Journal de Campagne (53)

Journal de Campagne (53)
Jeudi 7 mai 2020 – 16h47

La femme démasquée

Un magasin bio, quelque part, ici et maintenant.

Le magasin est assez vaste et clair, comme c’est l’usage pour ce genre de commerce. Comme c’est l’usage également, il n’y a pas foule. Mais aujourd’hui, c’est pire, ou mieux selon la façon qu’on a de voir les choses : il n’y a que trois clientes dans le magasin ; c’est la limite imposée par la Direction.  « Confinement ? Trois clients ! », c’est la nouvelle devise que scandent les employées tous les matins avant d’ouvrir. La semaine dernière, c’était un seul à la fois. Alors ne vous plaignez pas.

Trois clientes dans le magasin, une caissière-gérante, quatre ou cinq employées, tout le monde masqué, c’est la règle.

Une cliente sort, une cliente entre, c’est la règle, ça aussi. Mais la nouvelle cliente s’avance à visage découvert, franchement.

— Madame, excusez-moi, dit aimablement la gérante, mais il faudrait que vous portiez un masque sur le visage.

— Pas question, répond catégoriquement la nouvelle cliente.

C’est une femme d’une quarantaine d’années. Elle a l’air énergique et sûre d’elle-même.

— Madame, je suis désolée, mais c’est la règle du magasin pendant le confinement.

— Écoutez ! Premièrement je ne supporte pas le masque, c’est pénible pour respirer et ça met de la buée sur mes lunettes.

— C’est vrai que c’est gênant, admet la caissière de derrière son masque, mais c’est la règle.

—Deuxièmement, je travaille dans le domaine médical, et je porte un masque toute la journée. Alors, ça suffit comme ça !

— Mais Madame, le masque est obligatoire. Si vous n’en avez pas, vous pouvez très bien utiliser votre foulard.

— Il n’en est pas question ! D’abord, le masque, ça ne sert à rien, sauf si on est porteur du virus. Moi, avec mon métier, je me fais tester régulièrement, et j’ai toujours été négative.

— Et votre dernier test, il remonte à quand ?

— La semaine dernière.

— Mais ça ne prouve pas que vous n’êtes pas positive en ce moment.

Le ton est monté d’un coup. Les deux autres clientes et les vendeuses se sont arrêtées dans leur errance entre les gondoles. Tout le monde est à l’écoute, tout le monde attend la suite.

— Non mais dites-donc ! s’offusque la cliente récalcitrante.

— Mais, Madame, ça n’a rien d’insultant d’être positif, dit la caissière en haussant les épaules.

— Je vous dit que je ne porterai pas de masque.

Les clientes sont partagées : l’une sent sa colère monter contre la femme démasquée et ses stupides raisonnements tandis que l’autre pense qu’elle la connait, cette obstinée, qu’elle a une excellente réputation, qu’elle n’est donc surement pas contagieuse, et que c’est vrai qu’on en fait un peu trop avec tous ces « gestes barrière ». On ne sait pas ce que pensent les employées.

J’aimerais que cette histoire se termine à peu près comme ça :

La gérante : — Madame, je suis désolée, mais dans ces conditions, je ne peux pas vous laisser entrer dans le magasin.

La cliente : — Vous n’avez pas le droit…

La gérante : — Au contraire. Il y a un décret du gouvernement qui permet aux commerçants de refuser les clients qui ne se conforment pas aux règles de sécurité. Alors, vous voyez…

La cliente : — Eh bien, vous n’êtes pas près de me revoir chez vous !

La gérante : — Ce sera avec plaisir, Madame.

La cliente :  — Je me plaindrai au Maire !

La gérante : — C’est mon cousin !

Le chœur des employées : — Non mais, tu vas te barrer, pétasse ?

Et cetera, et cetera…

Oui mais voilà, nous sommes ici et maintenant et l’histoire s’est terminée sur un banal et lamentable : « Bon, ça ira pour cette fois. Mais faites attention… » Et la dame est partie à visage découvert à travers le magasin, tandis que les employées et les autres clientes s’écartaient d’elle respectueusement.

3 réflexions sur « Journal de Campagne (53) »

  1. Plusieurs objections vôtre honneur:
    Un magasin bio, est , tout au moins dans mon quartier, tout sauf clair et aéré : la quantité de produits bio offerts aux chalands allant du tofu
    en passant par les « menstrues cup », nécessite un linéaire complexe et peu éclairé à mesure que l on atteint le fond des boutiques.
    Moi j ai plutôt observé, des le début le port de masques en coton bio, faits maison et arbores fièrement.
    Des quarantenaires arrogantes, non , plutôt des rigoristes du naturel :cheveux couleur henné, fringues style hippie attardée.
    Bref je crois que tu rêves d une rencontre féminine et que tu avances masque pour ne pas fâcher Sophie.
    Mr Minette, Roger À, Pedro peau rouge et voisin bas de plafond ,c est un peu restreint comme cercle social, et très genré!

  2. L’enfer c’est les autres, y a pas de doutes là dessus. Un exemple qui me concerne, hier. Monsieur Faure, préfet du Morbihan, celui dont je vous ai déjà parlé pour avoir interdit la vente d’alcools forts afin de limiter les violences familiales, a signé un nouvel arrêté la semaine dernière pour l’ouverture des déchèteries, uniquement pour la dépose des déchets verts et sous conditions limitatives strictes. Ayant accumulé une quantité importante de ces déchets durant ces 8 dernières semaines à nous occuper de notre jardin, j’ai loué une fourgonnette (volume utile 6 m3) à prendre au Super U hier matin à partir de 8h30 pour la journée. À 8h30, la fourgonnette n’était pas rentrée de la veille et la cliente restait injoignable. J’attends. Pour faire passer le temps je discute avec l’employée de l’accueil du magasin. Lundi, des masques ont été mis en vente, une boite de 50 unités à la fois, j’en ai d’ailleurs acheté une et l’employée qui s’appelle Karine se souvient de moi. Je lui demande si il en reste à vendre. Elle me répond qu’elle est écoeurée, le stock est parti en un rien de temps, comme pour le p-cul il y a deux mois. Comme elle reconnait à peu près tous les clients du magasin, elle me raconte les stratagèmes trouvés pour s’approvisionner au-delà d’une boite par famille. Elle est désespérée du genre humain. Il est 9h15 et voilà qu’arrive enfin la cliente avec la fourgonnette. La quarantaine, plutôt avenante. L’employée lui fait remarquer qu’elle devait rapporter la fourgonnette la veille ou au plus tard à l’ouverture du magasin à 8h30. Réponse en rigolant,  » je ne retrouvais plus la clé de contact, c’est drôle non? » J’interviens pour lui faire remarquer que j’attends depuis 45 minutes. Réponse, toujours en rigolant: « mais de quoi il se mêle celui-là ». Moi: « les autres, vous vous en foutez totalement, c’est pas très civique ». Réponse, non plus rigolarde mais carrément haineuse: « allez vous faire foutre, je ne souhaite qu’une chose c’est que le covid nous débarrasse des vieux connards comme vous ». Je ne vous raconte pas la suite, j’étais en forme et frappant là où je devinais que cela pouvais lui faire mal, je ne me suis pas gêné. Pas de quartier! Mais je suis quand même sorti du magasin moi aussi écoeuré, par l’affaire des masques d’abord, par le comportement égoïste et vulgaire de cette bonne femme, et même un peu aussi par ma propre réaction haineuse.

  3. Heureusement, notre vénéré rédacteur, fort de sa prestance et de son autorité naturelle, a d’un seul regard fait comprendre à l’impudente que rien ne l’obligeait à manger bio et à se fournir dans cette boutique.
    C’est ainsi que, honteuse et piteuse, elle s’est rendue chez Monsieur Minette qui l’a accueillie du haut de sa chaise blanche et lui a fourni sans façon un râble de lapin et un kilogramme de tomates, puis chez Roger à qui elle a acheté quelques œufs et des côtes de veau.
    Heureuse de ces nouvelles sources d’alimentation, elle s’en fut remercier le sieur de Champs de Faye, qui ne l’a malheureusement pas autorisée à franchir sa barrière, malgré son air contrit, ses protestations de repentir sincère, et le frais minois que l’absence de masque révélait à tout un chacun.
    Cet homme est d’airain !

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