10 juin 1940

Que ceux qui se plaignent des épreuves qu’ils ont vécues et des contraintes qu’ils ont subies cette année entre les gilets jaunes, les grèves, le confinement, la bicyclettisation de Paris et autres contrariétés, veuillent bien se taire un instant et s’arrêter sur ce qu’ont connu nos prédécesseurs il y a quatre-vingt ans. En voici un témoignage très ordinaire, sans héroïsme ni grandiloquence, témoignage modeste, sincère et exemplaire d’un homme ordinaire embarqué dans ce qui pour certains les conduira à la mort ou à des années de captivité, et pour d’autres plus chanceux, à des années de crise, à la recherche constante de quoi chauffer, habiller, nourrir leur famille.

Ce témoignage ordinaire et modeste, c’est celui du Caporal Coutheillas, mon père, lorsqu’il écrivait son journal de captivité en juillet 1940.

10 juin 1940

Le 10 juin, nous avons quitté Beuvillers où la vie s’écoulait près du front avec des alternatives de calme et de bombardements. La relève ne venait pas. A Beuvillers, notre équipe du Génie faisait sauter les ponts et les carrefours. Nous étions en train d’isoler la ligne Maginot. Je n’y comprenais rien.

Nous reculons par étapes de nuit, longues et pénibles. D’abord vers Eton où nous devions passer la nuit…et puis départ subit pour Warcq…et puis de Warcq aux Eparges, et puis dans les bois près de Dommartin, et puis par la Tranchée de Calonne. Prunet n’arrête pas de jurer contre les moustiques.

Au fur et à mesure de cette retraite, nous sommes maintenant des milliers à venir de Longuyon, d’Audun, de Metz sur cette route étroite où des réfugiés, des voitures à chevaux, des camions, des fantassins remontent sans ordre. Les hommes sont exténués. On barbote des vélos, des voitures. J’ai vu un Dragon dormir attaché sur sa moto pour éviter qu’on la lui vole.

Peu d’entre nous ont combattu. A chaque contact avec l’ennemi, l’ordre de repli arrivait immédiatement.

Depuis le 10 juin, le courrier n’arrive plus. Nous comprenons que nous sommes encerclés dans un vaste cercle infranchissable, coupés de toute retraite. Nous ne recevons plus ni pain ni ravitaillement.

Pendant toute une journée, les avions allemands et italiens ont semé des bombes et de la mitraille sur la route encombrée de milliers d’hommes.

Guerriol, « Bichette » et moi, nous devons nous réfugier plus de dix fois dans les fossés. Guerriol tire sur les avions qui passent à cinq cents mètres. Ils s’en foutent !

A Vigneulles, des stukas, des bombes. La maison entre Guerriol et moi est volatilisée. Grosse secousse, rien d’abimé. Les docks commencent à brûler. On ramasse un peu de sauvetage pour déjeuner et diner.

Une moto arrive, pneu arrière crevé. Le lieutenant qui était dans le side-car est tué net. Le conducteur n’en revient pas. Il roule fou.

Sur la route, des hardes abandonnées, des chevaux tués, des réfugiés raidis encombrent les passages.

La Tranchée de Calonne, Hallonchatel. Des Nord Africains étendus, tués par les avions. Des ruines, des morts. Nous sommes exténués, Bichette et moi. Nous tombons sur les camarades, Prunet, les autres… Tout joyeux de nous retrouver vivants.

Nous n’irons plus au courrier. Inutile.

Nous sommes repassés devant Lucey, une débâcle. Nous n’osons pas nous y arrêter.

Les officiers sont sans autorité. Ils se débrouillent pour eux-mêmes.

A Toul, quartier St-Evre, nous devons stopper pour laisser passer les colonnes et maintenir les positions. Pendant ce temps, le gros de l’armée devrait tenter de se frayer un passage.

Les Allemands sont à Dijon, à Moulins, partout…Le cercle s’est refermé depuis longtemps autour de nous. Tout a été incendié, brûlé, grillé, saboté avant notre passage. Les intendances ont brûlé il y a déjà plusieurs jours. Les intendants devaient être pressés de partir.

Nous mangeons des conserves et petits beurres fauchés au hasard des passages. Avec Léger, nous ravitaillons des gosses enfouis dans les caves de Toul avec du lait condensé barboté dans une épicerie,

Des bruits d’armistice circulent.

Nos camarades se battent dans Toul. Nous tournons à l’intérieur du cercle de plus en plus petit où nous sommes enfermés. Avec Prunet, nous voyons sur la route des automitrailleuses filer dans les deux directions !

Le commandant m’engueule parce que je ne lui présente pas des sapeurs égarés au garde à vous ! Et pourquoi pas en tenue n°1 ?…

Il y a un sacré camion de torpilles qui se balade avec nous depuis des kilomètres et deux gars sont assis dessus, fumant doucement la pipe…Pourvu qu’un obus ne tombe pas dessus.

Georg est tué sur sa voiture attelée. Doussaint, tué lui aussi par un obus. Guerriol est blessé au pied et à la jambe. Il est transporté à l’Hôpital Gamma de Toul. Je ne le reverrai plus. Je râle après lui. S’il était resté avec moi !… Avec Boyer, on ne rigole plus du tout. L’Auton a disparu, Hellbrun est perdu on ne sait où.

Un dernier soir dans un bois près de Bicqueley, nous sommes tous regroupés, ou à peu près. Le canon s’en donne à plein tube. Les départs d’obus font gonfler nos chemises. Les munitions terminées, on fait sauter la culasse de chaque pièce. Bon Dieu, quel raffut !

Chazeau supplie qu’on l’emmène au G.S.D. (Groupe de Santé Divisionnaire). Il dit qu’il va mourir. On l’envoie balader. Prunet, Clermont, Lapoule, Mas et moi, on dort.

 

6 réflexions sur « 10 juin 1940 »

  1. J’ai lu les réflexions de Michel Audiard sur cette période tragique qu’il a vécue lui aussi à Paris :  » La majorité des parisiens n’étaient ni collaborateurs ni résistants. Ils avaient peur et ils avaient faim tout le temps. Il fallait survivre et c’était bien plus difficile à Paris qu’à la campagne. Le danger ce n’était pas de parler à la radio depuis Londres, le danger c’était d’écouter la radio en cachette à Paris où vous risquiez votre peau ».

  2. Quel témoignage poignant!
    Comme tu le soulignes, c’est autrement plus grave, plus désespérant, plus sidérant, plus décourageant, que la crise des gilets jaunes ou le confinement dû à la Covid-19.

  3. Incroyable cette affinité de ton entre pere et fils: style, humour, ironie …
    Un journal de campagne autrement plus tragique pourtant…

  4. Un vrai talent d’écrivain qui ne demande qu’à être transmis !

  5. La plus grande majorité des français ne connaissent ce qu’ont été les deux dernières guerres mondiales et leurs conséquences sur la vie des soldats et des civils qu’à travers ce qui leur a été raconté par leurs proches, parfois par des écrits qu’ils en ont fait sur le moment ou en souvenirs longtemps après, des livres, des bandes d’actualité en noir et blanc, des nombreux films, beaucoup de bons et beaucoup de mauvais, films sur l’exode (Jeux interdits), sur la vie parisienne (La traversée de Paris), sur les champs de batailles (la liste est longue). Mais, ils n’ont pas vécu ces conséquences, ni les pires ni les meilleures. Je crois que les souvenirs des proches qui ont vécu ces moments dramatiques sont pour nous les plus parlants et les plus émouvants, tel celui du Caporal Coutheillas relaté aujourd’hui. J’ai les souvenirs, écrits et pièces à conviction, de mon père (retraite de l’armée britannique jusqu’à Dunkerque) et de ma mère (arrêtée et internée au stalag 146, le Fort de Besançon récupéré par les allemands), j’y pense souvent et je me dis aujourd’hui que notre confinement actuel et ses conséquences réelles, contraintes, incertitudes sur l’avenir, etc, est néanmoins bien moindre en comparaison ce qu’ils ont vécu.

  6. Quel texte !
    J’y vois comme un air de ressemblance avec la crise du Covid 19. Au plan de l’organisation …

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