Le Cujas (6)

Avec tout ça, j’étais plutôt à l’aise… vous pensez, une chambre à Neuilly, un salaire pas trop mal, des à-cotés copieux… Simone Renoir… j’étais le centre d’une petite bande de copines, on sortait, on s’amusait bien ; de temps en temps, on se trouvait un beau mec ou un type gentil pour changer,  mais ça durait pas. D’ailleurs, on voulait pas que ça dure. Pas question de s’attacher à un homme. On voulait trop garder notre liberté, s’amuser. C’était la bonne vie, quoi !

Chapitre 3 – Armelle Poder

Deuxième partie

Et puis, j’ai rencontré Sammy. Ça s’est passé un soir à La Coupole. On venait de remonter du Romeo, le dancing qu’est sous la brasserie ; on a rassemblé des tables et on a commandé des huitres et des saucisses. Dans la bousculade pour s’installer, y a un type que je connaissais pas qu’a viré Claudine — c’était ma meilleure amie — pour s’asseoir à côté de moi.  J’ai gueulé un peu, pour le principe, mais comme le gars était plutôt beau mec, j’ai pas râlé longtemps. C’était Sammy. On s’est mis à discuter et ça a été le coup de foudre, tout de suite. Au bout d’une heure, on a planté tout le monde et on a pris une chambre à l’Hôtel Léopold. A dix-neuf ans, j’avais déjà eu quelques bonshommes dans ma vie, mais des comme lui, jamais. Tu parles d’une secousse ! Je vous l’ai dit, un expert dans le déduit. Et du charme avec ça. Les premiers mois surtout. Au début, il m’invitait partout, Le Café de la Paix, La Closerie, Charlot 1er, Le Moulin Rouge, même le Lido, une fois.  La grande vie, quoi ! « Tu sors avec un prince ! » qu’il me disait. Ses affaires d’import-export marchaient bien. Mais d’un seul coup, à cause des tensions internationales, qu’il disait, ses affaires ont moins bien marché, et il pouvait plus payer nos sorties. Alors, j’ai commencé à le faire, je veux dire à payer. Et puis ses affaires ont marché de moins en moins bien, le pauvre, alors je lui donnais de l’argent. Ça me faisait plaisir, qu’est-ce que vous voulez ? Sammy, il avait toujours des tas de projets, ouvrir un bar à Deauville, m’acheter une boutique de chapeaux dans les beaux quartiers, plein de trucs d’avenir comme ça. Mais pour ça, il fallait de l’argent, et il trouvait que j’en gagnais pas assez chez les Garrouste. Alors, je lui ai proposé d’en piquer davantage, mais ça risquait de se voir. Alors, il m’a dit que la seule solution, c’était de monter un cambriolage. Les Garrouste, ils avaient des bijoux, des tableaux, des tas de trucs que Sammy pourrait revendre facilement ; il savait comment, il avait des relations. Avec moi dans la place, y avait rien de plus facile que de le faire entrer avec un copain un jour où il n’y aurait personne pour embarquer tout ce qu’ils pourraient. Mais ça s’est pas bien passé. Les patrons sont rentrés plus tôt que prévu, et Sammy et son pote ont eu juste le temps de s’esquiver. Le problème, c’est que les patrons, ils ont compris que c’était moi qui avais ouvert « aux individus » comme disait la police. Ils m’ont virée du jour au lendemain, les salauds, mais ils ont pas porté plainte. J’ai jamais compris pourquoi. Dites, dans votre bouquin, là, vous allez changer les noms. Parce que, ça a beau être de l’histoire ancienne, je voudrais pas d’ennuis avec la police, moi. C’est sûr, hein ? Juré ?

Bon, après ça, on a vécu des moments difficiles, Sammy et moi. J’avais plus de travail, plus de chambre, plus rien. Il a bien voulu que j’emménage avec lui dans sa chambre rue d’Odessa. La chambre était pas terrible, mais moi j’étais heureuse, vous pensez, toute la journée avec Sammy, à m’occuper de lui et tout ça. Mais au bout d’une semaine, il m’a dit que c’était pas tout ça, que c’était bien beau l’amour et l’eau fraiche, mais que ça manquait de beurre dans les épinards et qu’il allait falloir voir à me mettre au boulot. Quand j’ai compris que le boulot, c’était le ruban…

Le ruban ? Ben, c’est le trottoir, le turf, la racole… faire la pute, quoi ! Quand j’ai compris que c’était ça, j’ai refusé tout net. Alors il m’a flanqué une de ces roustes. J’étais une ingrate — une ingrate, c’est une moins que rien, une qu’a pas la reconnaissance du ventre, qu’il m’a dit — et qu’avec tous les sacrifices qu’il avait fait pour moi, il pensait que je pourrais bien faire ça pour lui, une fois de temps en temps. Quand j’ai dit « Jamais ! », il m’a flanqué une deuxième rouste et il m’a fichue dehors. Il ne voulait plus jamais me voir, même si je revenais en rampant. Ben, c’était pas vrai parce que, quand je suis revenue trois jours plus tard, j’ai pas vraiment rampé, mais il m’a reprise quand même. Et je me suis mise au turbin. Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Je pouvais pas vivre sans lui. Et puis, la passe, c’est pas si terrible, vous savez. Ça dépend beaucoup du quartier. Il y a des coins où je voudrais pas aller, hein, pour rien au monde. Les Fortifs, par exemple, c’est que des cinglés, là-bas, dangereux, même. La rue Blondel, c’est à peine mieux… de l’abattage. Mais ici, à Montparnasse, ça va… des artistes, des gens du monde, des étudiants, ça va. Et puis, j’y suis pas restée longtemps sur le ruban. Comme j’étais plutôt douée et que j’avais de la classe — ça c’était grâce aux Garrouste : ils supportaient pas que je cause mal — Sammy m’a installée dans un petit studio rue Bréa et là, j’ai commencé à monter en grade. Ça marchait de mieux en mieux et au bout de trois mois, on a pu s’acheter une voiture décapotable. Un petit coupé Celta 4, une affaire sensationnelle d’après Sammy. Il m’a emmenée au bord de la mer, deux fois. Oh, pas en Bretagne, non c’est trop loin, mais en Normandie, à Cabourg. C’est même là que j’ai rencontré Antoine.

Antoine, c’est l’homme au chapeau de paille à côté de moi sur la photo. On était en train de prendre un thé face à la mer sur la terrasse du Grand Hôtel. C’était à Pâques, je m’en souviens comme si c’était hier. Il faisait presque chaud. Sammy avait son beau costume rayé en alpaga. Moi, je portais une très jolie petite robe de chez Valentino, avec un bibi en paille tressée très chic. En fait, elle était pas de chez Valentino, ma robe. C’est Dora, une copine, qui me faisait mes robes à l’époque. Elle avait copiée celle-là sur un modèle de Valentino. Elle non plus, elle a pas eu de chance, Dora. En 42, elle s’est fait embarquer dans une rafle. Personne ne l’a jamais revue. Faut croire qu’elle était juive elle aussi. Bon, enfin… Nous voilà à la terrasse du Grand Hôtel en train de regarder les mouettes, et il y a un type qui s’assied à la table d’à côté. C’était Antoine, bien sûr, bien habillé, pantalon blanc, chemise idem à manches courtes, canne, chapeau de paille et chaussures légères en cuir. Il était pas vraiment beau, Antoine, mais il avait une sacrée classe. Sammy a engagé la conversation : « Excusez, M’sieur, mais est-ce que par hasard vous savez à quelle heure la mer est-ce qu’elle sera haute, s’il vous plait ? » Quand Sammy s’exprimait avec autant de fioritures, je savais bien qu’il avait quelque chose derrière la tête. Antoine a répondu d’un air ennuyé : « Vers quatre heures, je crois » et puis il a déplié son journal. Mais Sammy lâchait pas le bout comme ça. Il savait y faire avec les bourgeois. Au bout de dix minutes, Antoine venait s’asseoir à notre table et le soir, on dinait tous les trois au Beau Site. Après le homard, Sammy est parti aux W.C. En revenant, il a raconté qu’il avait passé un coup de téléphone à son associé et qu’il fallait qu’il rentre d’urgence à Paris : « Les affaires, vous comprenez… » Sammy est parti avec la voiture et Antoine et moi, après l’omelette norvégienne, on est allé marcher sur la plage. Vers minuit, j’étais dans sa chambre…

A SUIVRE

4 réflexions sur « Le Cujas (6) »

  1. Chère Lariégeoise, au sens des plaisirs de l’amour, le déduit n’est pas de l’argot. Le déduit, c’est vieux comme le monde ou presque puisque, dans cette acception, et selon le dictionnaire de l’Académie Française, il remonte au Moyen Age.

  2. Feuilletonage croustillant aussi addictif que ceux de Mediapart en moins orienté bien sûr: quoique les Garrouste…et puis j avais raté un épisode et le déduit m à perturbée: merci de contribuer à l enrichissement de nôtre vocabulaire argotique .
    Ceci est une pure fiction n est ce pas et toute ressemblance avec des personnages réels etc etc….

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