Suite africaine n°14 – Une chambre avec vue

Avertissement

Contrairement aux  précédentes, les suite africaines de cette nouvelle série relèvent de la fiction. Bien sûr, les lieux, les personnes et même les petits incidents contenus dans ces histoires courtes sont inspirés, parfois de très près, de la réalité, mais c’est leur combinaison, leur assemblage, leur coexistence que j’ai inventés. Pour corser la chose, et afin que personne ne s’y retrouve, j’ai changé le noms des pays, des villes, des rivières et, bien sûr, des personnages. Inutile de Googueuliser sur Ngambé ou Malupo, ça ne vous mènerait nulle part. En tout cas, pas au bon endroit.
N’allez surtout pas chercher dans ces Suites le récit d’aventures extraordinaires, d’actes héroïques, ou de missions dangereuses dans des décors grandioses. Dans mes courts séjours africains, je n’ai jamais rencontré que des gens très ordinaires, noirs ou blancs, qui menaient des vies tout aussi ordinaires. Seul le cadre de ces rencontres était exotique, et encore, pas pour eux. En écrivant ces petites histoires, ce que j’ai voulu faire, c’est rendre telle que je l’ai perçue, moi le blanc de passage, l’atmosphère étrange et douce d’une certaine Afrique que je n’ai fréquentée que brièvement et à laquelle, il faut bien le dire, je n’ai pas compris grand-chose.

(Après quelques heures de route à travers la brousse, le franchissement d’un poste de péage sympathique et d’un pont anachronique, après un superbe déjeuner au bord du fleuve, le narrateur arrive à destination au crépuscule.)

 Une chambre avec vue

— Eh, Patron ! On est bientôt arrivé, me dit André en me touchant l’épaule. Tu peux te réveiller maintenant.

Je me redresse un peu sur la banquette et j’entreprends une série de bâillements tout en regardant à l’extérieur. Sur notre droite, le soleil est en train de se coucher. Son disque rouge défile derrière les arbres disséminés de la savane. Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus, il fera nuit noire. Je me redresse un peu plus. J’ai attrapé un torticolis du diable. Je tourne lentement la tête à droite, puis à gauche. Je me redresse complètement et me penche avec prudence pour attraper la bouteille d’eau qui roule sous mes pieds depuis ce matin. Je bois une gorgée. L’eau doit bien être à 40 degrés. Je me dis que ce n’est pas grave parce que de toute façon, c’est l’heure du thé.

— Ça va toujours, André ? Pas trop fatigué ? demandé-je pour la forme.

— Ça va, Patron. Quand je conduis, je suis jamais fatigué.

— J’ai dormi longtemps ?

— Depuis qu’on s’est arrêté pour l’essence. Ça fait bien deux heures. Maintenant que tu as bien dormi, tu es prêt à faire la fête ? Tu verras, à l’hôtel, il y a de la musique tous les soirs. C’est un orchestre local, il joue à côté de la piscine jusqu’à deux heures du matin. Tous les blancs de Makuta, ils y vont. Il y a des africains aussi, mais moins. Moi, je pourrais pas entrer. Trop cher pour moi. Mais toi, tu devrais. C’est de la bonne musique tu sais.

— Tu sais, ce soir, j’ai plutôt envie de me coucher de bonne heure. Un bon diner, une ou deux Nationale bien fraiche, et au lit.

— Tu ferais mieux d’aller écouter la musique. De toute façon, presque toutes les chambres donnent sur la piscine, alors pour dormir, c’est difficile.

— Bon, on verra. Mais viens diner avec moi, si tu veux. Je t’invite.

André semble embarrassé.

— C’est pas possible, Patron. Je vais dormir dans mon village, pas loin par là-bas, dit-il avec un geste vague vers la gauche de la route.

Il est évident qu’il me raconte des histoires. Avant-hier, il m’avait expliqué que son village était au nord de Ngambé. Nous sommes maintenant à 400 kilomètres plus au Sud et voilà qu’il me dit que son village est tout près. Il a dû oublier. C’est la troisième fois en deux jours qu’André refuse de prendre un repas avec moi. A chaque fois, les prétextes se ressemblent : la fête au village, la famille, le mariage d’une cousine… Il ne doit pas avoir beaucoup d’imagination, André. Je me demande quelle est la raison profonde de ses refus. Est-ce la crainte d’être vu au restaurant en compagnie d’un blanc ? Aurait-il peur d’être l’objet de plaisanteries ou même de critiques de la part des autres africains ? Peut-être, mais pourquoi ? Sa gêne devant une fraternisation trop évidente ? Un trop grand respect de la hiérarchie ? Un vieux ressentiment anticolonialiste ? Pour moi, les repas au restaurant, surtout quand on n’est que deux, ont toujours été les moments les plus favorables pour parler à son convive, que ce soit avec la femme qu’on aime, quelqu’un de la famille, un ami, une relation ou un étranger. Au restaurant, à deux, on n’a rien d’autre à faire qu’échanger, chercher à comprendre et à se faire comprendre. La douce euphorie que provoque la plupart du temps le partage d’un repas, et peut-être d’un peu d’alcool, parvient sinon à éliminer, du moins à abaisser temporairement les barrières sociales, culturelles ou mentales qui se dressent entre les gens. André, le chauffeur que m’a attribué la Compagnie en même temps que le pick-up Peugeot — désolé, m’ont-ils dit, c’est la seule voiture disponible pour le moment — doit avoir une dizaine d’années de moins que moi. Il est plutôt sympathique et joyeux. J’aurais aimé pouvoir discuter un peu avec lui en dehors du cadre de son travail, conduire, pour connaitre quelques détails sur sa vie, ses amis, sa façon de voir les choses, apprendre de lui un peu plus que des informations sur l’état de la piste et des commentaires sur la façon de conduire des taxis-brousse. Mais, non. Aurais-je été trop distant avec lui ? Me croirait-il atteint par une forme bénigne de racisme ? J’agite ces idées pendant un moment et puis, pour mettre un terme à ces interrogations existentielles, je préfère conclure qu’André craint tout simplement de s’ennuyer pendant tout un diner avec celui qu’on lui a donné comme patron pour quelques jours.

Il a dû percevoir mes interrogations intimes, et pour chasser la gêne qui s’établit, il demande tout naturellement :

— À quelle heure tu veux que je vienne te prendre demain matin ?

— Écoute, j’ai rendez-vous au bureau de la compagnie à 7 heures. On m’a dit que c’était juste à côté de l’hôtel. Je n’ai pas besoin de la voiture. J’irai à pied.

— A pied ? C’est pas bien, ça, Patron. Tu es un homme important, tu dois arriver en voiture.

— J’irai à pied. Tu n’auras qu’à passer me prendre à l’hôtel après déjeuner. Il faudra surement qu’on aille jusqu’à Enea dans l’après-midi. D’ici là, tu n’as qu’à garder la voiture.

— Vrai, Patron ? Pas de voiture demain matin ?

— Vrai.

André arbore un large sourire.

— Ils vont être drôlement contents dans mon village. On va pouvoir faire la fête toute la nuit et se lever tard !

— D’accord, André, d’accord, mais ne fais pas l’andouille avec le pick-up et sois là demain à deux heures, dis-je d’un ton ferme. Et j’ajoute :

— Pétantes.

— Oui, Patron ! D’accord, Patron ! Compris, Patron ! Deux heures à l’hôtel, Patron ! dit-il en roulant des yeux et en chargeant son accent africain, puis il se met à jouer doucement du tam-tam sur le volant.

Je pense qu’il me fait payer mon petit accès d’autorité en se payant ouvertement ma tête. Mais il a l’air tellement heureux à la perspective de sa soirée avec un pick-up à disposition que je ne dis rien. J’imagine que ce qu’il va faire, c’est tourner dans les faubourgs de Makuta avec le pick-up, ramasser quelques amis, draguer quelques filles et faire la tournée des boites africaines. Il finira probablement la nuit en dormant sous une bâche sur le plateau, tout seul ou à plusieurs.

A présent, la nuit est tombée. Nous avons dépassé les faubourgs avec ses vélomoteurs surchargés, ses camionnettes déhanchées, ses taxis-brousse bondés, avec sa foule rigolarde ou besogneuse qui tourne autour des petites boutiques en tôle, à peine éclairées par des loupiottes à gaz. Nous roulons maintenant, enfin, sur une route goudronnée, entre deux rangées de flamboyants, dans la lumière jaune des lampes à sodium de l’éclairage public.

— C’est l’avenue du Président NGann Yonn, m’indique André. Ton hôtel est tout au bout, là-bas.

Nous prenons un large rond-point. Le centre en est occupé par un monticule autour duquel circule un calicot qui dit « Bienvenue à Makuta et Vive le Président NGann Yonn ». Le monticule est couronné par une fontaine digne du rond-point des Champs Elysées. André me dit :

— Tu as vu comme ils sont riches ici ? C’est pas aussi grand que Ngambé, mais c’est plus riche. Nous, à Ngambé, on a le gouvernement, mais eux, ils ont l’argent.

Je suis payé pour le savoir : les mines d’uranium de la province de Makuta sont parmi les plus riches du continent.

Une centaine de mètres après le rond-point, l’hôtel apparait. C’est un bloc de béton ocre percé d’une multitude de petites fenêtres sombres, à moitié dissimulé par une jungle de hauts cocotiers. Au-dessus de l’entrée, sous une rangée d’une dizaine de drapeaux, une discrète enseigne lumineuse bleue imite une signature qui dirait : Le Président.

André ralentit et s’arrête majestueusement sous l’auvent de l’hôtel juste devant un homme en grand uniforme qui ouvre ma portière.

Je descends, sale, fripé, poussiéreux, les cheveux en bataille, collés par la transpiration.

—Bienvenue au Président, Monsieur ! me dit l’homme en ôtant sa casquette à galons dorés.

Un groom en chéchia et culotte bouffante, mais sans chemise ni chaussures, s’est déjà emparé de ma valise sur le plateau du pick-up. Le général chamarré me fait signe de le suivre. Inutilement, et sans doute juste pour ne pas obtempérer sur le champ, je fais signe au portier d’attendre, je passe la tête à l’intérieur de la cabine et je dis à André :

— Demain, quatorze heures, ici même, André ! C’est compris ?

— Oui, Monsieur ! dit André qui entre dans le jeu, car c‘est bien la première et la dernière fois qu’il m’appellera comme ça.

J’emboîte le pas du beau militaire. Deux autres grooms identiques au porteur de valise nous ouvrent la porte à double battant et j’entre dans le grand salon. Il ne doit pas y faire plus de vingt degrés, alors que dehors, il ferait plutôt trente-cinq, sans compter les quatre-vingt-quinze pour cent d’humidité. La sueur se fige instantanément sur mon front, dans mes cheveux, dans mon dos et mes vêtements se collent sur ma peau tandis que j’avance en frissonnant vers la réception. Des haut-parleurs invisibles diffusent une chanson sirupeuse en anglais. Je reconnais Bing Crosby qui chante White Christmas. Ça me rappelle que ce sera bientôt Noël.

— Bienvenue au Président, dit la jolie fille de la réception. Vous avez de la chance, il nous reste une chambre avec vue sur la piscine.

Fin

 

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