainé, accompagné sa femme chez le coiffeur, opéré à l’improviste un millionaire d’une obstréose compliquée d’un coreopsis, garé sa voiture dans la mauvaise file, Walter Mitty va poursuivre ses aventures avec l’achat d’une paire de caoutchoucs…

3
Ils sont tellement sûrs d’eux, pensa Walter Mitty en marchant le long de Main Street; ils pensent tout savoir. Une fois, il avait essayé d’enlever ses chaînes, à la sortie de New Milford, et il les avait entortillées autour des essieux. Il avait fallu que quelqu’un vienne avec une dépanneuse pour les démêler, un jeune garagiste, narquois. Depuis lors, Mrs Mitty l’obligeait à chaque fois à aller dans un garage pour faire enlever les chaines. La prochaine fois, pensa-t-il, je me mettrais le bras droit en écharpe : alors, ils ne se moqueront plus de moi. J’aurais le bras droit en écharpe et ils verront bien que je ne pourrais pas enlever les chaines moi-même. Il trébucha dans un paquet de neige fondue. « Caoutchoucs,  » se dit-il, et il commença à chercher un magasin de chaussures.

Quand il ressortit dans la rue, ses caoutchoucs dans une boite qu’il portait sous le bras, Walter Mitty commença à se demander quelle était l’autre chose que sa femme lui avait demandé de rapporter. Elle lui avait dit, deux fois, avant de partir de chez eux pour Waterbury. D’une certaine manière, il détestait ces voyages hebdomadaires à la ville – il faisait toujours quelque chose de mal. Kleenex, pensa-t-il, Squibb, lames de rasoir ? Non. Dentifrice, brosse à dent, bicarbonate, carborandum, initiative et referendum ? Il abandonna. Mais elle s’en souviendrait. « Où est le machinchouette ?  » demanderait-elle. Ne me dis pas que tu as oublié le machinchouette.  » Un vendeur de journaux passa en criant quelque chose sur le procès Waterbury.

… »Peut-être ceci rafraichira-t-il votre mémoire ?  » Le District Attorney brandit soudainement un lourd automatique vers la calme silhouette qui occupait le box des témoins. « Aviez-vous vu ceci auparavant ?  » Walter Mitty saisit l’arme et l’examina d’un œil d’expert. « C’est mon Webley-Vickers 50.80,  » dit-il calmement. Une rumeur d’excitation parcourut la salle d’audience. Le Juge frappa sur son bureau pour un retour à l’ordre. « Vous êtes un excellent tireur à toutes sortes d’armes à feu, je crois ?  » dit le District Attorney d’une manière insinuante. « Objection !  » cria l’avocat de Mitty. « Nous avons démontré que notre client ne pouvait avoir tiré le coup de feu. Nous avons démontré qu’il portait le bras droit en écharpe pendant la nuit du 14 juillet.  » Walter Mitty leva brièvement la main et les deux avocats qui se chamaillaient s’immobilisèrent. « Avec une arme de n’importe quelle marque existante, » dit-il calmement, « j’aurais pu tuer Gregory Fitzhurt de la main gauche à cent mètres ». Un tohu-bohu éclata dans le tribunal. Un cri féminin surmonta le vacarme et soudain, une ravissante jeune femme brune se jeta dans les bras de Walter Mitty. Le District Attorney la frappa sauvagement. Sans se lever de sa chaise Mitty lui balança un coup à la pointe du menton.  » Misérable bâtard ! « …

« Biscuits pour chien, » dit Mitty. Il s’immobilisa et les immeubles de Waterbury surgirent de la brume de la salle d’audience et l’entourèrent à nouveau. Une femme qui passait se mit à rire. « Il a dit ‘biscuits pour chien’, « dit-elle à son compagnon. « Ce type s’est dit ‘biscuit pour chien’ à lui-même. » Walter Mitty se dépêcha. Il entra dans un supermarché, pas le premier sur son chemin, mais un plus petit un peu plus loin dans la rue. « Je voudrais des biscuits pour un jeune petit chien,  » dit-il à l’employé. « Vous voulez une marque particulière, Monsieur? » Le plus grand tireur du monde réfléchit un instant. « C’est écrit  sur la boîte ‘Les chiots l’exigent’,  » dit Walter Mitty.*

 

Résumé des trois épisodes précédents : Ses caoutchoucs sous le bras, Walter Mitty est parti à la recherche de biscuits pour chien, mais il a été retardé par un District Attorney qui lui voulait du mal. A présent, il lit le journal. A l’Est, il y a du nouveau.

4
En regardant sa montre Mitty vit que sa femme sortirait de chez le coiffeur dans quinze minutes, à moins qu’ils aient un problème de séchage ; parfois ils avaient un problème de séchage. Elle n’aimait pas arriver à l’hôtel la première ; elle voudrait qu’il soit là à l’attendre comme d’habitude. Il trouva un grand fauteuil de cuir dans le hall, face à une fenêtre, et il posa les caoutchoucs et les biscuits pour chien au sol à côté de lui. Il prit un vieil exemplaire de Liberty et s’enfonça dans le fauteuil. « Les Allemands peuvent-ils conquérir le monde par les airs ?  » Walter Mitty regarda les images de bombardiers et de rues en ruines.

… »Le bombardement a terrorisé le petit Raleigh, Monsieur, » dit le sergent. Le capitaine Mitty lui jeta un regard à travers ses cheveux ébouriffés. « Mettez-le au lit, » dit-il avec lassitude, « avec les autres. Je volerai seul. » « Mais c’est impossible, monsieur, » dit le sergent avec anxiété.  » Il faut deux hommes pour manier ce bombardier, et la DCA est déchaînée. Le cirque de Von Richtman est quelque part entre ici et Saulnier. » « Il faut que quelqu’un se fasse ce dépôt de munitions, » dit Mitty. « J’y vais. Une goutte de brandy ?  » Il remplit un verre pour le sergent et un pour lui. La guerre tonnait et hurlait autour de l’abri et frappait à sa porte. Il y eut un craquement de bois et des débris volèrent à travers la pièce. « Pas vraiment loin, » dit négligemment le capitaine Mitty. « Le tir de barrage se rapproche, » dit le sergent. « On ne vit qu’une fois, sergent, » dit Mitty avec son léger sourire fugitif. « Je me trompe ?  » Il se servit un autre verre et le but cul-sec. « Je n’ai jamais vu personne qui tienne le brandy comme vous, Monsieur, » dit le sergent. « Sauf votre respect, Monsieur ». Le capitaine Mitty se leva et accrocha à sa ceinture son énorme automatique Webley-Vickers. « C’est quarante kilomètres à travers l’enfer, Monsieur, » dit le sergent. Mitty finit un dernier brandy. « Après tout, » dit-il doucement, « qu’est-ce qui ne l’est pas ? » Le martèlement du canon augmenta ; il y avait le ratatata des mitrailleuses, et de quelque part survint le menaçant pocketa-pocketa-pocketa des nouveaux lance-flammes. Walter Mitty traversa l’abri jusqu’à la porte en chantonnant « Auprès de ma blonde. » Il se retourna vers le sergent et le salua. « Cheerio » dit-il…

Quelque chose le frappa à l’épaule. « Je t’ai cherché à travers tout l’hôtel,  » dit Mrs Mitty. « Pourquoi faut-il que tu te caches dans ce vieux fauteuil ? Comment veux-tu que je te trouve ?  » « Ça se rapproche, » dit vaguement Walter Mitty. « Quoi ?  » dit Mrs Mitty. “Est-ce que tu as trouvé les machinchouettes ? Les biscuits pour chiens ? Qu’est-ce qu’il y a dans cette boite ?  “Les caoutchoucs, “ dit Mitty. « Tu n’aurais pas pu les mettre dans le magasin?” “J’étais en train de penser, dit Walter Mitty. « Est-ce que tu peux parfois réaliser qu’il m’arrive de penser ? «  Elle le regarda. « Je prendrai ta température quand je t’aurais ramené à la maison, » dit-elle.

Ils sortirent par une de ces portes tournantes qui émettent un soupir narquois quand vous poussez dessus. Il y avait deux blocs jusqu’au parc de stationnement. Arrivés au drugstore au coin de la rue, elle dit « Attends-moi ici. J’ai oublié quelque chose. J’en ai pour une minute.” Elle en eut pour plus d’une minute. Walter Mitty alluma une cigarette. Il commençait à pleuvoir, de la pluie avec de la neige fondue. Il s’appuya contre le mur du drugstore. Il fumait… Il redressa les épaules et rapprocha les talons. « Au diable votre bandeau, » dit Walter Mitty avec dédain. Il tira une dernière bouffée de sa cigarette et la lança au loin d’une pichenette. Puis, avec ce léger sourire fugitif sur les lèvres, il fit face au peloton d’exécution ; droit et immobile, fier et dédaigneux, Walter Mitty l’invaincu, impénétrable jusqu’au bout.*

 Maintenant que vous savez qui est Walter Mitty, vous me comprenez  quand je vous dis que « Walter Mitty, c’est moi ».

C’est moi qui, à dix-neuf ans, à Los Angeles, le jour de la mort de Marilyn, imaginais notre rencontre sur la plage de Santa Monica. Nous aurions parlé, sympathisé. Sans même le savoir, je l’aurais dissuadée du suicide. Et puis, j’aurais continué mon voyage…

C’est moi qui, sortant de mon premier vol en solo, partait, cigarette aux lèvres et parachute sur l’épaule, retrouver  Mermoz et Saint-Ex au bar de l’aéroclub pour discuter devant un demi des défauts du Castel-Mauboussin C310.

C’est aussi moi qui, plus tard, sur une route côtière de Mindanao, me prenait pour MacArthur passant ses troupes en revue avant l’assaut promis pour le petit matin.

C’est encore moi qui, découvert un an plus tôt au café Rostand par un éditeur dont la table était voisine de la mienne, reçois avec modestie le prix de Flore des mains de Frédéric Beigbeder, en attendant mieux.

C’est toujours moi qui….Mais, et vous? Vous n’êtes jamais Walter Mitty?
Pour le texte original de la nouvelle :     The Secret Life Of Walter Mitty,CLIQUEZ ICI
*(c) James Thurber – My world and welcome to it-1942-Harcourt, Brace and Co.
(c) Philippe Coutheillas -2014- pour la traduction française.

 

 

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