Le Cujas (1)

Chapitre 1 – Marcel Marteau

Moi, c’est Marteau, Marcel Marteau, né le 12 octobre 1882 à Ivry sur Seine, artisan ébéniste. Ça va faire trente-huit ans que j’ai ma boutique au 49 rue Monsieur le Prince. C’est moi, là, sur la photo. Je suis au bar, à moitié caché par la vitrine. La patronne l’avait rabattue contre le mur. Ça prouve qu’il devait faire bon ce jour-là. Ah ? C’était en mai, vous dites ? En 1935 ? Alors, j’avais cinquante-trois ans. Je vais en avoir bientôt soixante-sept. Cinquante-trois ans ! Je tenais encore la forme à cette époque. Aujourd’hui, c’est plus pareil, forcément. Enfin… Le Cujas ! C’est des souvenirs, ça, le Cujas ! Vous me croirez si vous voulez, mais depuis mon installation rue Monsieur le Prince — c’était vers la fin 1910 — j’y venais tous les jours, au Cujas. À l’époque, je couchais au fond de mon atelier. Alors, forcément, je commençais à travailler de bonne heure, vers six heures du matin, par là. Et vers les dix heures, j’avais toujours une petite faim, vous comprenez. Alors, j’allais au Cujas. Je prenais un petit verre d’aligoté et un œuf dur, quelquefois deux. Je discutais avec la patronne, Antoinette. C’était ouvert tous les jours, le Cujas. Alors j’y allais tous les jours, même le dimanche. Faut dire que le dimanche, je travaillais tout pareil. Trente ans comme ça : dix heures, un petit aligoté, un œuf dur, tous les matins. Sauf pendant la Grande Guerre, bien sûr. Je pouvais pas y aller, forcément. J’ai fait quatre ans dans l’aviation. Je réparais les avions. Tout était en bois à l’époque, vous savez, en bois et en toile, sauf le moteur, c’est sûr, alors les ébénistes, c’était recherché. Quatre ans dans l’aviation, pas volé une seule fois. Quatre ans de guerre, pas une seule égratignure. Si ! Je me suis coupé une phalange du pouce avec une dégauchisseuse. J’ai eu de la chance. C’est pas comme Eugène, ébéniste lui aussi, un copain. Il a pas eu de veine, Eugène. Il voulait absolument monter dans un avion. Alors, un jour, il y a un capitaine qui l’a emmené avec lui. Ils se sont fait descendre du côté de Compiègne. Morts tous les deux… Enfin… Bon, mais le Cujas, j’y vais plus. Depuis Quarante. J’ai eu des mots avec Antoinette. Ça me regarde.

Alors… la photo… À côté de moi, c’est la patronne, Antoinette Gazagnes. Je vous en ai déjà parlé. Veuve depuis 1916, le jour de ses trente ans, dis-donc ! Pas de chance non plus, hein ? Elle a pris le bistrot en main au départ de son mari, en août 14. Eh bien, elle le tient encore aujourd’hui, que je sache. Une belle femme. Ça se voit pas trop sur la photo, mais c’était une belle femme, croyez-moi. Y en avait plus d’un qui lui tournait autour, vous savez ! Les planqués de la guerre, d’abord, et puis ensuite ceux qui en sont revenus. Même moi… mais ça n’a pas duré. Elle préférait autre chose. Enfin, c’est pas à moi de raconter ces trucs-là. Tiens, à propos, justement, à côté d’elle sur la photo, c’est Robert. Oh, ça faisait pas longtemps qu’il était là. Elle l’avait embauché comme serveur juste avant la Noël. Eh bien, à la Chandeleur, il était déjà dans son lit, le Robert ! Dix-sept ans, qu’il avait ! Surement puceau. Au début, un petit paysan. Il venait du Nord, de Péronne, par là-bas. Mais il a pas tardé à piger le métier, le gars. Antoinette l’avait logé au-dessus du café. Il était comme un coq en pâte, nourri, logé, blanchi et le reste avec. Mais c’était resté un gentil garçon, honnête, content de son état. Il est parti ailleurs en 36 ou 37, je crois. Je l’ai plus revu. On m’a dit qu’il était mort en 40, le pauvre… Ça devait lui faire vingt-deux ou vingt-trois ans, pas plus…C’est triste, hein ?

Bon, alors là, regardez, on voit bien que je vous ai repéré en train de prendre la photo. J’ai bien vu que c’était les deux beaux messieurs en costume et la petite grue qui vous intéressaient. Des acteurs de cinéma ; il faut toujours qu’ils aient des filles autour d’eux pour les admirer. C’est comme ça aussi dans votre pays ? Moi, je ne vais pas au cinéma, j’ai pas le temps, mais ceux-là,  je suis sûr que je les avais vus avant sur des affiches. Ces acteurs, c’est pas de notre monde, ça prend des petits déjeuners à des dix heures passées, ça gagne plein d’argent, ça s’habille comme des aristos. D’ailleurs, ici, c’est pas un quartier pour les acteurs. Eux, c’est plutôt les Champs-Élysées ou le 16ème… Je me demande ce qu’ils venaient faire Boulevard Saint-Michel. Enfin…

Non, les deux autres, je m’en souviens pas. Ils ne devaient pas être du quartier non plus, ceux-là. On dirait plutôt deux petites frappes, avec des têtes à pas être nés par ici, si vous voyez ce que je veux dire.
Bon ! Eh bien voilà ! C’est tout ce que je me rappelle. Je vous souhaite bonne chance pour retrouver tout le monde, parce que ça va pas être facile. Dites ! Quand vous verrez Antoinette, ne lui répétez pas ce que je vous ai raconté sur elle et moi ni sur Robert, hein ? Je compte sur vous ! Parce que je suis toujours dans le quartier, moi, et on se croise de temps en temps. Toujours polis, remarquez : « Bonjour Madame Gazagnes ! « , « Bonsoir Monsieur Marteau ! » mais sans plus. Parce qu’on a eu des mots, mais ça me regarde. Bon, c’est pas que je m’ennuie, moi, mais j’ai un accoudoir Louis XV à finir. Alors bonsoir, Monsieur Stiller. Quand vous l’aurez fini, vous m’en enverrez, un exemplaire de votre bouquin ? Ça me fera plaisir. Marteau Marcel, 49 rue Monsieur le Prince, Paris 5ème. N’oubliez pas, hein ? Allez, bonsoir ! Et bon séjour à Paris !

A SUIVRE APRÈS DEMAIN

Le Cujas
51 Bd Saint Michel Paris 5°
Mardi 5 mai 1935

10 réflexions sur « Le Cujas (1) »

  1. La proposition de Bruno n’est pas raisonnable : on a déjà écrit pour Philippe un premier roman, « Françoise et Annick » qui vient d’être accepté chez Gallimard; il a soumis la semaine dernière un second ouvrage, « Six cadavres à Saint Brévin-les-Pins », dont vous et moi avons rédigé la majorité des chapitres ; on ne va tout de même pas lui en écrire un troisième « Le cul-de-jatte du Cujas » pour des clopinettes ?

  2. Ce n’était hélas pas une école de cordonniers ! Dommage, parce que certains élèves avaient des problèmes de chevilles qui enflent.

  3. Même si je pense que Philippe n’a besoin de personne, je souscris à l’idée de Bruno. Donc volontaire, si nécessaire, pour terminer le Cujas.

  4. Moi je voudrais demander à Lorenzo s’il a remarqué qu’avec le réchauffement climatique, les canicules s’emballent ? A moins qu’il ne préfère écrire les paroles de l’hymne des anciens élèves de l’école des Ponts et Chaussées : « C’est nous les rois des Ponts » ?

  5. Les “Ponts”, fondés au milieu du XVIIIeme siècle, et non au XX éme, n’ont jamais été une école pour cordonniers.

  6. Les nostalgiques des « Pont », cette École d’Ingénieurs élitiste du siècle dernier, pourraient-ils répondre à la question d’Al Corbaccio et Bertram Winter :  » La Botte de Nevers est-elle toujours enseignée à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussettes ? »

  7. Dis, Philippe, je vois que certains ont pris le goût d’écrire Tous les jours, n’est pas, Jim ? Sûrement un « pont », lui aussi ! Moi, quand on me parlait pont, c’était pour la culotte du même nom…
    Ça me donne une idée pour la fin de Cujas : je suis sûr que tu vas adorer, Philippe : chacun de nous t’écrit un chapitre. Avec l’Ariégeoise dans la rôle d’Antoinette. Sympa, non ? de savoir qu’on peut toujours compter sur les copains !

  8. C’est curieux ce besoin de faire des phrases chez les marins! Oui, c’est curieux, mais il y en a aussi qui sont plutôt des taiseux, Tabarly était de ceux là. Ce que je trouve tout aussi curieux c’est ce besoin chez les Ingénieurs des Ponts de faire des ouvrages d’art pourrait-on dire autres que des ponts. Pourquoi? Par exemple, pourquoi Guy Béart a « fait les ponts » comme on dit dans le jargon de ceux qui savent si c’est pour se consacrer ensuite à pousser la chansonnette? Cela dit, on trouve d’autres curiosités parmi les ingénieurs diplômés des ponts, et même des marins qui font des phrases. Je pense à Alain Gerbault, célèbre navigateur, le premier au monde, bien avant Tabarly le taiseux, à avoir traverser l’Atlantique en solitaire d’est en ouest à bord de son joli Firecrest puis à poursuivre par un tour du monde et à raconter tout ça dans des ouvrages avec des phrases écrites. Moi j’n’suis pas curieux mais j’m’demande pourquoi? Est-ce la découverte de la symbolique du pont-levis qu’on lève ou qu’on abaisse selon la nécessité? Les ponts sont en principe faits pour permettre une liaison entre deux rives, un passage, une concordance, pas une rupture. Il faut avoir une bonne raison pour rompre les ponts (ou relever le pont-levis), non? Ou peut-être tout simplement le pont révelle-il un appel, une envie, une aventure, comme le poète Brassens le chantait: « Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure ».
    J’n’sais pas, je ne sais pas! Pour éclaircir mes idées, j’me rends de ce pas au Cujas pour goûter un verre d’aligoté et le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur le comptoir d’étain.

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