RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (17)

RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (17)

31/05/20

Attention chantier ! Cette nouvelle est en cours de construction selon la méthode surréaliste des cadavres exquis, c’est-à-dire qu’elle composée par des auteurs différents qui écrivent chacun, en suivant leur imagination personnelle et  dans leur style propre, la suite du texte de l’auteur précédent.

Le texte de base (Cadavre exquis n°0) est un court extrait d’un texte d’origine intitulé  « Les Deux Magots »

Cadavre exquis (0)

Par Philippe

Il y a quelques minutes une très jeune femme, vingt ans au plus, s’est installée non loin de moi. Je la vois de côté. Chez elle, tout est mince, clair et net. Le profil est précis, la queue de cheval châtain est courte et bien serrée et de sobres boucles d’oreille fantaisie pendent à ses oreilles. Elle se tient bien droite sans s’appuyer au dossier de la banquette. Elle regarde autour d’elle, me voit à peine. Le garçon s’approche, mais elle dit qu’elle attend quelqu’un. Un peu plus tard, elle est rejointe par une autre femme, un peu plus âgée, moins de trente ans. Elle se lève pour embrasser la nouvelle arrivante sur les joues (trois fois : elle doit être du Massif Central). Celle-ci est le contraire de celle-là. Tout en elle est arrondi, flou, imprécis. Sa silhouette de pas-tout-à-fait-grosse s’est tassée sur la banquette à la gauche de son amie qu’à présent elle me cache. Ses cheveux bruns et frisés forment un nuage mousseux au-dessus de sa tête. Son jean marron clair comprime ses cuisses et son pullover en grosse laine noire poilue n’arrive pas à rejoindre la ceinture de son jean, laissant à découvert une bande de chair. Elle a commandé deux formules J-P.Sartre à 26 Euros. Les jus d’orange, les croissants, les tartines, les beurriers, les tasses, les cafetières et les théières ne tardent pas à encombrer la table. La plus jeune fouille dans son sac et en sort le Guide Hachette de Paris qu’elle pose entre deux tasses.

 

Elle s’appelle Françoise Maignan. Elle a 22 ans. Elle est la fille unique d’un couple de pharmaciens installés à Chauvigny, à une trentaine de kilomètres de Poitiers. Elle est étudiante en pharmacie. Elle vient d’arriver à Paris par le premier TGV et en sortant de la Gare Montparnasse, elle a suivi les instructions de son amie Annick : elle est passée le long de la tour et puis elle a pris la rue de Rennes tout droit avec le clocher de Saint Germain des Prés en ligne de mire. Avec ces indications, elle ne pouvait pas rater les Deux Magots.
Annick Cottard a 31 ans. Elle est chercheuse à Normale Sup dans le département des Sciences de l’Antiquité. Le grand studio dans lequel elle vit seule est situé tout en bas de la rue Mouffetard. C’est un peu bruyant le matin, mais ce n’est pas loin de la Rue d’Ulm, et elle ne paie pas de loyer : le studio appartient à la Ville de Paris qui l’a mis à sa disposition en échange d’une dizaine d’heures de travail par mois à la Direction de la Communication de l’Hôtel de Ville. Jusqu’à présent, Annick a connu une vie sentimentale chaotique et une vie sexuelle hésitante. Récemment, après une liaison idyllique de cinq semaines avec un chercheur du CNRS adepte de la théorie des cordes et de l’échangisme, elle a connu une période d’abstinence de 14 mois, à peine interrompue par quelques aventures furtives à l’issue de soirées universitaires. Cette période s’était achevée avec les dernières vacances de Noël quand elle avait rencontré Françoise dans un chalet de l’UCPA à Notre-Dame de Bellecombe. Toutes deux skieuses débutantes et, au fond, peu enclines à la pratique sportive, dès le deuxième jour Annick et Françoise avaient abandonné le cours de ski débutant pour se retrouver dans de longues balades dans les forets enneigées. C’est au cours d’un piquenique ensoleillé qu’elles s’étaient mutuellement découvertes, allongées sur un matelas de neige fraiche et d’anoraks Canada Goose. Avant qu’elles ne se séparent sur un quai de la Gare Lyon-Part-Dieu, Annick avait fait promettre à Françoise de venir passer quelques jours à Paris afin de lui faire découvrir les lieux historiques de la capitale. Elles commencent avec Jean-Paul Sartre aux Deux Magots.

Cadavres exquis (1)

Par Jim

Françoise et Annick étaient manifestement heureuses de se revoir. Et pourtant, tout les distinguait. Les évidences de cette distinction n’échappaient pas aux coups d’œil et à l’ouïe fine de l’homme attablé à leur gauche, penché sur son Mac, une simple tasse de café à sa droite. Il avait rapidement saisi que la présentation des deux amies ainsi que leur conversation révélaient leur différence sociale. Françoise, à l’évidence, appartenait à la bonne société bourgeoise provinciale, à l’élite d’une petite ville comme Sillé-le-Guillaume ou Chauvigny dans le centre de la France par exemple, catholique, éduquée, diplômée même s’agissant des professions des chefs de famille, médecins, notaires, pharmaciens, industriels locaux, etc. Françoise était à l’image de ce que ses parents souhaitaient, un fille sérieuse destinée à reprendre plus tard l’officine paternelle sur la Grande Place une fois les études terminées et l’espérance d’un mariage célébré en grande pompe avec un bon parti, le fils du notaire par exemple, un garçon bien sous tous rapports . En attendant, c’est dans par la lecture des romans de Flaubert, Balzac ou Stendhal qu’elle rêvait sa vie sentimentale plus qu’elle n’avait pu la vivre à travers quelques flirts sans lendemains. Ce matin, elle était heureuse de retrouver Annick mais surtout de vivre une première aventure parisienne loin des parents, de Chauvigny, de la fac de pharmacie de Poitiers et des vacances familiales à Pornichet. Dès la découverte d’Annick Cottard à Notre-Dame de Bellecombe au stage de l’UCPA décidé par ses parents en toute confiance, elle envia sa nouvelle amie, plus âgée, plus expérimentée des choses de la vie, plus libre aussi de pouvoir satisfaire ses envies, son métier apparemment plus passionnant que celui d’un potard de province, et même ses origines sociales moins guindées, parisiennes, plutôt intellectuelles, bref, plus propices à la passion comme avait pu la vivre Madame de Rênal ou Emma Bovary.
Leur voisin replia son Mac, régla sa note et s’en alla non sans un rapide dernier regard vers ses deux voisines . Leur observation, notée sur son Mac, pourrait toujours servir un jour. Françoise qui avait aussi remarqué cet homme mûr se pencha vers Annick et lui dit « tu as remarqué l’homme qui vient de partir, je crois qu’il ne perdait pas une goutte de ce que nous disions et je crois qu’il notait notre conversation sur son ordi ». « Probablement un écrivain » répondit Annick, « ici c’est leur repère, ils viennent chercher l’inspiration et revivre les grandes heures de Saint-Germain-des-Prés, celle de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Juliette Gréco ou Boris Vian, mais Les Deux Magots c’est surtout devenu un must pour les touristes en quête de respirer l’intellectualisme de Paris, ici ou au Flore à coté ou en face chez Lipp . Et puis tant mieux si nous avons servi de modèle à celui-là si c’est un écrivain. Pourvu qu’il nous rendent belles et intéressantes ! » Françoise était aux anges, elle avait l’impression que son escapade à Paris la faisait traverser le miroir.
La table voisine ne resta pas longtemps inoccupée. Deux jeunes américains, joyeux et un peu bruyants, entrèrent et s’installèrent à la place de l’homme au Mac. En peu de temps, ce dernier, comme il l’avait accompli avec ses deux voisines, eut noté, car il comprenait et parlait couramment l’américain, que l’un s’appelait John, qu’il était un étudiant du MIT à Boston, bon chic bon genre, évidemment d’origine WASP, fraîchement arrivé le matin même à Roissy par le vol United, un cadeau offert par ses riches parents avocats l’un et l’autre à Chicago à l’occasion du Masters Degree en Physique Nucléaire obtenu brillamment, et que l’autre, un peu plus vieux, d’origine afro-américaine, se nommait Robert mais John s’adressait à lui par Bob, qu’il séjournait à Paris depuis un an pour terminer sa thèse de doctorat d’histoire de la Columbia University of New York sur le rôle particulier de Benjamin Franklin dans la négociation du traité de Paris qui consacra l’indépendance des Etats-Unis-d’Amérique en 1782, les deux amis ayant noué plusieurs années auparavant une amitié fidèle au summer camp de Namequoit sur le Cap Cod où Bob était alors moniteur de voile pendant l’été pour payer ses études et John un jeune participant envoyé là par ses parents pour se dégourdir.
« Jo, I am so happy that you accepted my invitation to visit me in Paris. We are going to have a great time. Paris is a terrific place, so different from New York, so beautiful and so lively. Have you noticed these two French girls at the next table. One of them has been giving you the eye. Her name is Françoise. The other one is Annick. I think we should invite them to join us. »
Une grande aventure se préparait, à Paris d’abord, mais après… et même longtemps après…

Cadavres exquis (2)

Par Bruno

Entendant la suggestion de Bob, l’homme au Mac, qui avait déjà revêtu son long loden vert, déposé sur son chef son curieux chapeau en forme de bob en tissu enduit, également vert, et quasiment atteint la sortie, se trouva décontenancé. Non qu’il prît pour lui-même l’invitation formulée, que l’honorable lecteur ne se méprenne pas. Mais il devait absolument publier sur son blog, avant 16h48, comme il s’était lui-même condamné à le faire (à ce qui était devenu depuis lors son grand et quotidien désappointement) une historiette à l’attention de lecteurs aussi rares que précieux, ses « followers » comme il les désignait avec affection, et il lui apparut d’évidence qu’il tenait là une source inépuisable qui lui permettrait de dérouler les pages avec une facilité déconcertante, à la stupéfaction de tous tant il se proclamait depuis de longs mois en panne d’inspiration, atteint d’une sorte de syndrome de Guillain-Barré cérébral.

Comme pris d’une soudaine envie, il se détourna de la porte, se dirigea vers les toilettes dans une banale manœuvre de diversion, les quitta immédiatement sans même en faire usage et regagna la salle, n’hésitant pas à simuler, aux yeux interloqués du garçon et à l’ahurissement des clients de la salle du fond, un diable de lumbago qui le contraignait à ne marcher que plié en deux, voire à quatre pattes dans les moments les plus douloureux, pour rejoindre une banquette sur laquelle, sans se redresser, il s’avachit mollement à moitié allongé, se retrouvant par cette stratégie digne de celle par laquelle Napoléon 1er subjugua simultanément lors de la bataille de Montmirail (11 février 1814) le prince russe Fabian Goettlieb von Osten Sacken et le général prussien (d’ascendance cachoube) Ludwig Yorck von Wartenburg, se retrouvant disions-nous en position d’ouïr tout à loisir sans être vu, séparé de ses cibles par le dos de la banquette qu’il avait investie ; seule la position du Mac avait exigé quelques aménagements pour demeurer confortable, aménagements semblables à ceux mis en œuvre par James Stewart pour stabiliser son Nikon en direction de l’appartement opposé dans le célèbre et hitchcockien « Fenêtre sur Cour », qu’il avait regardé la veille pour la dix-septième fois sur son iPad et dans son lit (qu’il avait rejoint, on le sait, dès 20h00, dîner pris, pyjama enfilé, et dents vraisemblablement lavées – il y a débat sur ce dernier point).

C’est ainsi qu’il put, après avoir chuchoté sa commande (une formule Guy Béart, Eau Vive, à 4,80 €) et retrouvé une respiration que nulle (et non pas nul, selon l’Académie Française) Covid 19 heureusement n’entravait, avidement suivre ce qui suivit et s’ensuivit. Dieu merci, sa mémoire auditive, qu’aucun audiotone pourtant ne stimulait, lui permit d’attribuer chaque voix à son légitime émetteur ou, alternativement, à sa légitime auditrice.

C’est Bob, dont on rappellera au lecteur inattentif qu’il avait vaillamment exercé les fonctions de moniteur à voile et à vapeur, qui prit l’initiative, coupant la route et le vent de John qui enclenchait à peine sa respiration. As de la manœuvre régatière, il interpella doucereusement les deux voisines, faisant mine de s’adresser à Annick, dont le tempérament de leader ne lui avait pas échappé et à laquelle il décocha de son œil gauche un regard engageant, bien qu’il eût plus particulièrement l’intuitive intention de mettre le cap sur Françoise, qu’il observait de son œil droit.

 « Bonjour Mesdemoiselles », les interpella-t-il avec un accent que le clavier de notre ordinateur ne nous permet pas de reproduire, mais dont on aura idée en sachant que seul le meilleur laguiole aurait été susceptible d’en venir à bout, « vous serait-il plaisant que vous vous vous joigniez à nous ? » (Le lecteur observera la formulation de la question dont on ignore, à ce stade, si elle doit être attribuée à un tempérament particulièrement narcissique ou à un simple mauvais usage de la langue française).

Annick, dont les cheveux bruns et frisés formaient, on le sait, un nuage mousseux au-dessus de sa tête, se demanda, perplexe, si la similitude capillaire qu’elle avait avec l’afro-américain qui l’interpellait était un motif suffisant pour autoriser une telle immixtion dans l’intimité si récemment retrouvée avec sa compagne Françoise, se refusant d’emblée à renouer avec les pratiques échangistes auxquelles la théorie des cordes chère à son ancien compagnon l’avait menée sans bonheur patent.

C’est alors que Françoise, qui avait jusqu’alors affiché la candeur timide d’une provinciale peu initiée au commerce des hommes, fit preuve d’une science de la manœuvre qu’elle ne tirait pourtant pas de la pratique de la régate, le petit plan d’eau du château d’Harcourt, fleuron comme chacun sait de son Chauvigny natal, ne lui ayant pas permis de dépasser le cap de l’Optimist. Ayant remarqué la double inconstance de Bob et identifié le danger que reflétait son regard, et plus spécialement son œil droit (ses parents pourraient vraisemblablement supporter une première aventure parisienne, mais commencer par un afro-américain serait sans doute, malgré la spécialisation d’Harcourt pour le noir et blanc, leur demander beaucoup), profitant par ailleurs de l’hésitation perplexe d’Annick et faisant preuve d’une malice digne des meilleurs enfants du Poitou, elle s’écria : « Tout le plaisir sera pour vous, et pour moi aussi sans doute si Monsieur John veut bien me faire une place à ses côtés afin que nous échangions sur nos études respectives ! ».

C’est ainsi qu’une nouvelle table se forma, l’homme au Mac se calant un peu plus au fond de sa banquette indiscrète tout en pensant, non sans un certain déchirement angoissé, qu’il allait devoir bientôt partir pour honorer le déjeuner suivi d’une séance de cinéma promis à celle qui pour lui incarnait la sagesse.

Cadavres exquis (3)

Par Lorenzo

Petit retour en arrière ….. Françoise Maignan sort d’un immeuble aussi cossu que les honoraires de son médecin, le docteur Philippe C., psycho-psychanalyste extra-freudien réputé à Poitiers. La compétence se paie, même en province, se dit-elle avec amertume. C’était plusieurs mois avant ce qu’elle appelait avec humour et dérision sa lune de miel à Paris avec Annick où elles avaient vécu ensemble plusieurs jours délicieux en bas de la rue Mouffetard. Tôt le matin, elles apercevaient parfois, prenant son café en terrasse, le célèbre écrivain Daniel Pennac qui habitait une garçonnière au premier étage d’un vieil immeuble de la rue Daubenton. Il semblait encore plus sympathique que ne le laissaient supposer ses écrits empreints d’une bienveillance rare. 

Il y avait cependant un bémol à son bonheur qui revenait hanter ses nuits. C’était le souvenir de cet homme blond aux yeux bleus assis devant son portable à la terrasse ensoleillée du Cujas où elle attendait Annick retardée pour des raisons professionnelles. Elégant, le visage avenant, la fixant avec une insistance qui par instants la gênait un peu, celui qu’elle imaginait être un modeste romancier avait quelques années de plus qu’elle, la soixantaine au minimum. Cette différence d’âge, que d’autres auraient trouvée rédhibitoire, ne la rebutait pas ; elle percevait en effet chez lui une chaleur, une tolérance et une délicatesse après lesquelles elle courait depuis son enfance solitaire en Poitou. Bien évidemment, elle n’en avait pas dit un mot à son amie. 

La première séance avait duré plus d’une heure, pour faire connaissance, précisa le spécialiste. Il lui proposa de la revoir deux fois par semaine en fin de journée. La démarche courageuse de Françoise lui en coutait et pas seulement sur le plan pécuniaire. Elle ne pouvait se satisfaire de sa situation sentimentale qui, à cette époque, rendait impossible une future maternité. Or, Françoise ressentait une envie irrépressible d’avoir des enfants. Elle était pourtant fille unique. Elle avait peu connu sa famille proche, dont quelques cousins et cousines de son âge, qui végétait au fin fond du Cantal contrairement à ses parents trop heureux d’avoir trouvé une pharmacie dans une région moins sinistre. Ils s’étaient d’abord installés dans un bourg agricole du Poitou non loin de Chauvigny. Ce qui distinguait Joigny le Pont de leur Cantal d’origine, ce n’était pas la densité de la population mais son climat moins rigoureux en hiver. Situé au croisement de deux nationales, Joigny le Pont n’était pas a proprement parlé une cité radieuse : quelques fermes encore actives, les commerces indispensables, une école communale, deux bars-tabac, le café du Commerce et le bar des Sportifs, des vieux, des retraités et de jeunes autochtones débiles. Pas de quoi s’enthousiasmer, même quand on débarque du Massif Central. Dans sa petite enfance, la déviation routière n’avait pas encore été construite et la circulation charriait à longueur de journées d’énormes semi-remorques qui ébranlaient tout Joigny. Elle apporta le calme à l’année dans la rue principale et la désolation dans les commerces dont la fermeture s’avéra irrémédiable. Par chance, Françoise connut la fin de l’Ecole Communale ce qui lui sauva la vie : ses parents furent contraints de la mettre en pension au collège Sainte Cécile à Poitiers. C’était une enfant douée, intelligente et travailleuse. Elle découvrit que la vraie vie n’était pas celle de Joigny le Pont ni, plus tard, celle de Chauvigny déjà frappée par l’exode rural.

A Joigny, la petite pharmacie de ses parents donnait sur la place triangulaire du village avec à son sommet l’église dont seul le porche, moins laid que le reste du bâtiment, était d’origine. Manquant de s’écrouler, elle avait été reconstruite peu après la première guerre mondiale et, période oblige, la municipalité en avait profité pour édifier devant son entrée un monument aux morts de taille disproportionnée. Allongés sur un socle de marbre noir, trois soldats étaient à moitié ensevelis dans un terrain marécageux et un quatrième, couché lui aussi, mais le buste relevé, tendait le bras pour implorer le secours des passants. Ce qui choquait le plus, ce n’était pas tant la couleur verdâtre des soldats que la grossièreté de leurs traits à mi-chemin entre ceux d’extra-terrestres et d’animaux des champs. L’auteur de l’ouvrage, un sculpteur autodidacte et analphabète originaire d’une ferme des environs, n’avait d’ailleurs pas persisté dans cette voie peu prometteuse. Il s’en était retourné peu après l’inauguration, un soir de novembre sous une pluie glaciale, à la réparation des tracteurs dans un garage près de Poitiers. L’impact de la déviation ne fut réalisé que trop tard par les élus locaux qui étaient plus préoccupés par la valeur de leur récolte que par l’avenir de la boulangerie. Quand ils se réveillèrent, le mal était fait, d’autant qu’ils ne réussirent jamais à se mettre d’accord sur l’implantation d’une supérette dans les locaux désaffectés de l’école. A part ce bâtiment désuet, le village de Joigny ne comptait que deux ou trois édifices remarquables par leur taille. Il s’agissait des anciennes demeures de riches agriculteurs ou de notables comme le médecin et le notaire. D’une architecture oscillant entre le baroque décadent et le directoire kitch, elles étaient elles aussi fermées depuis longtemps et leurs jardins jadis fleuris dépérissaient.

Françoise avait grandi là. De la fenêtre de sa chambre, la vue donnait sur le monument aux morts et plus précisément sur le visage agonisant du futur cadavre. Cela n’incitait ni à l’optimisme ni à la découverte de l’art. Heureusement ou pas, il y avait à Joigny d’autres enfants qu’elle retrouvait le week-end quand elle rentrait chez elle. Il ne s’agissait pas encore de petits délinquants mais de jeunes désœuvrés que les travaux des champs libéraient quelques heures. L’exploit du plus téméraire, un certain Bernard, avait été de voler une tablette de chocolat à l’épicerie de Madame Clabeau. C’était ce même Bernard qui lui avait fait des avances alors qu’ils n’étaient âgés que de douze ans. Dans la grange obscure du Père Ménard, Il ne lui récita pas un joli poème d’amour mais ouvrit sa braguette. L’objet qu’il en extirpa déplut à Françoise : il était gris et flasque comme un pis de vache après la traite. Bernard lui demanda de le tripoter, ce qu’elle trouva peu hygiénique et refusa catégoriquement de faire. En rentrant à la maison, Françoise passa s’agenouiller à l’église pour demander pardon au Seigneur de son involontaire mésaventure. Elle en profita pour lui demander pourquoi Dieu le Père Tout Puissant n’avait pas mieux fait son travail en affublant les garçons d’un instrument aussi laid.

Voilà ce qu’elle avait raconté à son psy lors des premières séances. Il en avait conclu, péremptoire plus qu’inquiet, qu’il y avait effectivement du boulot. 

Cadavres exquis (4)

Par Edgard

La conversation entre les quatre jeunes gens s’engagea sur un ton enjoué. Les échanges entre Françoise et John sur leurs études respectives ne furent cependant pas très féconds. Les rapports entre physique nucléaire et pharmacie se révélèrent rapidement limités, tout autant d’ailleurs que l’anglais de Françoise, trop basique et scolaire pour soutenir une conversation d’un niveau technique suffisant pour capter l’intérêt de son interlocuteur et apprécier l’étendue de la science de celui-ci. Et John ne parlait vraiment pas français, malgré quelques efforts aussi courageux que désespérés de tenter de placer quelques mots approximatifs. Très rapidement les deux jeunes gens orientèrent leur dialogue vers le seul point commun qui, à cet instant, les avait réunis : la découverte de Paris.

Annick et Bob prirent naturellement la direction de la conversation. Bob avait bien entendu mis à profit ses études pour découvrir Paris. Mais il voulait bien plus, bien mieux : il voulait vivre Paris, comme Fulvio Roiter nous avait invités à Vivre Venise dans son mythique album de photos sur la Sérénissime. Sérieux, motivé et appliqué dans ses recherches académiques, Bob avait mis ses pas dans ceux de Benjamin Franklin et avait ainsi fréquenté les lieux mêmes que le sujet de sa thèse avait fréquentés, sans toutefois aller jusqu’à oser se baigner dans la Seine. Malgré la promesse ambitieuse mais irréfléchie de deux de ses maires, la Seine en 2020, même à Passy, était toujours interdite à la baignade sous peine de se voir infliger une amende et, en prime, de contracter une maladie infectieuse comme la leptospirose, tant la population de rats était nombreuse dans la Ville Lumière. Mais vivre Paris pour un doctorant américain de vingt-huit ans, ce n’était pas ressusciter le Paris de la fin du siècle des Lumières. C’était plutôt découvrir le Paris d’Hemingway, d’Ezra Pound, de James Joyce, de Francis Scott Fitzgerald, d’Henry Miller : le Paris de la liberté, des plaisirs et de la fête. Bien davantage que les débats philosophiques au sein de cercles éclairés, ce sont des ébats plus physiques qu’intellectuels dans des lieux souvent obscurs qui suscitaient l’intérêt réel de Bob.

Ses fonctions intermittentes à la Direction de la communication de la ville de Paris avaient fait d’Annick une initiée, au sens du délit du même nom. Elle disposait d’informations privilégiées puisque confidentielles sur les lieux de fête, y compris les lieux interdits, auxquels le commun des mortels, le vulgum pecus n’avait pas accès, contrairement à l’élite auto-proclamée qui régentait la mairie de Paris et ne cooptait que ceux qui partageaient son idéologie.  Sa relation avec son adepte de la théorie des cordes avait d’ailleurs enrichi sa culture dans ce domaine. Le chercheur du CNRS lui avait ouvert les portes des hauts lieux de l’échangisme à Paris. Mais pour Annick, ces hauts lieux, c’étaient des bas-fonds. Elle lui en voulait de l’y avoir fourvoyée. Et elle s’en voulait de s’y être perdue. Au point de ressentir une répulsion haineuse pour les hommes que n’avaient pas dissipé les quelques vaines tentatives de décharger son trop-plein de sensualité dans les quelques rares aventures qu’elle avait eues depuis leur séparation dans des soirées universitaires bien trop arrosées pour qu’elle y exprimât un désir conscient et assumé. Cette répulsion s’était muée en pulsion de vengeance. Il fallait qu’un homme payât pour le mal que le physicien lui avait fait. Et il fallait que le prix fût élevé.

Avec une finesse qu’un allemand eut qualifié de colossale – ach ! – et que son terrible accent rendait encore plus intrusive, Bob aborda aussi subtilement que possible l’unique sujet qui éveillait son intérêt du moment. S’asseoir à la table des deux jeunes femmes et engager la conversation avec elles l’avaient autorisé à enjoindre à ses commensales de dîner avec John et lui, dès ce soir. Les françaises ne sont-elles pas des filles faciles ?

Françoise fut surprise par la brutalité de l’invite. Elle trouvait que cela venait bien trop vite, bien trop tôt et fort mal à propos.  Elle avait espéré passer la soirée, sa première soirée à Paris, – enfin ! – en tête-à-tête avec son amie et voilà que l’impétueux afro-américain prétendait taper l’incruste. Cette manière de faire lui fit entrevoir en un flash l’appendice gris et flasque que Bernard lui avait exhibé dans la grange obscure du père Ménard. Mais à sa grande surprise, Annick, dont Françoise avait pourtant perçu la dureté et la noirceur du regard quand elle répondit, accepta l’invitation.

L’homme au Mac n’avait rien perdu de la conversation. Seulement, il ignorait le ressentiment voué par Annick à la gent masculine et n’avait donc pas décelé l’étrange lueur dans son regard quand elle répondit à Bob. C’est pourquoi il crut que les deux couples allaient vivre une soirée de fête, de fête des sens. Et il avait décidé d’en être le témoin.

A SUIVRE (avec l’épisode épique et piquant, l’épiphanie épicurienne et pis c’est tout, que nous attendons tous maintenant de Lariegeoise ) !

 

Une réflexion sur « RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (17) »

  1. Ah ! Ah !, l’intrigue se noue et de hauts lieux en bas-fonds la suite sera haletante.

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