Les Particules élémentaires – Critique aisée n°202

Critique aisée n°202 18 avril

Les Particules élémentaires
Michel Houellebecque – 1998
Collection J’AI LU – 317 pages – 42,65 Francs

Avertissement : ceci n’est pas une Critique Aisée habituelle. Ce n’est pas parce que l’écrivain est d’importance : j’en ai traité d’autres. Ce n’est pas que le livre m’ait emporté spécialement : au moment où j’écris ces lignes je ne l’ai pas encore terminé. C’est moins une critique qu’un commentaire, une généralisation de l’analyse d’un morceau choisi à l’ensemble de l’œuvre, une tentative de décryptage de certaines techniques de Michel Houellebecq. Quand j’ai commencé ce papier, c’était pour le placer dans le Journal de Campagne. Mais il a pris trop d’importance pour ma rubrique champêtre. Alors, le voici déguisé en Critique Aisée n°202.

Il y a quelques jours, j’avais pris la décision d’abandonner, probablement définitivement, le Voyage au bout de la nuit au moment où, de son côté, Bardamu abandonnait son cabinet médical (voir à ce propos le numéro 24 de ce Journal de Campagne). Ceci fait, j’ai réalisé que je risquais de devenir, probablement définitivement, l’esclave docile des séries US. Alors, tel un Cicéron1 tristounet exilé en Thessalie2, j’ai regardé la bibliothèque qui fait face au bureau de ma Thébaïde3 de l’Aisne. Mon œil blasé, qui n’attendait pas grand-chose d’un examen par trop nonchalant, aperçut quand même, écrasé entre un gros Joyce4 et un encore plus gros Churchill5, un petit « J’AI LU » tout moche, tout corné, achevé d’imprimer le 1er août 2000 et acheté la même année pour 42,65 Francs. Les pages étaient jaunies et le livre avait été lu, c’était certain. Mais comme sa première page ne portait pas de ma main la mention de l’année de ma lecture, j’en conclus que je ne l’avais pas lu. C’était non seulement était possible mais ça se révéla exact. Un Houellebecq que je n’avais pas lu ! Et en plus, disait-on, peut-être le roman fondateur de la saga autobiographique de Houellebecq et de ses substituts ! Une vraie chance. Et je commençai sa lecture le soir même, juste avant de revoir le troisième épisode de la deuxième saison de The Big Bang Theory6, vous savez celui où Léonard veut prouver à Sheldon que… Ah ? Vous n’avez pas Netflix ?

« Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d’autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inéluctablement, dans la zone économique des pays moyens-pauvres. »

C’est ainsi que commencent « Les particules élémentaires » ou plus exactement, son prologue. Ça commence bien, non ? On est tout de suite dans l’ambiance, celle qu’on appellera plus tard l’ambiance houellebecquienne, lucide à en désespérer, désespérée à en rire, drôle à en mourir. Voici un passage des Particules où Houellebecq raconte en quelques lignes ce qu’aurait pu être, mais ne fut pas, la vie du grand-père des deux personnages principaux du livre, Bruno et Michel :

« Né en 1882 dans un village de l’intérieur de la Corse, au sein d’une famille de paysans analphabètes, Martin Ceccaldi semblait bien parti pour mener la vie agricole et pastorale, à rayon d’action limité, qui était celle de ses ancêtres depuis une succession indéfinie de générations. Il s’agit d’une vie depuis longtemps disparue de nos contrées, dont l’analyse exhaustive n’offre donc qu’un intérêt limité ; certains écologistes radicaux en manifestant par périodes une nostalgie incompréhensible, j’offrirai cependant, pour être complet, une brève description synthétique d’une telle vie : on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est précisément fixé par un système d’héritage strict), de temps en temps on tire un sanglier ; on baise à droite à gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance à des enfants ; on élève lesdits enfants pour qu’ils prennent leur place dans le même écosystème, on attrape une maladie et c’est marre. »

Ce passage est pour moi très caractéristique du style de Houellebecq, de la façon qu’il a de vous raconter une histoire. On y reviendra. Je l’ai choisi aussi, pour ne pas choquer ce qui peut rester encore de pruderie chez les lecteurs du Journal des Coutheillas, parce qu’il comporte très peu de mots grossiers (baise, marre) et qu’il ne fait allusion qu’une seule fois à l’acte sexuel (baise) sans donner plus de précision technique sur la façon dont cet acte est pratiqué. Nous sommes donc là en plein confort moral dans une zone qu’un puritain un tant soit peu humanisé pourrait fréquenter.

Dans ce passage, M.H. nous fait observer de haut la vie du Corse ordinaire à cheval sur les XIX et XXe siècles comme s’il s’agissait des mœurs du Pigeon de Kittliz7. Sur le plan ornithologique, la description est succincte, à la limite de la nonchalance. Sur le plan anthropologique, elle est tout aussi succincte, mais ce qui la caractérise, ce n’est pas la nonchalance. La réduction de la vie du Corse moyen à quelques simples faits présentés de façon dérisoire est à effet Kiss Cool: d’abord nous faire sourire, nous qui, avec l’auteur, regardons tout ça de haut et, dans un deuxième temps nous faire réaliser l’absence de sens de notre propre vie, pas si différente que ça de celle du cousin Ceccaldi.

Ce passage est également exemplaire l’autre technique houellebecquienne : une description froide et quasi scientifique d’un homme, d’un groupe ou d’une période (on élève lesdits enfants pour qu’ils prennent leur place dans le même écosystème) qui s’achève par une pirouette en raccourci, grossière ou populaire, (et c’est marre), et qui, par son ironie, vient réduire à rien l’effet didactique de la leçon.

Ces deux éléments, l’observation présentée comme objective, d’une part, et la pirouette finale d’autre part, ne sont que des techniques. Elles permettent de faire passer agréablement auprès du lecteur (on apprend beaucoup de choses et on rit beaucoup en lisant M.H.) une vision extrêmement lucide et pas mal désespérante de notre monde, de notre société, de son évolution, de ses modes, des groupes d’individus qui la compose, de leurs habitudes, de leurs motivations et de leurs désirs. Seuls l’ironie qui l’habite et l’humour qui l’habille permettent de supporter un tel pessimisme.

Ceux 8 qui ont lu ce livre me feront remarquer qu’il ne se résume pas à une simple vision pessimiste de l’humanité présentée avec une élégance de style remarquable et un humour féroce (et à ceux-là, je ferai remarquer qu’ils ont déjà oublié l’avertissement que j’ai placé en tête). C’est une construction étrange que celle des « Particules » qui nous fait suivre en alternance les deux vies si différentes de deux demi-frères. M.H. choisit de décrire la désespérante et inutile vie de Bruno à travers ses obsessions sexuelles avec une précision à la fois crue et clinique. Celle de Michel, tout aussi triste et vide sentimentalement que celle de Bruno, nous est racontée comme un historien des sciences nous raconterait la vie d’un homme comme Albert Eisntein, génie fondateur d’une révolution dans la manière de comprendre l’Univers, et en ce qui concerne Michel, à l’origine d’une transformation pour le moins radicale de tout l’Humanité.

A part le merveilleux style d’écriture, annonciateur des romans qui vont suivre, les « Particules ont un autre point commun avec eux : l’Homme, ou la Société, ou l’Humanité tels qu’ils sont aujourd’hui sont fichus.

C’était vraiment un truc à lire en ce moment.

Notes

1- Cicéron : Romain assez antique. Belle carrière d’avocat. Écrivain de talent mais dont l’essentiel de l’œuvre consiste en phrases ou éléments de phrases repris intégralement dans le dictionnaire Latin-Français dénommé Le Gaffiot et particulièrement appréciés des écoliers qui n’avait pas eu la chance de pouvoir choisir « Moderne ». Fut exilé en Thessalie pour avoir exécuté ceux qu’il venait de faire condamner. Mais ça ne dura pas.

2- Thessalie : région de Grèce que je situe vaguement à mi-chemin entre Athènes et les contreforts du Mont Olympe.

3- Thébaïde : Désert de Haute-Egypte ; on est censé n’y rien faire du tout.

4- Joyce : Écrivain irlandais

5- Churchill : Écrivain anglais

6- The Big Bang Theory : voir Critique aisée n°

7- Pigeon de Kittliz (Columba versicolor) ; espèce disparue à l’époque de Martin Ceccaldi

8- Cette partie de la critique a été rédigée après achèvement de la lecture des Particules 

8 réflexions sur « Les Particules élémentaires – Critique aisée n°202 »

  1. On a appris qu’un veau pas très intelligent de 360 k g avait été abattu de huit balles dans le dos tirées à bout portant à Faye-le-Bas de l’Aisne. Les soupçons se sont portés sur un réfugié parisien dont la première réponse aux enquêteurs a été : Houellemal ? Son isolement prolongé expliquerait son langage peu compréhensible.

  2. Il arrive un moment où on ne peut plus répondre que par des citations, qui est le mode d’expression de ceux qui sont à court d’arguments. Certains disent que ce sont surtout ceux qui ne peuvent pas penser par eux-mêmes qui aiment citer les autres. En ce qui me concerne je préfère considérer qu’une idée bien exprimée par un auteur de talent, c’est toujours mieux que la même idée écrite par n’importe qui. Bref, voici la citation :

    Le beau style ne devrait pas se voir.
    (…)
    On devrait écrire comme on respire. Un souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses rythmes précipités, toujours naturel, voilà le symbole du beau style.
    On ne doit au lecteur que la clarté. Il faut qu’il accepte l’originalité, l’ironie, la violence, même si elles lui déplaisent. Il n’a pas le droit de les juger. On peut dire que cela ne le regarde pas.

    Jules Renard
    Journal – 4 mai 1909

    J’avais publié ce morceau choisi il y a quatre ans, mais vous l’aviez déjà oublié, n’est-ce pas ?

  3. On sort de sa torpeur…
    Ah mais oui Lorenzo le nouveau roman c est imbitable: j utilise ce terme trivial indigne de ce journal érudit,pour traduire mon impuissance récente à lire la vie mode d emploi de Perec …
    eT w ou les souvenirs d enfance ,
    J espère ne froisser personne dans ce cénacle distingue….
    Le Maître saura censurer s il y a lieu…

  4. Le style de compterait pas? Pourquoi je continuerais à te lire ?
    J ai voulu dire l exaspération que déclenchaient chez moi les critiques anti MH fondées sur son style pretenduement plat : qu ils en fassent de meme les bougres…
    Bién sur que le style soutient l idée, ;
    Désolée d avoir troublé ta sieste…
    Bientôt l heure du 2 eme tirage…

  5. Plus parlant que le dictionnaire des mots rares et précieux, puis-je te conseiller le Baleinié ?

    https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=15896
    https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=17379

    Pourquoi vexée, la Souris, par les notes de bas de page ? Je trouve que ça apporte un peu de sérieux à mes textes qui sans cela pourraient être pris pour des fariboles. Et alors, à quoi ça servirait que je me décarcasse ?

    Tu as grand tort de te ficher du style des écrivains, soi-disant ceci ou cela. Non un style n’est pas soi-disant, n’est pas prétendu, sauf pour ceux qui pètent plus haut que la plume qu’ils ont justement là où ils l’ont mise. Le style, celui de Houellebecq, de Murray, de Vialatte, de Proust, de Perret, de Chandler, de Shakespeare, de Flaubert… c’est tout ou presque tout. Je sais que j’ai colporté souvent l’aphorisme de Chandler : « L’histoire, on s’en fout, c’est le style qui compte ». C’est à peine exagéré. Que serait Histoire d’O sans le style de Pauline Réage (qui que ce soit qui se cache derrière) sinon un porno sado maso ? Que serait la Recherche du temps perdu sans le style, si ce n’est une chronique mondaine farcie de descriptions de lilas et de fontaines au fond du jardin. Sans le style, les romans de Houellebecq ne seraient que des visions scabreuses de la société et les chroniques de Murray que celles d’un râleur invétéré. Idem pour Shakespeare dont les pièces ne seraient que des récits d’aventures rocambolesques ou de mièvres histoires d’amour, pleines de meurtres, de sorcières, de bruit et de fureur.
    Sans parler de Desproges qui, sans son impeccable style, aurait été pris pour un raciste de première. Etc, etc…
    Imaginons l’incipit de Salammbo écrit de cette manière : « C’est arrivé dans les jardins qu’avait Hamilcar à Mégara, pas loin de Carthage. » ou celui de la Recherche : « Pendant des années, je suis allé me coucher tôt. »
    On peut être d’accord, bien sûr, et je le suis souvent, avec la vision pessimiste de l’homme (de la femme aussi, quoique M.H. ait écrit de belles lignes sur quelques femmes de ses romans) de Houellebecq ou avec celle de Murray, mais sans le style, ils ne seraient que des emmerdeurs.
    On sait que les choses difficiles à admettre passent mieux quand, en termes galants, ces choses-là sont dites.

  6. Herigoture:marque ou tâche qu ont certains chiens aux pattes postérieures.*
    Vexée la souris ce matin des notes en bas de page….!
    MH: je me fiche de son style soi disant ceci ou cela, c est inconditionnel de ma part ,adhésion totale comme à la pensée de PMurray…
    Des misanthropes drôles…
    *dictionnaire des mots rares et précieux.

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