Le Cujas (9)

Après, il est rentré à Vaugirard pour faire sa valise et moi j’ai passé un coup de fil à Sammy pour lui annoncer la couleur. Au début, l’était pas content-content, Sammy, mais il a bien fallu qu’il se fasse une raison, surtout après qu’on soit passé chez Motsch pour lui acheter un nouveau chapeau. Voilà, c’est comme ça que ça s’est fini avec Antoine. C’est tout ce que vous vouliez savoir ? Vous voulez toujours pas monter ? Non ?

Chapitre 3 – Armelle Poder

 Cinquième partie

Ensuite ? Ensuite quoi ? Moi ? Ben, j’ai repris ma vie d’avant, avec Sammy, la rue Bréa, le trottoir, mais j’ai jamais retrouvé un monsieur comme Antoine, ça non. Et puis la crise est arrivée.

La crise ? Ben, la mobilisation, quoi ! Aout 39 ? Vous êtes au courant quand même ? Mobilisation générale ! Fin aout, la moitié des hommes en âge de consommer qui partent en guerre, enfin… en drôle de guerre plutôt. En tout cas, pour nous les filles, c’était la crise. Et puis, voilà Sammy qui part aussi. Bon, lui, il revenu au bout d’un mois seulement. Le Suédois lui avait passé une drogue à prendre au bon moment. Ça rendait cinglé pendant quelques heures, juste le temps de passer devant les médecins de l’armée. Et après, tout redevenait normal. Inapte à la discipline militaire et à la vie en communauté qu’ils ont dit, les toubibs. Réformé ! Tu penses si j’étais contente. Et quinze jours après, Casquette, pareil ! Réformé aussi ! Merci le Suédois. Bon, le tapin continue mais au ralenti. Sammy fait bien quelques frics-fracs avec Casquette et un peu de racket pour le Suédois, mais ça rapporte pas grand-chose. La crise, quoi ! Mais ça va quand même. Et puis, les Allemands arrivent. Juin 40, c’est l’Occupation qui commence. Et là, les affaires reprennent. Du feu de Dieu, même. Avec les soldats allemands, les filles savent plus où donner de la tête, si j’ose dire ! Et puis, il y a le marché noir qui commence… Au bout de six mois, Sammy, Casquette, ils ont gagné assez d’argent pour monter une affaire à eux, avec l’autorisation du Suédois, bien sûr. Ils louent pour pas cher un chouette petit hôtel particulier abandonné du côté de la Muette, et hop, quinze jours après, ils ouvrent une maison close… Le Marquis, qu’ils l’appellent. Ouvrir une maison, c’est bien, mais faut trouver le cheptel. C’est moi qui suis chargée de recruter. En fait, je fais la sélection et c’est Sammy qui discute des conditions avec les candidates. Les filles qui veulent bosser en maison plutôt que dans la rue, ça manque pas et je mets pas une semaine à en trouver une dizaine de tout à fait présentables. On ouvre Le Marquis en grandes pompes. C’était en juin 41. Que des huiles… des officiers de la kommandantur, des diplomates, un ou deux ministres de Vichy, un type important dans la Milice, des artistes, enfin le gratin, quoi… Et ça marche tout de suite. Je surveille la tenue des filles, Casquette se charge de la discipline et Sammy reçoit les clients. L’argent rentre. On paie la dime au Suédois, bien sûr, mais il en reste pas mal, sans compter les casses et le marché noir. Par une combine avec les Allemands, Sammy a même pu s’acheter la Delahaye d’un directeur de banque qu’était parti d’urgence en Suisse. Par les clients du Marquis, il a toutes les autorisations possibles pour rouler le jour, la nuit, partout ou presque. Sammy, Casquette, Joselyne, sa régulière — c’est une des filles du Marquis — et moi, on fait tout le temps la fête, on va au bord de la mer, à Cabourg, justement, on boit du champagne, on mange des huitres et tout, c’est la grande vie !
Et puis, un matin, le drame ! On était en juillet, on avait fait une fête à tout casser et on venait de se coucher. Six heures du matin, du bruit dans la rue. Crevés comme on était, on bouge même pas pour regarder ce qui se passe. Et puis, dix minutes plus tard, on cogne à la porte. « Qui c’est ? » que je demande. « Police, ouvrez ! » Forcément, j’ouvre.

Un flic en uniforme : « C’est bien ici qu’habite Philippe Portier ? ». « C’est moi », dit Sammy qui se réveille de mauvais poil. « Qu’est-ce qu’y a ? J’ai laissé mes phares allumés ? »
Le flic, il sort un papier et lit « Monsieur Samuel Goldenberg, alias Philippe Portier, alias Sammy de Pantin, né à Rovno en Pologne, de nationalité polonaise, en possession de faux papiers d’identité, de race et de confession juive, vous êtes en état d’arrestation. Veuillez me suivre. Vous avez trois minutes pour faire votre valise ». Bon sang, je le revois encore, ce salaud de flic ! Et mon Sammy qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait…

Non, merci. Ça va aller, ça va aller. Excusez… des souvenirs comme ça, c’est dur quand ça revient. Bref, j’ai eu beau crier, pleurer, supplier, le flic était intraitable. Sammy avait beau gueuler qu’il avait jamais été juif, même qu’il pouvait pas les sentir, les juifs, qu’il avait des amis à la Milice et à la Kommandantur, y a rien eu à faire. Ils lui ont flanqué un grand coup dans l’estomac et ils l’ont embarqué. Je l’ai jamais revu…

Non, ça va, je vous assure. Il parait qu’ils en ont embarqué vingt mille ce jour-là. Des juifs. Dora avait été embarquée la veille, mais je l’ai su qu’après.
Je savais même pas qu’il était juif, Sammy, et je crois pas qu’il le savait lui-même.
Vous pensez si j’étais dans tous mes états. Je pleurais, je buvais, je m’endormais, je me réveillais, je repleurais, je rebuvais, je me rendormais, je rerepleurais… comme ça pendant vingt-quatre heures. Et c’est là que Casquette est venu me voir. Il a été formidable, Casquette. Quand il est arrivé chez moi, j’étais dans un de ces états : sale, épuisée, ivre morte, malade, moche quoi ! Il a ouvert les fenêtres, il m’a fait couler un bain, il m’a mise dedans, il m’a fait boire du café, il a nettoyé toutes les cochonneries que j’avais faites et puis il a attendu. Après, il s’est mis à me parler doucement. Il m’a dit qu’il venait d’apprendre de qui était arrivé à Sammy, que toute la bande du Suédois était à la recherche d’un moyen pour le faire libérer, qu’en attendant que Sammy revienne, il me laisserait pas tomber, que je pouvais compter sur lui. Il est parti en me laissant un peu d’argent sur la table et en me disant qu’il comptait sur moi le lendemain au Marquis, parce que sans Sammy et sans moi, il s’en sortait plus.
Le lendemain, je suis allée au Marquis. Personne n’avait de nouvelles de Sammy. J’ai repris le boulot. Y a que ça de vrai, le boulot, pour vous changer les idées quand ça va pas. Mais tous les jours, j’attendais des nouvelles ; et rien ! Et puis un soir, y a Casquette qui m’emmène à La Closerie.

A SUIVRE

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