Le Cujas (4)

Chapitre 2 – Antoinette Gazagnes

(…) Et voilà, j’ai pris Milo par la main et nous sommes montés chez moi par le petit escalier, là, derrière le bar… Je me souviens même que… Écoutez ! Mon Léonard, il n’était peut-être pas bien ardent au lit, mais jamais je l’aurais trompé de son vivant, jamais ! Mais là, j’étais veuve, et depuis deux ans, s’il vous plait ! … Dites ? Vous ne voulez pas que je vous fasse quelque chose à manger ? Une omelette aux champignons, par exemple. Vous connaissez ça dans votre pays, l’omelette aux champignons ? Vous allez voir, j’en ai pour cinq minutes.

 

Troisième partie

Si, si, ça me fait plaisir. Pour une fois que j’ai quelqu’un pour m’écouter… Venez donc par-là, comme ça je pourrai continuer à vous raconter en préparant l’omelette.
Il est resté deux semaines, Milo. La première, il ne sortait pas de ma chambre. On faisait l’amour tous les matins et puis une ou deux fois dans la nuit et, de temps en temps, une fois vite fait dans l’après-midi. Pour ça, sa blessure à l’épaule ne le gênait pas beaucoup, fallait voir. J’aurais jamais imaginé qu’une femme puisse vivre des trucs comme ça. Pensez ! Entre le couvent de Sainte Agnès et Léonard Gazagnes… Je lui apportais son petit-déjeuner au lit, un grand café au lait avec trois sucres et deux tartines de pain beurré, je m’en souviens encore. Il me regardait, il me disait que j’étais belle, et à l’époque, c’était pas loin d’être vrai. J’avais trente-deux ans. Je montais déjeuner avec lui vers trois heures de l’après-midi, quand c’était calme en salle. Et puis le soir, vers onze heures, on dinait en amoureux, pendant que Rose s’occupait des derniers clients. Tout le temps que je travaillais en bas, il lisait des journaux, des magazines en fumant des cigarettes. J’étais bien heureuse, vous savez. Mais je me doutais bien que ça ne durerait pas. Et ça n’a pas duré. La deuxième semaine, il a commencé à sortir. Il me disait qu’il partait marcher dans Paris, qu’il visitait la ville. Il a commencé à me demander un peu d’argent pour acheter des cigarettes et prendre un pot de temps en temps, puis un peu plus pour aller au cinéma, puis pour s’acheter des vêtements civils. Moi, tant que c’était raisonnable, je lui en donnais, de l’argent. Mais quand c’est trop, c’est trop. Quand il m’a parlé de dettes de jeu à rembourser, j’ai refusé tout net et on s’est disputé, très fort. Il a même essayé de me battre avec sa ceinture militaire. Alors là, je l’ai fichu dehors, séance tenante, lui et toutes les affaires qu’il s’était payées avec mon argent, allez zou ! Sur le trottoir de la rue Cujas !

Pendant trois jours, il est revenu à l’heure de la fermeture. Il me demandait de le reprendre. Mais j’ai rien voulu savoir. Un homme qui bat une femme, je ne veux rien avoir à faire avec lui. La quatrième soir, il n’est pas revenu. Je ne l’ai jamais revu. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Il a dû retourner à Toulon… J’y pense quelquefois à Milo, à cette semaine de folie de novembre 18. Et puis…
Alors ? Cette omelette ? Elle est bonne au moins ?

Ah ! Vous voyez ! Je suis contente que vous aimiez ça. Parce qu’on dit toujours que les Américains, ils n’aiment que les hot-dogs !

Bon, et voilà qu’en février, il y a le fiancé de Rose qui revient, démobilisé. Alors, Rose et lui, ils ont habité chez moi, et puis au bout d’un mois, ils sont partis à Vannes. Je leur ai prêté un peu d’argent pour qu’ils puissent ouvrir un café. Faut dire que Rose, elle en avait pris, de l’expérience. D’après les lettres qu’elle m’a envoyées, très vite, ça a bien marché. Je me retrouvais encore toute seule pour tenir le café. Mais les hommes commençaient à rentrer et je n’ai pas eu de mal à embaucher des garçons. J’en avais toujours deux ou trois selon la saison. A l’époque, le personnel était plus dévoué, plus facile à diriger qu’aujourd’hui. J’en prenais toujours un jeune, que je pouvais former comme je voulais, bien propre, bien poli, bien gentil… avec la clientèle, j’entends. Celui-là, l’apprenti, je le logeais dans une petite chambre de bonne que j’avais achetée dans l’immeuble. Comme ça, je l’avais toujours sous la main. J’étais jeune, l’affaire marchait bien, j’avais des bons clients, des bien fidèles, des qui sont devenus des amis. J’avais aussi des professeurs, des étudiants — j’aimais bien les étudiants— et puis du passage, des touristes et même des gens du monde quelques fois. La vie s’est écoulée comme ça, tranquille, jusqu’à ce qu’ils nous flanquent encore une guerre, en 39, en septembre. Faut dire qu’au début, on n’aurait pas vraiment dit une guerre…

Ah ? Je vais trop vite ? C’est vrai que vous vouliez que je vous parle de la photo. Bon, d’accord. La photo, je crois que c’était en 1935, en mai 1935, j’en suis sûre, parce que c’est l’année où on a lancé le Normandie. Pour le mois, j’en suis moins sure. Disons fin avril, début mai. Il devait faire beau, parce que j’avais ouvert la vitrine sur la terrasse. Là, en robe rouge, derrière le comptoir, c’est moi, bien sûr. A côté, c’est le petit Robert, le pauvre. Robert Picard… A l’époque, c’était mon apprenti. Il est resté presque deux ans chez moi. Je l’aimais bien, mais il s’est entiché d’une fille et il est parti en Indochine. On m’a dit qu’il s’était fait tuer là-bas, en 40. Si vous voulez, je vous donnerai l’adresse de ses parents, si elle n’a pas changé depuis. Ça fait quand même treize ans.

Celui-là, c’est Marteau, un artisan du quartier. Pendant des années, il est venu tous les matins prendre son petit blanc sur le zinc. Il était surtout copain avec mon mari, mais après la Grande Guerre, il a continué à venir et c’est devenu un bon ami. Et puis un jour, pendant l’Occupation, il s’est fâché, brusquement, comme ça, je ne sais même plus pourquoi. Vous savez, les artisans, ils ont un fichu caractère, surtout quand il n’y a pas de femme pour les policer un peu — il était célibataire, Marteau. Donc, depuis ce jour, on ne s’est plus parlé. Mais je sais qu’il est toujours dans le coin. Il a son atelier rue Monsieur le Prince, juste à côté, vous le trouverez facilement.

A la terrasse, là, à part les deux petits métèques, il y a les deux beaux messieurs. Quand je vous disais que j’avais des gens du monde… Non, je ne connais pas leurs noms, mais je sais que c’était des acteurs de cinéma. C’est Marteau qui me l’avait dit. Il les avait vus dans un film d’amour, vous savez, ces films avec des messieurs et puis des dames et puis des belles voitures… À propos de dames, la fille qui est avec eux, là, avec son petit chapeau cloche, c’en était surement pas une, de dame. Plutôt une grue, oui. Les filles comme ça, nous les cafetiers, on les repère tout de suite. Il faut bien, parce qu’on peut pas se permettre de les laisser racoler dans nos établissements. On veut pas d’ennuis avec la police, nous. Alors, en général, on les vire en douceur. Mais là, je ne pouvais pas, vu qu’elle était accompagnée. Non, je ne connais pas son nom non plus. Mais je me suis laissée dire qu’elle travaillait à Montparnasse maintenant. Essayez donc les deux ou trois bars de la rue Delambre. C’est là qu’elles fréquentent en général, ces dames.

Non, les deux gouapes, je ne sais pas qui c’est non plus. Mais j’ai comme qui dirait dans l’idée que ces deux-là, ils se connaissaient avec la fille. Mais je dis ça, je dis rien, n’est-ce-pas ? Bon ! Voilà tout ce que je pouvais vous dire. Vous restez longtemps à Paris ? Revenez me voir, hein ! Ça me fera plaisir. Allez, bonsoir, faut que je ferme, maintenant.

Fin du chapitre 2 (Chapitre 3  – Armelle Poder, à partir du 24 juin)

 

Le Cujas
51 Bd Saint Michel Paris 5°
Mardi 5 mai 1935

 

2 réflexions sur « Le Cujas (4) »

  1. Je suis émerveillé par le talent de Philippe capable de nous transposer dans ce café d’un autre temps. Évidemment, pour moi, c’est du Doisneau écrit. Bravo.

  2. La Rose, avec l’expérience acquise au Cujas, a bien réussi à Vannes. Elle a un restaurant rue Fontaine « La Rose des Sables ». Il y a aussi le Roscanvec, restaurant gastronomique renommé, mais je ne peux pas affirmer que Rose est derrière en ayant bretoniser son nom.

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