Suite africaine n°13 – La Maison Prudence

Avertissement
Contrairement à mes premières « suites africaines », les numéros 12, 13 et 14 relèvent de la fiction. Bien sûr, les lieux, les personnes et même les petits incidents contenus dans ces histoires courtes sont inspirés, parfois de très près, de la réalité, mais c’est leur combinaison, leur assemblage, leur coexistence que j’ai inventés. Pour corser la chose, et afin que personne ne s’y retrouve, j’ai inventé les noms des pays, des villes, des rivières et, bien sûr, des personnages. Inutile de Googueuliser sur Ngambé ou Malupo, ça ne vous mènerait nulle part. En tout cas, pas au bon endroit.
N’allez surtout pas chercher dans ces Suites le récit d’aventures extraordinaires, d’actes héroïques, ou de missions dangereuses dans des décors grandioses. Dans mes courts séjours africains, je n’ai jamais rencontré que des gens très ordinaires, noirs ou blancs, qui menaient des vies tout aussi ordinaires. Seul le cadre de ces rencontres était exotique, et encore, pas pour eux. En écrivant ces petites histoires, ce que j’ai voulu faire, c’est rendre telle que je l’ai perçue, moi, le blanc de passage, l’atmosphère étrange et douce d’une certaine Afrique que je n’ai fréquentée que brièvement et à laquelle, il faut bien le dire, je n’ai pas compris grand-chose.

(Le narrateur a quitté Ngambé avant l’aube. Le chauffeur de son pick-up, André, conduit mais il partage le volant avec Dieu. Après un contrôle routier professionnel et chaleureux, ils reprennent la route vers Makuta.)

13- La Maison Prudence

Il commence à faire vraiment chaud. Le bruit du vent dans les fenêtres ouvertes rend difficile toute conversation. Alors nous nous taisons. André conduit vite, avec avec aisance et désinvolture. Je n’ai presque plus peur. Tout à coup, une poussière de plus en plus épaisse envahit la cabine du pick-up. André remonte sa vitre et me demande d’en faire autant. Aussitôt, la température grimpe dans la cabine. Nous sommes en train de rattraper un camion. Juchés sur le chargement de coton, des passagers hilares nous font des signes amicaux. Ils sont bien une vingtaine la-dessus.  André profite d’une longue ligne droite pour dépasser le camion en souplesse. Quand nous parvenons à sa hauteur, la poussière disparait et, pendant que nous sommes bord à bord, j’en profite pour rouvrir ma fenêtre, aussitôt salué par les vivats des passagers du camion. Je leur fais de grands signes de la main tandis que nous nous éloignons du camion. « Ce sont des Mossi, Patron, dit André, méprisant. Ils habitent de l’autre côté de la frontière. Ils rentrent chez eux après la cueillette du coton. Ils ont gagné un peu d’argent, alors ils sont contents. Ils vont retrouver leurs femmes, ils vont faire la fête, se souler et puis faire encore des enfants. Ces gens-là, c’est des cons, Patron ! Des paysans… »

De chaque côté de la piste, la végétation a changé. Des buissons plus verts, puis quelques petits arbres, un doux relief, et puis au détour d’un virage, un pont, le fleuve. C’est un superbe pont. Son tablier en béton est quatre fois plus large que la piste en latérite et il fait bien deux cents mètres de long. Par dessous, le fleuve passe, lent, majestueux, boueux. De l’autre côté, se dresse une construction étrange.

— C’est le fleuve Malupo, dit André. Et voilà la Maison Prudence. Si tu veux, on s’arrête pour déjeuner.

— C’est un restaurant, ce grand machin. Ici, en pleine brousse ?

— C’est même un hôtel. Tu vas voir, Patron ! C’est beau !

Passé le pont, nous quittons la piste pour emprunter un chemin cahoteux bordé de chaque côté par une ligne de piquets de bois dont presque tous sont coiffés d’une boite de conserve retournée. Au bout d’une cinquantaine de mètres nous franchissons une palissade faite de branches entremêlées pour entrer dans une sorte de parc abandonné. Il semble qu’on ait voulu y rassembler toute la végétation africaine, des flamboyants, des palmiers, des acacias, des baobabs, des cocotiers, des eucalyptus, et même des cactus. Beaucoup d’arbres sont morts ou squelettiques. Seuls survivent quelques exemplaires d’acacias et de flamboyants. De part et d’autre de l’allée qui mène au bâtiment principal, le sol est recouvert de cette herbe qui, de loin, peut donner une impression de gazon, mais qui, de plus près, laisse apparaitre la couleur brique de la terre sur laquelle elle rampe. La Maison Prudence est au bout de cette allée. Quelques voitures et camionnettes sont garées devant l’entrée.

C’est un chalet en bois noir, couvert en tôles rouges. La peinture du toit est largement écaillée et, par endroits, celle des murs tourne au brun. De part et d’autre du bâtiment, on aperçoit quatre ou cinq petites constructions faites de vielles planches et de tôles ondulées rouillées, à moitié recouvertes de végétation. Il y a aussi un hangar métallique dénué de murs qui abrite du soleil quelques épaves en forme de grue, de bétonnière et de bulldozer.

La grande salle dans laquelle nous entrons doit occuper la plus grande partie de la surface du bâtiment. Elle est tout à la fois la réception, le bar, le salon et la salle à manger de l’hôtel. Son sol est en ciment lissé peint en vert et deux de ses murs, en bois noir, sont ornés de toiles de Koloko, de quelques masques africains et de deux ou trois pauvres trophées d’antilopes. Le bar occupe le troisième mur. Deux hommes blancs sont en train d’y jouer aux dés en buvant un liquide blanchâtre dans de grands verres. A côté d’eux, accroupi sur le comptoir, un cynocéphale empaillé grimace de façon grotesque. Il y a des plantes partout. Elles sortent de poteries de toutes formes, grimpent sur les murs ou se balancent au gré d’un agréable courant d’air. Le quatrième mur de la salle est en béton. Il ne fait qu’une cinquantaine de centimètres de hauteur et permet une large vue sur le pont et la boucle du Malupo. De l’autre côté du muret, une terrasse sur pilotis avance jusqu’au bord du fleuve.

Au moment où nous étions entrés dans la salle, un peu éblouis par le soleil, un sifflement modulé s’était fait entendre du côté du bar. On aurait dit celui d’un jeune voyou tentant d’attirer l’attention d’une jolie fille sur le Boulevard des Batignolles. Ce n’était surement pas le singe empaillé qui avait sifflé et les deux joueurs avaient l’air parfaitement absorbés par leur partie de 421. Le même sifflement retentit à nouveau et cette fois, je peux voir d’où il provient. Sur un perchoir à demi dissimulé derrière une énorme bouteille factice de Johnny Walker, il y a un oiseau noir à bec jaune. Il ressemble à un gros merle. L’oiseau siffle une troisième fois. Quand je m’approche de lui, il tourne la tête de côté et entonne une parfaite Marseillaise en me fixant de son oeil fou.

— C’est mon mainate. Ne vous approchez pas trop, Jules César est de mauvaise humeur ce matin.

C’est une femme noire qui a parlé. Une quarantaine d’années, belle, majestueuse. André la salue respectueusement et me présente comme quelqu’un de très important pour l’avenir du pays. C’est elle, Prudence, la propriétaire de l’hôtel. Elle m’installe à une table seul, car André m’a dit qu’il devait voir son cousin qui travaille en cuisine. L’endroit est presque frais, les filets de capitaine sont excellents et le rosé est glacé. Les deux joueurs de dés sont passés à table avec un africain en costume de ville noir qui les a rejoints. Ils rient très fort tous les trois. De temps en temps, Prudence s’approche de ma table et me demande si tout va bien. Grande maison. Elle me conseille de prendre mon café sur la terrasse au bord de l’eau, car il y a en ce moment même quelques hippopotames qui prennent le frais dans le fleuve devant l’hôtel. C’est un spectacle qui pourrait m’intéresser, me dit-elle. Plus tard, André me rejoint sur la terrasse et me dit que si nous voulons arriver à Makuta, c’est maintenant qu’il  faut partir. Alors, adieu Prudence.

Bien qu’André ait laissé les fenêtres ouvertes, la cabine du pick-up est une fournaise. Vivement la vitesse de la piste. Le rosé commence à faire son effet et ma tête dodeline tandis que je lutte pour ne pas m’endormir. Et puis je m’abandonne en souhaitant qu’André n’ait pas bu trop de bières.

Quelques jours plus tard, de retour à Ngambé, quand je parlerai de l’étrange hôtel au bord du fleuve, on m’apprendra qu’il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, lors de la construction du pont sur le Malupo, Prudence avait quitté son village pour se mettre en ménage avec l’ingénieur français qui dirigeait les travaux. Elle avait seize ans. Après quelques mois à s’ennuyer dans la case du blanc, elle avait convaincu son amant de lui donner les moyens de créer un petit restaurant à côté du chantier. Elle ferait la cuisine, elle s’occuperait de tout, et l’argent serait pour elle. Elle lui demandait seulement de lui construire un petit bâtiment, juste de quoi abriter une petite salle et une cuisine, peut-être en détournant un peu les matériaux de chantier, ce que l’ingénieur fit sans difficultés. La construction du pont attirait du monde, des ouvriers, des techniciens et des ingénieurs étrangers, des fonctionnaires et des visiteurs officiels. Prudence était charmante, la cuisine était bonne et l’endroit agréable, et tous ces gens devinrent les clients de ce qu’on appela bientôt La Maison Prudence. L’affaire tournait bien et Prudence put bientôt aménager cinq chambres au-dessus de la grande salle. Le pont aurait dû être achevé au bout de deux ans. Difficultés techniques imprévues, vols sur chantier, sabotages ou manque d’empressement de l’ingénieur à quitter l’Afrique et Prudence, on ne sait pas à quoi attribuer vraiment le retard que prit le chantier. Toujours est-il qu’il dura quatre ans. Puis l’ingénieur partit construire un autre pont dans un autre pays, laissant sur place quelques baraques de chantier et du vieux matériel de génie civil. Certes, à vingt ans, Prudence se retrouvait toute seule, mais à la tête d’une jolie petite affaire. Bien sûr, une fois le pont inauguré, les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs et les fonctionnaires étaient repartis à leurs affaires, désertant le restaurant de Prudence, mais, dans quelques mois, commenceraient les travaux de construction d’une véritable route moderne entre Ngambé et Makuta. Son tracé emprunterait bien sur le nouveau pont, ramenant tout ce beau monde vers la Maison Prudence.

Mais le projet fût bientôt abandonné faute de financement. Le beau pont tout neuf et la Maison Prudence restèrent isolés, anachroniques échantillons du progrès, perdus au beau milieu de quatre cents cinquante de kilomètres de piste en terre. Depuis vingt ans, la Maison Prudence vivote tant bien que mal, et Prudence attend que les beaux jours reviennent avec les travaux routiers.

A SUIVRE, un  de ces jours peut-être

 

Une réflexion sur « Suite africaine n°13 – La Maison Prudence »

  1. Prudence! N’est-ce-pas à elle que tout Ingénieur des Ponts et Chaussées à l’ouvrage, que ce soit sur le Malupo ou sur Le Zambèze, qu’il s’appelle Guy ou Philippe, doit se soumettre fatalement?

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