Ricardo et la pastèque géante

Préface de l’auteur : J’ai beau me creuser la cervelle, je n’arrive pas à me rappeler ce qui a bien pu m’inspirer pour écrire un truc pareil.
L’absolue nécessité de pondre quelque chose pour remplir un trou du planning ?
Un vague souvenir de mes lectures des œuvres de Frederic Brown ?
Le temps orageux, l’approche de l’hiver, l’odeur entêtante de la pastèque le soir au fond des bois ?
Impossible de m’en souvenir.
Tout ce que je sais, c’est qu’avant d’écrire la première ligne, j’avais déjà trouvé le titre : « Ricardo ».
Ce n’est qu’après avoir écrit le mot FIN que j’ai ajouté la pastèque.

Intéressant, non ? 

*

C’est en rentrant de l’école à travers le désert du Serpente Azul que Ricardo rencontra la créature. Quatre miles et demi de cailloux, de buissons épineux, de sable et de cactus, c’est ce que traversait Ricardo tous les matins, tous les soirs, une heure et demie de marche sous le soleil impitoyable de la fin du printemps, dans le vent brulant de l’automne ou dans le froid sec de l’hiver. Et justement, là, c’était l’hiver.

Il n’avait pas fait aussi froid depuis 1956, cette fameuse année où même le lac salé de Guatalpa avait gelé et où la mère de Ricardo avait mis bas une paire de jumeaux pour la troisième fois. Le jeune garçon allait franchir l’étroit canyon que le Rio del Cabo-Cabo avait creusé en quelques centaines de millénaires et qui marquait le milieu de son parcours, quand il vit à une vingtaine de pas sur sa gauche une chose qui reposait sur le lit du Cabo-Cabo, à sec comme toujours. Ça ressemblait à une grosse pastèque coincée de travers entre les deux rives abruptes de la gorge étroite. La forme légèrement oblongue de la chose n’était pas son seul point commun  avec la pastèque ; à travers la couche de glace qui la recouvrait, sa peau laissait apparaitre les méridiens baveux vert foncé sur vert clair caractéristiques du melon d’eau.

Ricardo descendit au fond du canyon et se mit à marcher vers la pastèque. Il voulait voir de plus près de quoi il retournait. Il était à moins de dix pas de l’étrange objet quand une plaque de glace se détacha de sa partie inférieure et tomba à terre en se brisant, tandis qu’un morceau d’écorce rectangulaire — on aurait vraiment dit de l’écorce de pastèque,  même que c’était tout rouge du côté intérieur — s’abattait brutalement sur le sol comme la trappe d’une boite à gant s’abat sur les genoux du passager d’une Opel Vectra, livrant  ainsi le passage à la dégringolade d’un petit bonhomme vert qui vint rouler dans la poussière.

—Aïe, ouille, aïe ! Ah ben, merde alors ! Ça commence bien, cette conquête de l’espace ! dit le petit bonhomme vert en frottant ses trois genoux.

Il ne s’était pas encore aperçu de la présence de Ricardo qui s’était figé dans la contemplation de la scène.

— Ah ! Au moins, y a quelqu’un, dit encore le bonhomme après avoir constaté la présence de la créature indigène qui l’observait. Salut, mon gars ! Alors ? Ça boume ? demanda-t-il poliment.

Ricardo, pétrifié, ne répondait pas.

— Allo ? Y a quelqu’un là-dedans ? Eh ? Je te cause, mec !

Depuis sa plus tendre enfance, Ricardo avait toujours été un passionné des illustrés de science-fiction et la première réflexion de l’habitant de la pastèque lui avait tout de suite fait comprendre qu’il avait affaire à un vaisseau spatial habité par un alien. De plus, et de son propre aveu, celui-là était venu pour conquérir la terre, vraisemblablement pour mettre ses habitants en esclavage, ou pire, pour leur sucer le sang. Au cours des longues marches solitaires qui le ramenaient de l’école, Ricardo avait souvent imaginé qu’il rencontrait un extra-terrestre tout juste débarqué de sa soucoupe et que, par un acte de courage exceptionnel dans un combat sans merci, il terrassait l’envahisseur, sauvant ainsi le Mexique et le reste de la planète d’une destruction totale. Il était porté en triomphe jusqu’à Mexico City où on le nommait Président à vie par acclamations. Par ses lectures, Ricardo connaissait toutes les formes possibles de vaisseaux spatiaux, depuis le gigantesque porte-fusées intergalactique hérissé de canons lasers jusqu’à la banale petite soucoupe volante (avec sa tasse et sa cuillère). Il avait également des notions très précises quant aux divers aspects que pouvaient prendre un Alien selon sa planète d’origine : monstre hirsute et bicéphale, méduse à exosquelette rutilant ou fourmi de dix-huit mètres (avec un chapeau sur la tête). Mais jamais il n’aurait imaginé que l’ennemi du genre humain se présenterait sous la forme d’un petit homme vert à trois genoux voyageant dans une pastèque géante et parlant comme son grand frère Arturo.

Le petit bonhomme vert fit pivoter vers Ricardo ses oreilles en forme de girolles du Québec en clignant de son œil unique, ce qui, chez lui comme chez n’importe quel autre martien, dénotait un étonnement sincère mêlé d’un soupçon d’agacement.

— Toi, pas comprendre ? Toi, pas parler espagnol ?  C’est pas ici, le Mexique? Merde alors ! J’ai dû encore me planter dans les calculs. C’est vrai qu’il fait foutrement froid dans ce bled ! Eh ? Oh ? C’est pas le Mexique ici ?

— Si, c’est le Mexique. C’est mon pays, et je le défendrai jusqu’au bout, répondit Ricardo, fièrement.

— C’est bien, mon gars, c’est bien. Dis-donc, c’est peut-être bien le Mexique, mais je subodore quand même que c’est pas vraiment Mexico-City par ici, non ?  J’ai dû avoir encore un problème avec mon Waze. Comme tu me vois là, je suis complètement paumé, mec. Tu pourrais pas me dire par où c’est, Mexico City ? C’est hyper-important que j’y sois avant huit heures. J’ai un rencart tout ce qu’il y a de plus sérieux. Alors Duchnock, tu me le dis où c’est, Mexico City, ou quoi ?

— Jamais ! dit simplement Ricardo.

— Allez, sois pas vache, putain ! C’est super-important pour moi, poursuivit l’extraterrestre.

— Jamais je ne trahirai mon pays, jamais, déclama bravement Ricardo. Tu peux bien me flasher avec ton rayon de la mort, vil suceur de sang, je ne parlerai pas ! Foi de Mexicain ! Et vive notre Président, le Général Alcazar !

Ricardo avait rejeté les épaules en arrière et, poitrine, jambe gauche et menton en avant,  il crachait ses paroles de défi avec la passion d’un futur héros de la patrie reconnaissante.

Pendant ce temps-là, le petit bonhomme vert pensait en lui-même et en martien : « Mais qu’est-ce qu’il raconte, ce type ? Il est barjo ou quoi ? Bon, va falloir que je me débrouille tout seul. Je vais passer un coup de biniou là-haut. Ils trouveront bien le moyen de me téléguider sur place » et il entreprit d’extraire son transmetteur de sa poche revolver. Il aurait pas fallu. Ah, ben non !

Voyant le geste de l’envahisseur, Ricardo s’était campé fermement sur ses deux jambes bien écartées. Tout en sifflant un air d’Ennio Morricone, il sortit de sa poche revolver son revolver. Le Martien n’eut pas le temps de dire « Tiens ? Il est sympa ton biniou. Tu me le prêtes cinq minutes ? J’ai pas de réseau avec le mien .» D’ailleurs, il n’eut même pas le temps de dire « Tiens ? Il est sym…» que Ricardo lui avait déjà logé trois bastos de 45 dont deux dans le buffet et la troisième dans le genou du milieu. Un beau tir groupé.

La dernière parole du Martien fut « Gasp » et il expira définitivement. Sitôt le Martien totalement défunt, plusieurs choses se produisirent. Dans l’ordre : le cadavre de l’alien disparut dans un nuage de fumée verte, parce que c’est la couleur atavique du martien, la trappe du vaisseau spatial se referma dans un doux chuintement, parce que c’est toujours comme ça que ça fait ces trucs là, et la pastèque volante s’éleva vers le ciel dans un nuage de poussière rouge, parce qu’au Mexique, c’est la couleur naturelle de la poussière.

Quand il fût rentré chez lui, Ricardo raconta son aventure. Et ça fit un foin du diable : est-ce qu’il savait qu’il n’avait pas le droit d’aller à l’école avec son Colt 45 ? Est-ce qu’il savait qu’il ne fallait pas parler aux inconnus, tout ça… Il le savait ça, quand même : pas de Colt 45 à l’école ! Combien de fois on le lui avait répété, le soir, après la prière ? Comme punition, il serait privé de guacamole et de tequila sunrise pendant toute une semaine. Et pas question non plus de lui remplacer les trois balles manquantes !

Bien sûr, à la maison, personne n’avait cru à son histoire de pastèque géante et de N’a-qu’un-œil de l’espace. Et c’est bien dommage parce que, si les parents de Ricardo avaient fait un peu plus confiance à leur petit garçon, ils auraient pu prévenir les autorités. Alors, les autorités auraient su que l’ambassadeur de Mars avait connu un regrettable accident au cours de son voyage vers Mexico-City, que cet accident l’empêcherait probablement de conclure le traité de non-agression entre la Planète Mars et la Planète Terre qu’il devait signer le soir même avec le Général Alcazar, lequel représentait cette année-là l’ensemble des gouvernements de la Terre. Et les autorités auraient surement fait quelque chose pour arranger le coup. Mais, non.

Et c’est vraiment dommage, parce que ça aurait à coup sûr évité à l’Empereur Laizyde de Mars d’envoyer séance tenante vers la Terre et sur l’air de la Chevauchée des Walkyries une flottille de guerre de 125.000 pastèques volantes puissamment armées.

Mais, après tout, peut-être pas.

Fin (de tout) 

LE FIGARO – édition du 26 Mai 2020
Pour la première fois, le Pentagone a officiellement reconnu avoir filmé un phénomène non identifié. En France, 101 cas inexpliqués ont été observés depuis quarante ans.

Vous voyez bien que c’est pas des blagues !

 

2 réflexions sur « Ricardo et la pastèque géante »

  1. Bien d’accord avec le commentaire précédent, cette loufoquerie est sacrément réussie. En la lisant, j’ai pensé un moment à Jacques Villeret dans un film sympathique vu à la télévision dans lequel il apparaissait à quelque chose ressemblant à une cucurbitacée de couleur orange venue de Mars. Je me suis dit aussi que Philippe était bon, sur le fond comme sur la forme, dans ce genre de nouvelles de science fiction et qu’il devrait y songer plus qu’à son fameux roman cul-de-jatte. Simple suggestion!

  2. Cette loufoquerie est sacrément réussie : une BD sans les bulles : si Sébastien illustrait?
    Bon il aura un peu de mal avec l Opel vectra!
    Pour le colt en revanche,une archive complète est disponible sur ce blog!
    Bravo cette salade mexicaine est très savoureuse!

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