Journal de Campagne (57)

Journal de Campagne (57)
Lundi 11  mai 2020 – 16h47

Ceci est le dernier numéro du Journal de Campagne.

Voilà, c’est fini. Pas le confinement, non, pas tout à fait. Pas l’épidémie, pas du tout. Ce qui est fini c’est la parution quotidienne du Journal de Campagne. Il n’a plus de raison d’être. Vous êtes retournés chez vous, ou bien vous allez le faire, ou bien vous y êtes restés, mais quelle que soit votre situation, à présent, vous allez pouvoir rencontrer des gens. Vous ne les aurez pas vus depuis deux mois, ils seront masqués, ils auront un peu vieilli, mais vous les reconnaitrez quand même. Ce sera un peu comme à Carnaval.

Je ne vais pas faire un discours de remerciements, personne ne m’a décerné de statuette plaquée or ; je ne vais pas publier de statistiques, ne les lisent que ceux qui les établissent ; je ne vais pas dresser de bilan, il faudrait un passif. Je vais juste dire que c’est fini.

Je vais pouvoir me consacrer à nouveau à la poursuite des textes que j’ai laissés en plan pour écrire chaque matin l’article de 16 heures 47. Surtout, notez bien que c’est uniquement le Journal de Campagne qui s’arrête et en aucune manière le Journal des Coutheillas. Vous aurez toujours la possibilité de vous y rendre chaque matin à 7 heures 47 pour voir ce qu’il y a de nouveau. Chaque matin, vous aurez toujours un nouvel article, un tableau, une photo, une citation, une critique ou un texte et, parfois même, une chronique, une diatribe, de la mauvaise foi avec un ¿ Tavussa ? ou des Nouvelles du Front. Mais pour vos après-midi, il va falloir vous trouver une autre occupation.

Bon, c’est tout ce que je voulais dire. Mais pour clore cette série en grand style, je vais me permettre de reproduire sans l‘autorisation de quiconque la lettre que Michel Houellebecq a publiée le 4 mai dernier sur l’épidémie de Coronavirus. Si vous l’avez déjà lue, une deuxième lecture ne vous fera pas de mal. Si vous ne l’avez pas encore lue, vous allez voir : ce n’est pas ça qui va vous remonter le moral, mais… quelle analyse !

Lettre de Michel Houellebecq

Il faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que l’interlocuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être. Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmissible : en somme, un virus sans qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs, mes estimables confrères (certains, quand même, sont estimables) n’en parlaient pas tellement, ils préféraient aborder la question du confinement ; et j’aimerais ici ajouter ma contribution à certaines de leurs observations.

Frédéric Beigbeder (de Guéthary, Pyrénées-Atlantiques). Un écrivain de toute façon ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses livres, le confinement ne change pas grand-chose. Tout à fait d’accord, Frédéric, question vie sociale ça ne change à peu près rien. Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer (sans doute parce que, vivant à la campagne, tu es moins victime de l’interdit) : un écrivain, ça a besoin de marcher.

Ce confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille querelle Flaubert-Nietzsche. Quelque part (j’ai oublié où), Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis. Protestations et moqueries de Nietzsche (j’ai également oublié où), qui va jusqu’à le traiter de nihiliste (ça se passe donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot à tort et à travers) : lui-même a conçu tous ses ouvrages en marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul, d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque, etc. Peu suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche, je dois cependant reconnaître qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui qui a raison. Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possibilité, dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu, est fortement à déconseiller : la tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissoudre, les pensées et les images continuent de tourner douloureusement dans la pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire fou.

La seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinal de la marche, qui n’a pas pour première raison d’être de faire apparaître des idées neuves (encore que cela puisse, dans un second temps, se produire), mais de calmer les conflits induits par le choc des idées nées à la table de travail (et c’est là que Flaubert n’a pas absolument tort) ; quand il nous parle de ses conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière-pays niçois, dans les prairies de l’Engadine etc., Nietzsche divague un peu : sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.

Catherine Millet (normalement plutôt parisienne, mais se trouvant par chance à Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre d’immobilisation est tombé). La situation présente lui fait fâcheusement penser à la partie « anticipation » d’un de mes livres, La possibilité d’une île.

Alors là je me suis dit que c’était bien, quand même, d’avoir des lecteurs. Parce que je n’avais pas pensé à faire le rapprochement, alors que c’est tout à fait limpide. D’ailleurs, si j’y repense, c’est exactement ce que j’avais en tête à l’époque, concernant l’extinction de l’humanité. Rien d’un film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne. Des individus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact physique avec leurs semblables, juste quelques échanges par ordinateur, allant décroissant.

Emmanuel Carrère (Paris-Royan ; il semble avoir trouvé un motif valable pour se déplacer). Des livres intéressants naîtront-ils, inspirés par cette période ? Il se le demande.

Je me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question, mais au fond je ne crois pas. Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.

Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chimpanzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur Internet ; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.

Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.

Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparemment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort.

Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.

Michel HOUELLEBECQ

10 réflexions sur « Journal de Campagne (57) »

  1. J’ai répondu dans ce commentaires à des questions posées par Lorenzo. Dans mon brouillard matinal, je n’avais pas réalisé qu’il avait posé ses questions par email et non dans un commentaire. J’aurais donc dû lui répondre par email. Erreur…

  2. RENDEZ VOUS A CINQ HEURES

    Premier rendez-vous :
    —dès que j’aurai reçu la matière

    Photos :
    —Les photos ne peuvent matériellement pas être introduites dans un commentaire
    —Elle peuvent l’être et elles le sont dans un article

    Censure :
    —L’un des avantages d’avoir un journal, c’est d’y mettre ce qu’on veut. Demande donc à Laurent Joffrin.

  3. OK, super géniale ton idée, on peut même commencer tout de suite si tu veux parce que j’ai des textes assez flatteurs sur toi en réserve qui intéresseraient sûrement tes admirateurs et -trices.
    Une question de détail à propos des photos. Jusqu’à présent, tu nous avais toujours répété de manière assez faux-cul (comme le répétait vulgairement Lariégeoise) que ce n’était hélas pas possible, désolé, les gars, les filles, essayez sur un blog démago etc etc etc … Pourrais-tu nous donner des garanties quant à la publication de nos photographies ?
    Une autre question assez corrélée me vient logiquement à l’esprit concernant ton droit de censure. Tu as dit : « n’importe quel truc que la morale ne réprouve pas trop ». OK. Mais de quelle morale s’agit-il ? Connaissant tes sympathies pour une séduisante élue de gauche à la Mairie de Paris, nous sommes en droit, nous autres les écolos exilés dans des campagnes reculées, de nous poser ces questions.
    merci de bien vouloir y répondre
    Sans rancune aucune
    merci d’avance
    Lorenzo dell Photo

  4. Non, le Journal de Campagne ne reprendra pas, sauf si le déconfinement devait reprendre, bien entendu.
    Que ce Journal vous manque, je le conçois très bien.
    A moi aussi, il me manque. Ah ! s’il existait encore, j’aurais pu vous raconter notre première sortie ce matin, à au moins trente kilomètres d’ici, sans raison alimentaire ni médicale ni de famille, certificat de domicile traficoté en poche. 35 kilomètres plein nord pour aller acheter des fleurs ( je ne sais même plus leur nom, ça se termine en a) . Sur la route, des réflexions : dis-donc, la circulation a repris, regarde, les cantonniers sont de retour, oui mais pas les hirondelles, on n’en voit plus, tu as encore de l’essence ? tiens de nouvelles éoliennes, attention, c’est la prochaine à gauche… des tas de trucs passionnants.
    Mais ce ne sont pas ces fadaises qui vous manquent, c’est l’espoir de lire un drame paysan et néanmoins humain, une bonne petite histoire crapoteuse des familles avec du sexe, du sang, des bâtards et des héritages.
    Eh bien, non, même si le Journal de Campagne existait encore, je ne vous raconterais pas pourquoi, le samedi, Monsieur Minette traversait notre hameau, hilare sur son tracteur. Si un jour je la raconte, cette histoire, elle sera déguisée dans un récit plus vaste si vaste qu’elle y sera noyée et que Monsieur Minette et son tracteur seront méconnaissables.

    Par contre, une idée m’est venue qui me permettrait de continuer à sortir chaque après-midi (ou presque) une édition du soir, à 16h47 par exemple. On pourrait appeler cette édition :
    « Le courrier des lecteurs », ou bien « Libre expression », ou bien « Tout et n’importe quoi » ou encore « Rendez-vous à 5 heures » (j’aime bien Rendez-vous à 5 heures, c’était une émission quotidienne que ma mère écoutait tous les jours à la TSF, sur Paris Inter peut-être, pendant que je jouais avec mes Dinky Toys).
    Bon, le titre générique est à définir.
    Mais le contenu, ce serait aux lecteurs de le produire.
    Voilà comment ça pourrait marcher :
    Vous avez envie d’écrire un truc et de le faire lire, n’importe quel truc que la morale ne réprouve pas trop. Vous écrivez votre machin en Word, vous y joignez la photo que vous voulez et vous m’envoyez le tout par email. Vous m’indiquez quelle signature vous souhaitez voir apparaître sous le texte, votre pseudonyme ou votre vrai nom. Vous m’envoyez le tout par email, et je le publie le jour même ou le jour d’après dans cette rubrique de 16h47.

    Alors ?

  5. Mardi 12 mai.
    16h48. Rien.
    49. Rien.
    50. Rien.
    Mais ce n’est pas vrai ! Il n’a tout de même pas mis sa menace à exécution !
    Saperlipopette ! C’était donc vrai ?
    Saleté de déconfinement…

  6. Alors voilà ! Ça y est ! Tu jettes l’éponge ! Tu quittes le navire ! Tu nous abandonnes, nous, pauvres parisiens confinés dans nos appartements, pour qui ton Journal de Campagne constituait notre nécessaire bouffée quotidienne d’air frais et pur. Nous ne saurons donc plus rien de Minette, ni de Roger, ni de ton voisin (en)fumeur amateur de reggae, ni de ton toit (ni de ton moi d’ailleurs). J’appréhende le jour d’après, demain en fait, où vraiment, rien ne sera plus comme avant ! Te rends-tu compte que tu donnes ainsi une apparence de pertinence et de légitimité aux rêves insensés de ces faux prophètes qui espèrent que la pandémie aura changé le monde et que demain sera différent d’hier. Tu nous condamnes à rester sur le quai de la gare, désorientés avec nos masques, à attendre le train de 16 h 47 qui ne passera plus. Qu’avons-nous fait pour mériter cela ?

    Pourtant, j’avais essayé de provoquer des débats, de provoquer tout court, de susciter des polémiques pour, moi aussi, contribuer à faire vivre ce Journal de Campagne. Devant l’audace de certains, j’avais même pris la liberté de me permettre quelques calembours douteux et astuces approximatives. Bref, j’avais essayé d’interagir, d’être pro-actif, comme on dit, histoire de t’encourager, de te stimuler. Vainement, je le constate avec désarroi.

    Serait-ce au nom de la sacro-sainte exigence de rentabilité si chère aux innombrables cost killers qui règlent nos vies, qui en supprimant des lits d’hôpitaux, qui en fermant des bureaux de poste, qui en condamnant à mort sans pitié les canards boiteux, que tu mets fin à notre Journal de Campagne ? Je dis bien « notre », car il était devenu le nôtre, un peu comme ces salariés qui pensent que l’entreprise de leur patron leur appartient. Sans doute ne le saurons-nous jamais.

    Si malgré mes objurgations, ta décision est irrévocable, alors soit ! Qu’il me soit simplement permis de te remercier. C’était sympa.

  7. Merci Philippe pour ce temps que tu nous as consacré. Nous avons goûté ces lettres du soir qui nous manqueront, mais savoir que cela va te permettre de combler les chapitres manquants de Cujas est particulièrement réconfortant.
    Nous avons aussi découvert pendant cette période de nouveaux commentateurs. Que ne cesse le plaisir de les lire !
    A demain, donc.

  8. Monsieur le Redacteur en chef.
    Je prends acte de la cessation de votre publication du soir.
    J ai ete heureuse de collaborer sans faillir à cette expérience inédite.
    La lettre de MH, déjà lue et appréciée,est un point final brillant, et après avoir dévalisé la librairie de ma rue,je vais Donc retourner à mes chères lectures.
    Le JDC du matin sera toujours lu avec plaisir et assiduité.
    La souris.

  9. À demain matin! Toujours confiné en Bretagne je passerai comme d’habitude au kiosque prendre mon JDC du matin. Merci à lui de nous avoir, chaque fin d’après-midi pendant 57 jours, entretenu, informé, diverti, donné à réfléchir, et même donné à commenter.

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