Journal de Campagne (54)

Journal de Campagne (54)
Vendredi 8 mai 2020 – 16h47

Haut les masques

On a entendu et on entend encore beaucoup de choses à propos des masques : utiles, inutiles, utiles, en papier, en plexiglass, en tissu, avec ou sans filtre… Contrairement à tout le monde et à la ménagère de moins de cinquante ans, je n’ai pas d’idée sur le masque, du moins sur son utilité sous ses différentes formes. S’il faut en porter, j’en porterai. Mon désir de liberté et mon esprit d’indépendance ne se placent pas là. Mais, par contre, j’ai une idée sur le prix. Quel qu’il soit, on le sait, il sera ressenti comme cher, trop cher. Alors voilà ce que je propose : que les grandes marques fassent fabriquer des masques à leur enseigne et les distribuent gratuitement aux passants, dans le métro, dans les trains, dans les avions, dans la rue, partout. De cette manière, nous nous promènerons avec un sourire Amazon, un nez Coca-Cola, une bouche Samsung. Je me demande comment il se fait que personne n’y ait encore pensé. Pensez-donc, des millions de personnes vues par d’autres millions de personnes arborant à l’endroit du corps le plus visible une marque de voiture ou de fast-food ! Le rêve du publicitaire enfin réalisé…

Monsieur Minette

La question du prix des masques étant à présent réglée, retournons faire un petit tour du côté de chez Minette.

Monsieur Minette était petit et gros. On pourrait même dire qu’il était gonflé. Il remplissait tellement son bleu de travail qu’on avait l’impression que c’était le vêtement qui limitait l’expansion de son corps.

Monsieur Minette portait une montre qui me fascinait. C’était une montre ordinaire, bon marché, mais son petit cadran rectangulaire aux discrets chiffres romains aurait davantage convenu à une femme qu’à un pauvre fermier du bas de l’Aisne. Son bracelet, étroit, presque un cordon, était en cuir délavé. Mais ce qu’il y avait de particulier dans cette montre, ce n’était ni sa taille, ni son cadran ni son bracelet, c’était la façon dont il la portait. Le bracelet, incrusté dans la peau, creusait un profond sillon dans le poignet gauche. On aurait pu croire qu’il avait porté cette montre le jour de sa première communion et qu’il ne l’avait jamais ôtée depuis, ne serait-ce que pour adapter le bracelet à la taille croissante de son avant-bras.

Monsieur Minette portait aussi des verres ronds très épais, car il ne voyait pas grand-chose. Un beau jour, je constatai qu’il avait remplacé l’une des branches métalliques de ses lunettes par un fil de fer tordu sur l’oreille et fixé au Chatterton sur la monture. Un autre jour, je compris qu’il avait cassé l’un de ses verres en trois ou quatre éclats : il avait reconstitué la lentille en les collant avec du Scotch transparent. Je pense qu’il a terminé sa vie avec cette même paire dans ce même état. Peut-être remplaçait-il le Scotch de temps en temps.

Un jour, par un très chaud dimanche d’août, j’eus besoin de sortir une voiture d’un champ où elle s’était engagée et dont elle ne pouvait plus sortir. Je raconterai peut-être un jour le pourquoi du comment de cet incident, mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui. Tout ce que je veux dire aujourd’hui c’est que, dans ce champ reculé et pentu, en bordure d’un bois, sans accès carrossable, où il n’était pas question de faire venir une dépanneuse, le sauveur potentiel qui me vint immédiatement à l’esprit, ce fut Minette. Quand j’arrivai chez lui pour lui demander son aide, ça ne lui prit pas plus de quatre minutes ni plus de six mots pour aller chercher un câble d’acier dans sa remise, démarrer son tracteur et se lancer sur la route de Champ de Faye.

Par un matin de printemps, je me promenais sur un chemin qui longeait une pâture. C’était avec Ena, ou peut-être avec Sari, je ne sais plus. Ce que je me rappelle c’est que les herbes étaient hautes et les veaux dans les prés. Et justement, cette histoire a encore à voir avec des veaux. Les ayant aperçus longtemps à l’avance, j’avais mis Ena, ou peut-être Sari, en laisse. Les veaux étaient une dizaine et au lieu d’être en ordre dispersé et de me regarder avec fixité comme ils le font d’ordinaire quand n’importe quoi approche, un homme, un chien, un tracteur ou un train, ils étaient assemblés en un cercle parfait et, la tête tournée vers l’intérieur du cercle, ils semblaient contempler quelque chose que leurs corps me cachaient. J’approchai aussi prêt que me le permettait la clôture. Les veaux ne bronchaient pas. Je les apostrophai gaiment car, par les belles matinées de printemps, il m’arrive d’être de très bonne humeur :

— Alors, les veaux ! On ne dit plus bonjour ?

Et c’est alors que j’entendis, venant du centre du cercle :

— Bonjour, Monsieur Coutheillas…

en même temps que, par-dessus les cornes des bestiaux rassemblés, je voyais émerger la tête puis le haut du corps de Monsieur Minette qui se redressait en rajustant son pantalon, le visage rougi par l’effort et la confusion.

— Bonjour, Monsieur Minette, lui répondis-je, et par discrétion, je poursuivis mon chemin à grand pas,  tirant Ena derrière moi, à moins que ce n’ait été Sari.

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13 réflexions sur « Journal de Campagne (54) »

  1. Précisions :
    – en français, c’est Laurent de La Flotte …
    – et astiquer les dents, c’était paradoxal pour lui, car Jim n’astique rien

  2. Hey Lorenzo, je ne cire jamais les mocassins, quelque soit leur propriétaire, leur marque ou leur origine, Sebago, Winston, Church ou Berluti, même pas les miens!

  3. Je m’étonne que personne n’ait relevé la magnifique question de Laurent Deleau (on est en France oui ou non ?) !
    Lui au moins il suit …

    Le dentifrice, c’est la même famille que les Bee Gees ?

  4. « Aujourd’hui est le futur d’hier et le passé de demain », cité par Néouze, c’est vraiment très beau. Je ne trouve pas l’auteur sur le net. Peut-être est-ce ce modeste Néouze ?.

  5. Le lien causalité n’est pas évident entre masque et maladie.
    Le niqab est largement porté en Iran, sauf au centre de Téhéran, et ce depuis toujours.
    Cela n’a pas empêché la propagation du virus au début, mais c’est vrai que ça va beaucoup mieux maintenant.
    On peut discuter encore longtemps ainsi. Alors, patience, avant de pouvoir retourner aux restaurants, cinémas et théâtres.

  6. Heureux d’avoir suscité tant de commentaires éclairés !
    Philippe : qu’on le veuille ou non, aujourd’hui est le futur d’hier et le passé de demain (j’ai oublié qui a dit cela, mais Adam le savait déjà !).

  7. Je pourrais vous parler longtemps du dentifrice Gibbs car j’ai commencé ma vie professionnelle en 1968 dans la société Thibaud Gibbs filiale du Groupe Unilever en tant que chef de produit de la marque Gibbs. Le dentifrice Gibbs en tube se déclinait en variantes SR, Calcium, Chlorophylle, Badiane. Le savon dentifrice en grosses pastilles dans une petite boite en bakélite de la taille d’un roudoudou n’était plus commercialisée en 1968 mais la demande était toujours présente. Les brosses à dents Gibbs se déclinaient en brosses nylon aux poils arrondis et brosses soies de porc ou de sangliers, des nids à microbes épouvantables. L’une de mes premières recommendations a été d’arrêter ça. Il y avait aussi le bain de bouche Gibbs à diluer avec de l’eau. S’ajoutaient les produits à raser Gibbs, crêmes en tube pour blaireau ou sans blaireau, en bol et surtout le célèbre stick dont l’arrêt de la commercialisation maintes fois envisagée ne pu l’être sous peine d’un afflux de courrier monumental de la part des habitués, surtout des anciens combattants. Gibbs fabriquait aussi des lames de rasoir et l’hémostick, seul produit capable d’arrêter le saignement lors du rasage. Et bien sûr de l’après rasage (produit à base d’alcool et de parfum mentholé) dont les meilleurs clients étaient les prisons (comme pour le bain de bouche dont la formule à base d’anétol était identique à celle du Ricard sauf que l’alcool était dit dénaturé) et les bordels ou ce qui y ressemblait encore.
    Le slogan Souriez Gibbs a longtemps été considéré comme l’un des grands slogans publicitaires. Pendant longtemps il fut « souriez… souriez mieux… souriez Gibbs »). Je me souviens aussi que les films publicitaires Gibbs au cinéma remportaient un vif succès (et l’hilarité) dans les salles du quartier latin dont l’audience accompagnait le slogan
    Voilà! Je me suis fendu de cette petite histoire qui aura peut-être rappelé des souvenirs à quelques uns.
    PS: la marque Gibbs était anglaise à l’origine et la famille Thibaud en est devenu l’importateur pour la France. Unilever (n°1 du dentifrice dans le monde) l’a abandonnée car pas suffisamment internationale et dans les années 1990 j’ai envisagé sérieusement de la racheter pour la commercialiser en France. S’eut été possible. J’ai regretté longtemps de ne pas avoir tenté la chose.

  8. Ah ces masques!
    Ne pas en avoir eu n est rien à côté de la pollution qu ils vont générer: la polémique enfle du côté des écolos ,jamais en retard d un combat visant à nous ramener au moyen âge.
    Minette , on ne lui donne plus du Mr depuis qu il perdit sa dignité en satisfaisant un besoin naturel ?
    Il avait pourtant fait preuve d un certain génie en positionnant ses veaux en cohorte romaine! Ca mérite le respect un tel talent fantassin.
    En revanche je reconnais , l hygiène hystérique qui nous est imposée à chaque geste faisait défaut mais tu ne lui a pas serré la main non plus!

  9. A propos des générations plus jeunes, j’aimerais mieux que tu parles de générations futures, de génératiions à venir, de générations qui nous succèderont, que de générations qui nous succèdent. Je préfère nettement ce futur à ton présent qui sent déjà le passé.

  10. Je crois que le slogan, c’était « Souriez, mais souriez Gibbs »
    Evidemment, Souriez Arthrodont, Sensodyne, Fluocaril, ou Elmex, ça sonne moins bien.

  11. Très bonne idée ces masques parrainés.
    Personnellement, j’aimerais une incitation aux sourires, qui vont dorénavant nous être tristement cachés : une journée sans sourire, n’est-ce pas affreux ?
    Alors, je choisirais « Souriez Gibbs » !
    mais peut-être cela ne dira-t-il rien aux générations qui nous succèdent…

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