RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (26)

RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (26)

10/06/202

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Cadavres exquis

Ils découvrirent les cadavres dans une tranchée, à l’extrême limite nord du quartier dépendant du commissariat. La compagnie du téléphone avait éventré la chaussée, la veille en début de matinée, afin de réparer des câbles souterrains. Les ouvriers avaient terminé leur travail à la tombée de la nuit, alors que la température était tombée en dessous de zéro. Ils avaient provisoirement recouvert le trou de planches et l’avaient encerclée de barrières équipées de feux clignotants afin de tenir les voitures à distance de la longue et étroite tranchée. Quelqu’un avait arraché les planches et jeté les six corps dans le trou. Deux flics qui patrouillaient aux environs des quais à bord de leur voiture-radio repérèrent la brèche dans le revêtement de planches et braquèrent leurs torches électriques dans la tranchée. C’était un 6 janvier, à trois heures du matin. À trois heures dix, les inspecteurs Al Corbaccio et Bertram Winter étaient sur les lieux.

Un enchevêtrement de câbles électriques et téléphoniques tapissait le fond du fossé où l’eau s’était infiltrée, se mélangeant à la terre fraichement retournée pour former une fondrière qui avait gelé à la tombée de la nuit, si bien que les câbles semblaient gainés de plastique brunâtre. Les six corps gisaient pêle-mêle sur la croute de glace boueuse. La glace avait pris une autre teinte. Celle du sang. Les corps étaient nus. Leur nudité faisait paraitre la nuit plus froide encore qu’elle n’était. Corbaccio, qui portait un blouson de cuir doublé de mouton, des gants de laine marron et un serre-tête, baissait les yeux vers le fond du fossé. Winter balayait les cadavres du faisceau de sa torche électrique. À trois mètres d’eux, les gyrophares des deux voitures-radio clignotaient dans la nuit. À présent que les inspecteurs étaient arrivés, les flics avaient regagné leurs voitures pour être au chaud.

1-Edgard

La nuit de ce 3 janvier était moite. L’été tropical était chaud et humide. A 5 heures du matin, il faisait déjà 34°. L’inspecteur Flavio Migliaccio et son équipier l’inspecteur Wellington da Silva Santos de la section des homicides de la police criminelle arrivèrent avec peine au sommet du Morro Careca, tout en haut de la favela de Matosinho. Un sergent du 3ème bataillon de police militaire les attendait et leur désigna d’un geste las le charnier. Six corps gisaient en contrebas, éclairés par la lumière incertaine d’un lampadaire dont la présence inattendue était la marque dérisoire et symbolique de l’intérêt de la municipalité pour ce lieu oublié de tous. La police militaire avait été alertée par un jeune collègue de l’unité de police affectée à la pacification de la favela qui avait entendu le claquement familier de rafales d’armes automatiques, des Kalashnikov probablement avait-il conclu.

Migliaccio et son équipier s’approchèrent avec prudence du bord de la roche glissante qui surplombait le fossé où s’enchevêtraient les cadavres de trois hommes, deux femmes et un enfant. Les corps, nus, étaient criblés de balles. L’enfant ne devait pas avoir plus de sept ans. Les autres guère plus de vingt. L’enfant, deux des hommes et les deux femmes étaient métis. Le troisième homme était un blanc. Bien qu’habitué aux scènes d’extrême violence, l’inspecteur da Silva Santos ne put supporter la vision du petit corps déchiqueté et il détourna rapidement son regard. Aucun témoin ni même aucun badaud ne se trouvait sur les lieux. La population blasée de la favela avait appris à se tenir prudemment à l’écart des embrouilles et surtout à se taire.

Aux premières lueurs de l’aube arrivèrent les collègues de la police scientifique. Leur rituel commença immédiatement. Vêtus de blouses blanches, affublés de gants et de masques, ils balisèrent la scène du crime, photographièrent les corps, les alentours, cherchèrent et répertorièrent les indices et éléments de preuve, firent d’innombrables prélèvements, numérotés et placés avec précaution dans des sachets en plastique aussitôt scellés. Migliaccio et da Silva Santos s’éclipsèrent et rejoignirent le commissariat après avoir pris un indispensable cafézinho au bar du coin.

Le débriefing fut rapide. Pas de témoins, pas de papiers d’identité, impossible de savoir qui étaient les victimes ni pourquoi elles avaient été exécutées. Toutes les hypothèses étaient possibles : règlement de comptes entre trafiquants de drogue ou gangs rivaux, exécution sommaire par une milice armée de délinquants passés au travers des mailles de la justice, vengeance d’un mari trompé…Les deux policiers s’accordèrent sur la priorité d’une enquête qui s’annonçait manifestement difficile : identifier les victimes. Pour cela, ils ne pouvaient compter que sur le hasard ou sur la chance. Avec un peu de chance en effet, l’une ou l’autre des victimes aurait eu déjà affaire à la police et pourrait être identifiée par ses empreintes digitales. Sinon, il faudrait publier les photos dans la presse. Exercice délicat vu l’état des cadavres qui demanderait un effort particulier au maquilleur de l’identité judiciaire habituellement chargé de redonner un semblant de vie aux regards éteints des morts. Et puis, il faudrait encore espérer qu’un témoin se manifeste.

Migliaccio et da Silva Santos en étaient là de leurs réflexions quand le commissaire João Marechal Grana, matinal comme à son habitude, entra dans le bureau.

« Salue le chef », intima Migliaccio à son équipier en lui donnant un coup de coude dans les côtes.

*

Malgré tout le charme exotique et la couleur locale du chapitre rédigé par Edgard, force est de constater que s’il a respecté la longueur requise, il a, avec entrain et sur un rythme de Batucada, foulé au pied la lettre et l’esprit des règles qui doivent présider à la conception des textes de ce Cadavre au gout nouveau. Dois-je le rappeler, l’essentiel de ces règles était :
— se situer dans la continuité de celui de l’auteur précédent
— prendre telle quelle la situation laissée par l’auteur précédent, et laisser à l’auteur suivant une nouvelle situation tout aussi compliquée, sinon plus.
Pour permettre au jeu de continuer dans des conditions optimales, et en vertu des pouvoirs discrétionnaires que je viens de me voter, je me permets d’ajouter le codicille suivant au chapitre brésilien qui précède : 

Wellington qui était arrivé la veille dans le service ne connaissait pas encore le caractère facétieux de son coéquipier. Il se redressa donc aussitôt dans un garde à vous qu’il aurait voulu réglementaire en tentant de faire sonner l’un contre l’autre ses deux talons, comme il venait de l’apprendre à l’Académie de Police. Hélas, il ne parvint pas à accomplir ce qui alors eut été un exploit, car il portait des espadrilles. C’est pourquoi, au lieu de compléter son salut en portant sa main droite en visière à la hauteur de son képi et en glapissant : « Inspecteur da Silva Santos, au rapport, chef ! », il ne put prononcer que Oumpff ! en se baissant pour frotter la région subitement douloureuse de ses malléoles internes.

— Ça va, Da Silva, inutile de vous prosterner, dit le commissaire, se méprenant sur le sens de la position courbée de son subordonné. Dites-moi plutôt s’il s’est passé quelque chose d’intéressant la nuit dernière.

Migliaccio, assez satisfait du succès de sa première blague de la journée, étouffa un dernier soubresaut de rigolade et après avoir essuyé quelques larmes de joie au coin de ses yeux, il put enfin répondre à son chef vénéré :

— Rien d’intéressant, Chef ! Six cadavres sur le Morro Careca… La routine…

— Seulement six ? s’étonna le Commissaire. En toute une nuit ? On dirait bien que ça se calme par là-haut, pas vrai ?

Entre le pouce et l’index, Marechal Grana lissait le bord de la visière en carton plastifié du képi réglementaire de son bel uniforme. C’était chez lui le signe indubitable d’une profonde concentration.

— Da Silva, voulez-vous cesser de vous gratter les chevilles ! cria-t-il en jetant par terre son couvre-chef pour le piétiner avec fureur. C’est agaçant, à la fin ! Comment voulez-vous que je trouve le coupable dans ces conditions ?

— Inutile, Chef. C’est fait, on l’a arrêté, lui répondit Migliaccio. Il s’était perdu dans la favela et il a demandé  à un policier qui passait s’il connaissait un bon hôtel pas trop loin, parce qu’il était vraiment crevé. Comme le type avait une Kalashnikov à la main et que sa chemise était couverte de sang, le flic a trouvé ça étrange. Alors, il l’a envoyé à l’antenne de police de Matosinho, en lui disant que c’était un Sofitel. Il y est encore.

— Vous l’avez identifié ?

Négligemment, un sourire suffisant sous sa fine moustache, Migliaccio sortit de sa poche un petit fascicule bleu marine et le tendit à son chef.

— Quand le suspect est arrivé au guichet, le flic de service lui a demandé ses papiers. Alors, le gars qui se croyait à l’hôtel lui a remis ça.

Avec ses blagues continuelles, sa petite moustache et sa façon de faire le malin en épluchant les bananes, Migliaccio avait le don d’agacer le commissaire. Mais Marechal Grana prit le passeport et sur lui pour n’en rien montrer.

— Mais c’est un passeport américain ! explosa le commissaire. Qu’est-ce qui vous a pris d’arrêter un américain ? J’espère que vous ne l’avez pas tabassé !

— Ben, un peu quand même, Chef, mais juste ce qu’il faut, hein, pas plus !

— Mais ça va pas, la tête ! Combien de fois on vous a dit qu’en cas d’arrestation d’un américain, il faut le mettre illico dans un avion pour son pays ? Je ne veux pas d’histoire avec le Ministre des Affaires Étrangères, moi ! Je prends ma retraite dans six mois, moi ! Allez Zou ! Allez me faire des excuses à l’Amerloque à la kalasch, et foutez moi tout ça dans un avion pour n’importe où chez l’oncle Sam. Rompez !

Migliaccio, qui portait des Berluti surélevées réglementaires, claqua bruyamment des talons et fit demi-tour après un impeccable salut, tandis que Da Silva effectuait la même manœuvre, suivie d’un deuxième Oumpff ! car il portait toujours ses espadrilles. Ils réussirent à éviter l’annuaire des téléphones inversé que leur chef venait de leur lancer à la tête pour foncer toutes sirènes hurlantes vers le Sofitel de Matosinho.

Et c’est ainsi, que l’assassin six fois meurtrier se retrouva le 4 janvier au soir dans le hall d’arrivée de l’aéroport de l’une des plus grandes villes des États Unis, cette même ville où deux jours plus tard, deux inspecteurs du commissariat des quartiers Nord allaient se retrouver à leur tour avec six cadavres sur les bras.

*

Mais l’américain relâché était-il vraiment l’assassin de Matosinho ? Et si c’était vraiment lui, est-il aussi celui de la tranchée du téléphone ? Et si c’est bien lui, aurions-nous affaire à un serial killer ? Douze meurtres, est-ce assez pour constituer une série ? Ou alors est-ce que les cadavres du 3 janvier ne seraient pas les mêmes que ceux du 6 janvier ? Et quand est-ce que ça va s’arrêter, tout ça ? Et que fait la Police ?

Vous le saurez peut-être en lisant le chapitre de Lorenzo qui ne saurait tarder. 

2- Lorenzo

Les inspecteurs Al Corbaccio et Bertram Winter étaient arrivés tôt ce matin-là vers 8h30 dans les locaux sinistres du commissariat. Ils étaient vautrés dans leurs fauteuils, les pieds chaussés de lourdes bottes en cuir posés sur leurs bureaux entre les tasses à café en plastic blanc vides et les cendriers bourrés de mégots. Bien qu’ayant les yeux fermés, ils ne dormaient pas et réfléchissaient, une fois n’est pas coutume, en attendant le rapport du médecin légiste, le docteur Loren Zoo qui avait pratiqué l’autopsie des six cadavres. La porte s’ouvrit avec fracas sur le divisionnaire Bruno Body qui brandissait plusieurs liasses de feuilles de format 21×29,7.

« Salut, mes p’tits loups, je vous apporte de la chèvre fraîche ! »

Le divisionnaire Body était friand de jeux de mots discutables et de figures de style dont les plus récentes remontaient au siècle des Lumières. Comme chaque fois depuis quinze ans, il ne put s’empêcher de leur infliger son expression favorite :

« A ce stade de l’enquête, vous ne refuserez pas un verre d’analèpse, ça ne peut pas vous faire de mal ! Lisez donc le rapport du médecin légiste tapé par la secrétaire du patron ».

« Ah non, pas elle ! » hurlèrent les deux inspecteurs. Il faut dire que la secrétaire, une jolie blonde bien roulée qui avait tapé aussi dans l’œil du boss, truffait ses rapports de fautes de frappe les rendant parfois illisibles.

« Ça s’arrangera avec le temps », avait prétendu Jim Nastyck, le Commissaire Principal, qui n’était pas insensible à ses charmes. Il se trompait. A Saint Brévin les Pins, le temps était pourri à longueur d’année. La jolie secrétaire surnommée Lariégeoise à cause de son accent du sud à couper au couteau, était allergique au clavier de son Mac et regrettait sa vieille Remington portative sur laquelle elle tapait le courrier avec un seul doigt de la main droite, l’index, en frappant les touches avec une rare violence. En conséquence, elles étaient toutes effacées sauf le Q sur lequel elle refusa toujours de mettre le doigt pour des raisons que la morale n’autorise pas à révéler. A ce régime inhumain, la Remington rendit l’âme au début des années cinquante.

Pendant toute la matinée, nos deux inspecteurs se plongèrent dans le rapport du docteur Loren Zoo. Le premier cadavre était celui d’un certain Bernard Poisson, un simple d’esprit employé à la voirie pour balayer la chaussée. Il était bien connu des services de police en raison de ses manies exhibitionnistes sur la voie publique et en particulier devant le collège de filles Saint Cécile. De l‘avis de tous, il était incapable de faire le moindre mal à une mouche. Le second était celui d’un journaliste de Ouest-France, Phil Knife, bien connu lui aussi de la police mais pas pour les mêmes raisons. Phil Knife avait une table réservée à l’année au « Rendez-Vous des Poètes et des CRS », le bar-tabac situé juste en face du commissariat. Responsable de la rubrique Faits Divers du quotidien, il bénéficiait ainsi en temps réel des confidences des enquêteurs et surtout de ceux de la Mondaine à qui il offrait une fois par an un café pour les remercier. Le troisième corps était celui d’un médecin ayant pignon sur rue, le docteur Philippe Cadiot, célèbre psycho-psychanalyste extra-freudien âgé de quarante ans et reconnaissable à sa calvitie précoce. Le quatrième était un certain Franck, fabriquant de cordages pour dériveurs chez Bénéteau, échangiste notoire et proche de Madame Hidalgo, la Maire en exercice de Saint Brévin les Pins. Enfin, les deux derniers corps qui avaient intrigué le médecin légiste étaient ceux de deux ressortissants américains en vacances sur la plage de Saint Brévin où ils pratiquaient la planche à voile et à vapeur. Un complément d’enquête était en cours pour obtenir plus de renseignements par Interpol.

Les six malheureuses victimes avaient toutes été tuées de la même façon. Elles avaient un petit trou entre les deux yeux par lequel avait pénétré dans leur crâne un produit proche du Destoop. A l’autopsie, il ne restait plus de leur cerveau qu’un peu de liquide bleuté avec des bulles. C’était à n’en pas douter la célèbre Botte de Nevers inventée par un certain Lagardère, champion de France d’escrime, PDG de multinationales et proche lui aussi de madame Hidalgo. Bien qu’originaires toutes les deux d’un même village du sud du pays à cheval sur la frontière, Mademoiselle Lariègeoise née du côté français et Madame Hidalgo née du côté espagnol n’avaient aucun lien de parenté.

« Six cadavres pour un bled aussi petit, c’est lourd » balança Bertram Winter. « Bôf », lui répondit son collègue Corbaccio qui ajouta : « Le rapport de l’archiviste devrait nous parvenir avant la bouffe, ça nous éclairera sûrement ». Edgard Montparnasse-Bienvenüe I et II, heureusement surnommé par ses collègues « Ed », était ce fameux archiviste qui avait inventé une technique d’enquête révolutionnaire appelée « La Théorie des Tiroirs ». A l’aide de l’informatique qu’il maîtrisait nettement mieux que Lariégeoise, il faisait une colonne par cadavre qu’il remplissait de toutes les connaissances du défunt sans aucune exception. Cette méthode était permise de nos jours grâce aux progrès des ordinateurs et aux indiscrétions sur face time. Il suffisait ensuite de relever les noms des personnes apparaissant à l’identique dans chacune des colonnes. Son rapport fut posé sur le bureau des deux inspecteurs vers midi douze. Le bruit de sa chute sur leurs bureaux les réveilla. Les conclusions d’Ed étaient formelles : trois noms revenaient dans les six colonnes : c’était ceux des trois suspects. Les deux inspecteurs mirent leur ceinturon avec leur colt P3511 à douilles, leur gilet pare-balles, leur casquette fantaisie avec Donald sur le devant et foncèrent vers leur Opel garée en double file.

Que révélait donc le fameux rapport ? Trois noms. Deux noms de femmes, Françoise Maignan et Annick Cottard, des prostituées lesbiennes travaillant la nuit dans les bars à matelots sur le port, et celui d’un homme d’âge mûr, Cyrano de Couteillac, un écrivain respectable en mal d’inspiration, qui fréquentait lui aussi les tripots mal famés à la recherche de personnages pour ses futurs romans. L’enquête entrait dans le vif du sujet.

3-Philippe 

Depuis la retraite de Giuseppe H. Willoughby en 1967, les inspecteurs Corbaccio et Winter étaient les plus anciens flics du commissariat du Quartier Nord de cette gigantesque métropole nord-américaine. Des choses bizarres, choquantes, effrayantes et même, quelques fois, surnaturelles, ils en avaient vues, et plus souvent qu’à leur tour. Mais jamais ils n’avaient été confrontés à un tel rassemblement de noms à consonance française dans une affaire qui, compte tenu du contexte, aurait dû demeurer strictement américaine. Cottard, Cadiot, Maignan, Poisson, Bénéteau, Bergerac, Saint Brévin les Pins… tout cela évoquait la France à plein nez. C’était incohérent, illogique, contrariant même, mais quand Bertram Winter découvrit dans l’atlas illustré du commissariat que Saint Brévin était un port maritime, la lumière se fit dans sa tête et il se forgea  la conviction que tout ça n’était qu’une banale affaire d’immigration clandestine de sans-papiers français embarqués depuis le port Saint-Brévin pour la généreuse Amérique. Personnellement, Bertram n’en avait rien à faire des histoires d’immigrés clandestins qui s’embarquaient joyeux pour des courses lointaines, sauf quand elles comportaient six morts à la clé. Et comme c’était justement le cas, cette affaire de la tranchée du téléphone était devenue son affaire. Il entendait bien la résoudre avant le diner.

Il fit part à Corbaccio de son hypothèse et lui demanda de se charger des femmes Maignan et Cottard, tandis que lui irait interroger Cyrano de Couteillac à son domicile.

— Ça ou peindre la girafe !… répondit Corbaccio en se demandant s’il fallait dire peindre la girafe, plaindre la girafe ou peigner la girafe.

Winter descendit de la puissante Opel Astra devant le n°1500 Ouest de la 45ème Avenue. L’immeuble dans lequel habitait le vieil écrivain avait connu des jours meilleurs. L’écrivain aussi. La façade du bâtiment était parcourue de nombreuses fissures et de coulures d’humidité disgracieuses. Celle de l’écrivain aussi. La toiture était à refaire et le dernier étage était branlant. Pareil pour l’écrivain.

— Cyrano de Couteillac ? Inspecteur Winter du Commissariat Nord. J’aimerais vous poser quelques questions sur une affaire vous concernant. Puis-je entrer ?

— Mais comment donc ! dit Couteillac, ravi que l’on vienne troubler sa solitude. Puis-je vous débarrasser de votre revolver ?

— Non, je vous remercie. Sans lui, je me sens tout nu et ça me fout un de ces complexes d’infériorité, vous pouvez pas savoir.

—Voulez-vous que je vous donne l’adresse d’un bon psychanalyste ? Non ? Vraiment ? Comme vous voudrez… mais alors, qu’est-ce qui vous amène ?

C’est à cet instant que Winter mit en branle l’impressionnante méthode d’interrogatoire que lui enviaient tous les flics à l’Ouest du Pecos.

— Voilà, dit-il. La nuit dernière, entre 22heures et 3 heures du matin, avez-vous tué six personnes en leur injectant du débouche-évier dans la boite crânienne avant ou après les avoir jetés dans la tranchée du téléphone de l’avenue Donald Trump ?

Winter avait mis des années à développer cette technique. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais permis de faire avouer un coupable, mais il arrivait fréquemment qu’elle perturbe assez un innocent pour qu’on puisse l’envoyer au trou pendant quelques jours. Mais l’écrivain ne se laissa pas prendre au piège.

— NI avant, ni après, inspecteur, répondit Couteillac du tac au tac au flic, et ce pour trois raisons. La première c’est que je suis foncièrement écologiste. La preuve, c’est que je pétitionne à chaque fois que je le peux contre l’usage de produits détergents, délétères et destructeurs de l’environnement, à plus forte raison si celui-ci est constitué de six individus en état de marche.

— Et la deuxième raison ? demanda Winter

— C’est que je suis allergique au Destop et au Canard WC. L’eussè-je voulu que je n’eusse pu utiliser un truc pareil.

Winter, qui lui-même utilisait souvent l’imparfait du subjonctif, n’en fut pas troublé.

— J’entends bien, dit-il. Et maintenant, la troisième raison, s’il vous plaît.

— Je ne peux vous la révéler. C’est une affaire de gentlemen. Vous ne pourriez pas comprendre.

— Trop fort, le type, pensa Winter. Je n’en tirerai rien de plus.

Dans ces conditions, il ne lui restait plus qu’à se retirer.

— Dans ces conditions, il ne me reste plus qu’à me retirer, dit-il à Couteillac et à regret.

— C’est ça, Duchnock, tire-toi. Et atchao bonsoir !

Pendant ce temps, Corbaccio s’était rendu chez les demoiselles Cottard et Maignan. Mais elles n’étaient pas là. Encore une piste qui se refermait ! Catastrophé, l’inspecteur remonta dans l’Opel customisée et décida de rentrer directement chez lui. En effet, c’était l’heure de nourrir son piranha et comme personne n’aime avoir chez soi un piranha de mauvaise humeur, il brancha la sirène et fit hurler les pneus comme il l’avait vu faire à Steve McQueen. Ayant pris sa vitesse de croisière à basse altitude, Corbaccio se mit à réfléchir : l’enquête semblait bien être entrée dans une impasse, et pour longtemps.

Mais le hasard a ses raisons que la raison ne connaît pas et les événements allaient bientôt prendre un tour inattendu. Voyons cela.

Au moment où Al Corbaccio ouvrait la porte de son minable studio en demi sous-sol dans la 217ème rue Est, son téléphone se mit à sonner. C’était son ami l’inspecteur Flavio Migliaccio qui était au bout du fil. Le piranha aurait à attendre encore un peu.

— Salut, Al. C’est moi, Flavio.

Les deux hommes avaient partagé quelques idées  dans un bordel de Tijuana lors d’un séminaire international et depuis, ils se refilaient régulièrement des tuyaux sur les Serial Killers et les courses de chevaux.

— Salut, Mig, répondit Al.

— Dis-donc, Al !

­— Oui, Mig.

— J’ai un truc pour toi, Al.

— Envoie, Mig !

— J’ai lu quelque chose dans le journal, Al.

— Ah ouais, Mig ?

— T’as six cadavres sur les bras, on dirait, Al.

— Tout juste, Auguste !

— Pourquoi que tu m’appelles Auguste, Al ?

L’inspecteur Migliaccio téléphonait depuis le commissariat de police. La communication ne lui coutait rien, il avait tout son temps et il le prenait. Mais quand même, à la fin de ce dialogue viril et quelque peu lassant, Al avait appris qu’un citoyen américain soupçonné d’un sextuple assassinat à Matosinho avait été réexpédié avec armes et bagages (et ce n’était pas une façon de parler) justement vers la ville d’Al. Curieuse coïncidence, quand même, non ?

— J’ai pensé que ça pourrait t’intéresser, Al.

— Tu parles, Charles ! Bon, c’est pas tout ça, mais faut que je te laisse. On sonne à la porte. Salut, Mig.

— Salut, Al.

En flic expérimenté et prudent, avant d’ouvrir, Al colla (bruler) son œil au judas. Ce qu’il vit alors à travers l’œilleton le fit sursauter. Il recula si brusquement qu’il en renversa son aquarium exotique. Et tandis que le piranha mordillait mollement le paillasson pour tromper sa faim, Al se dit qu’il y avait quand même des trucs qui ne tournaient pas rond dans cette histoire.

 

4- Lariégeoise

Al de surprise écrasa le piranha : il en fut fort marri car un vieux flic décrépi de ses amis, affecté depuis des années dans le quartier chinois, lui avait procuré sous le manteau un pangolin sensé améliorer ses performances sexuelles : il aurait voulu faire un essai préalable avec le piranha. Mais découvrir Jim, son vieux copain de summer camp, là, derrière la porte, affublé d’un uniforme français le laissa pantois. Jim qui se destinait au commerce de tracteurs, son Jim, était un flic lui aussi ? Écartant le corps du carnassier impuissant à présent, il ouvrit la porte.

— Jim, que fais-tu ici et à cette heure ?

— C’est une longue histoire : je suis en mission secrète. Une série de meurtres a été commise, impliquant des ressortissants français ; nous avons appris par Interpol que vous aviez trois suspects. On m’a envoyé ici sous un faux nom, Jim Nastick et je suis accompagné, pour faire diversion, de ma fidèle collaboratrice Melle Lariégeoise ; pas très futée, mais une présence féminine endort les soupçons.

— Ok Jim, mais que puis-je faire pour toi à cette heure-ci ?

— Oui désolé, je suis encore en décalage horaire et Mlle Lariégeoise n’était pas d’humeur à me bercer. Je suis ici pour tenter d’élucider les meurtres des français. Vous avez déjà interrogé le dénommé Couteillac : c’est une impasse, nous le filons depuis longtemps ; son alibi de gentleman ne tient pas la route : la nuit du crime il était en galante compagnie ; grâce aux contacts interlopes de Mlle Lariégeoise, il a passé la nuit avec deux escort : Françoise Maignan et Annick Cottard.

— Mais Jim, vous vous êtes fait enfumer : votre Couteillac n’était pas au bordel ce soir-là ; c’est un agent double qui travaille pour nous : il tente d’infiltrer un gang maffieux qui cherche à vendre de la poudre de Pangolin en lieu et place de chloroquine. Notre Président court un grave danger. C’est moi qui jouais les doublures, et vos agents n’y ont vu que du feu.

A ces mots Jim Nastyck blêmit. Comment en effet révéler à son vieux copain Al que les services secrets français, lassés des foucades répétées de leur Président avaient lancé l’opération « Brévin les Pins », un montage alambiqué, inspiré des rapports fleuris du légiste de la Boite, Loren Zoo. Quel sens prenait sa mission secrète ? Pouvait-il encore se confier à Al ? Et les deux escorts, quel rôle jouaient-elles ? Comment ses agents avaient-ils pu se faire ainsi manipuler ?

Il accepta le whisky tiède que lui tendit Al et….

A SUIVRE

 

2 réflexions sur « RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (26) »

  1. Chers lecteurs.
    Je suppose que la majorité d’entre vous, comme moi, n’avait jamais entendu parler du Pangolin, l’animal de compagnie de Lariégeoise. Comment se le procure-t-elle ? En Chine ? A Wuhan ? Il m’a semblé utile pour que le prochain auteur ne s’égare (aucun rapport avec Edgard de l’Est) pas en chemin, d’apporter ces précisions essentielles.

    Chronique du Journal Le Monde :
    Le pangolin va-t-il enfin quitter les marchés et les assiettes des Chinois ? Pékin a décidé, lundi 24 février, d’interdire la vente et la consommation d’animaux sauvages, des pratiques suspectées d’être à l’origine de l’épidémie du nouveau coronavirus. Une décision qui pourrait influer sur le destin de ce petit animal aux formes aussi étranges que les vertus qui lui sont prêtées. Et dont certains scientifiques estiment aujourd’hui qu’il pourrait avoir servi de vecteur de transmission du Covid-19.Le trafic de pangolin est en outre prohibé depuis 2017 en Chine, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) ayant interdit sa commercialisation. Mais, tout comme la poudre de corne de rhinocéros ou encore la bile d’ours noir, le commerce de pangolin n’a pas résisté à l’appétit des Chinois. On en trouve donc encore très facilement sur les marchés, comme c’était le cas à Wuhan jusqu’en janvier 2020 ou à Hongkong où les chips d’écaille de pangolin se vendent un euro le gramme.
    Si les braconniers en sont aussi friands, ce n’est pas pour en faire un trophée mais pour l’envoyer sur les tables d’Asie. Beaucoup de Chinois raffolent en effet de sa viande que l’on sert en ragoût et de son bouillon d’écailles que l’on dit favoriser à la fois la libido des hommes et les montées de lait des jeunes mamans.
    PS) Mademoiselle Lariégeoise a-t-elle un carnet de vaccinations en règle et une montée de lait ?

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