Aux terrasses ensoleillées de sa jeunesse (1/2)

Aux terrasses ensoleillées de sa jeunesse

Par Lorenzo dell’Acqua

à Philippe C.

Avertissement au lecteur : 
toute ressemblance avec des personnages existants
pourrait bien ne pas être fortuite
 

Première partie

À cette époque lointaine où j’attendais encore des jours meilleurs, mes petits boulots me laissaient une grande liberté et beaucoup de temps libre que j’employais à ne rien faire. J’avais été engagé dans une agence de détectives privés, La Hotte, que dirigeait sans grande conviction son propriétaire et unique actionnaire, Charles. C’est sur les quais de la Seine que nous avions fait connaissance un dimanche après midi. Nous en avions tous les deux déploré la saleté croissante. Par le plus grand des hasards, Charles cherchait alors un jeune homme « bien » pour le seconder. En réalité, je le compris assez vite, il avait besoin de n’importe qui pour recevoir les clients pendant ses nombreuses absences.

Un dimanche d’août où j’étais seul au bureau, une femme élégante se présenta à la Hotte. Blonde et gaie, elle était l’épouse d’André Laguiole, un septuagénaire jusque-là sans histoire, d’après elle. Ce nom, Laguiole, me disait quelque chose mais je ne parvenais pas à en retrouver la raison. Depuis plusieurs mois, son mari qu’elle appelait avec tendresse « mon jeune premier » (pourquoi jeune et surtout premier, on ne le sut jamais) avait pris l’habitude de quitter leur domicile dès neuf heures du matin pour se rendre, disait-il, au bureau alors qu’il était à la retraite depuis une dizaine d’années. Une nuit où son chéri rêvait à voix haute, elle l’entendit évoquer les difficultés qu’il rencontrait chaque jour à la rédaction de son journal. Or elle n’en avait jamais vu la moindre ligne. « C’est parce qu’il est écrit à l’encre sympathique », avait-il ironisé. Il profita de l’occasion pour l’avertir que dorénavant, puisqu’elle avait découvert son secret, il irait se consacrer à sa passion de l’écriture dans certains cafés de sa jeunesse étudiante. Son préféré était la crêperie Le Cyrano, place Paul Claudel, coincé entre deux boutiques obscures face aux grilles du Jardin du Luxembourg. Michèle, c’était le prénom de madame Laguiole, s’était étonnée du choix d’une crêperie car, depuis son service militaire à Brest, l’estomac de son jeune premier ne supportait plus les crêpes ni les galettes. Mais, plus inquiétant encore, il revenait bronzé de ses dures journées de labeur.

Leur médecin de famille les avait prévenus du grave danger qu’un bronzage excessif faisait courir à la peau fragile de monsieur Laguiole. C’était pour en connaître l’origine que son épouse nous demandait de mener l’enquête. Ce motif dermatologique ne nous avait pas convaincus mais Charles répétait souvent que si on commençait à discuter le bien-fondé des motivations des clients, on pouvait fermer tout de suite la boutique. A notre avis, plus que le bronzage, c’était la rencontre inévitable de jeunes et jolies inconnues dévêtues autour d’une piscine qu’elle devait redouter. Nous décidâmes de ne pas lui faire part de notre hypothèse.

Charles m’avait confié l’affaire. La principale qualité d’un détective privé est la patience et, dans le cas qui nous intéresse, il m’en avait fallu beaucoup. Tout un printemps de chien sans jamais voir Laguiole à la terrasse du Cyrano ! Il devenait de plus en plus difficile de justifier mon salaire. Comme je travaillais à mi-temps, j’avais réussi à convaincre mon patron que notre homme devait lui aussi travailler à mi-temps, mais pas le même que le mien.

La chance me sourit enfin quand je le découvris un matin de juin profitant des rayons d’un soleil généreux à la terrasse du Cyrano. Souvent je m’étais posé la question de savoir pourquoi son épouse l’appelait « Mon jeune premier » ? Le garçon me fournit une réponse plausible : jeune, il ne l’était plus du tout, mais le premier à s’installer sur les chaises en osier vert et jaune du Cyrano, il l’était tous les jours. Devant lui, les grilles du Jardin du Luxembourg couvertes de catastrophes humanitaires dans des pays aux noms étranges semblaient le laisser indifférent. A cette heure matinale, le café n’était fréquenté que par la jeunesse étudiante des Facultés alentour dont je constatais la nette féminisation. Les yeux mi-clos, un sourire aux lèvres, Laguiole ne perdait pas une miette du va et vient des jeunes filles aux tenues légères qui venaient fleurir les tables voisines. Il n’y avait pas l’ombre d’un ordinateur portable devant lui mais plusieurs demis pression vides et un cendrier rempli de mégots.

La mémoire me revint enfin ! Je reconnus le professeur de français à qui je devais ma vocation littéraire. Il n’avait pas beaucoup changé : les yeux bleus, les cheveux blonds devenus rares et un éternel sourire sur son visage chaleureux. On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Il enseignait le français au collège Saint Jean-Baptiste de Villebonne dans le Jura où j’avais été pensionnaire vers l’âge de quinze ans. Desservi par son passé de militant maoïste et accusé d’endoctriner ses élèves avec les écrits de Karl Marx et de Bakounine, André avait été licencié sans ménagement. Je me souvenais peu de cette période de ma vie qui avait suivi la disparition de mon père. Ma mère, accaparée par un emploi inespéré dans un music hall, ne me rendait jamais visite. Aux vacances scolaires, je m’inventais une destination chez de vagues parents pour rejoindre la capitale et retrouver, autour de la Place de l’Etoile, le parfum entêtant d’Yvonne et mes copains de l’époque qui étaient tous de si braves garçons.

Après avoir longtemps hésité, j’eus enfin le courage de lui tapoter l’épaule pour attirer son attention. Ma barbe clairsemée me donnant des airs d’anarchiste, je l’abordai avec beaucoup de retenue. « Bonjour monsieur, je m’appelle Patrick Mondéo. Vous avez été mon professeur jadis à Villebonne, vous vous en souvenez ? » Non, il ne s’en souvenait pas, mais il me proposa de m’asseoir à sa table. Je ne pus refuser le demi pression qu’il commanda au garçon d’un simple hochement de tête. Ému par l’évocation de nos souvenirs et touché par sa bienveillance, je finis par lui avouer les véritables raisons de ma présence au Cyrano. Ma profession sembla l’amuser et il se laissa volontiers interroger sur les inquiétudes de son épouse concernant son bronzage excessif et l’absence de preuve de son activité littéraire. Il ne me répondit pas tout de suite puis murmura : « Je n’ai encore rien écrit, c’est vrai, mais je réfléchis à ce que je vais écrire ». Sa réponse me sembla convaincante. Et son hâle flatteur, il ne fallait pas l’attribuer à la fréquentation d’une piscine mais à celle de la terrasse du Cyrano où sa place attitrée, au fond à gauche, restait ensoleillée jusqu’à cinq heures du soir, même en hiver. Là aussi, sa réponse me satisfaisait. J’allais pouvoir rassurer sa femme, son petit bijou comme il l’appelait, sur le point essentiel qui la préoccupait : l’origine de son bronzage. Quant à l’autre raison de son inquiétude, sa stérilité littéraire, elle me confia plus tard n’avoir jamais attendu le moindre revenu de sa tardive lubie. Cela tombait bien …

A SUIVRE (après-demain)

 

2 réflexions sur « Aux terrasses ensoleillées de sa jeunesse (1/2) »

  1. Chère amie Lariegeoise
    Non, ne t’inquiète pas, la clientèle privée de Philippe est encore florissante. Ce ne sont pas deux ou trois anarchistes comme toi et moi qui vont perturber la sérénité de notre écrivain à deux articles par jour. D’ailleurs, j’ai bien compté, il bénéficie toujours d’une cour bien fournie. Ce que je ne m’explique pas, surtout quand on connait un peu le bonhomme, c’est la nette prépondérance masculine.
    Par ailleurs, tu n’as pas répondu à mon interrogation sur ton lieu de résidence parce que l’Ariège, non seulement ce n’est déjà presque plus la France, mais en plus c’est vaste avec des noms de villages bizarres. C’est comment l’hiver ? Inaccessible, probablement ?
    Pour terminer sur une note personnelle, des trois départements les plus sauvages de France, l’Ariège, l’Ardèche et la Lozère, ma préférence allait jusqu’à maintenant à la Lozère à cause du Gévaudan et de l’histoire de la Bête car c’est une fable incroyable et intemporelle.
    A très bientôt
    Lorenzo
    PS) excuse mon ton volontairement neutre mais il n’est pas impossible que Philippe ouvre le courrier.

  2. philippe, n as tu pas l impression que ta créature t échappe et que ce journal prend un tour inattendu .
    – site de rencontres pour personnes de plus de 50 ans:gratuit en plus …platoniques bien sur.
    -Atlas géographique qui permet de re visiter ses connaissances: l Ariège que l on confond souvent avec l Ardèche, repositionnee grâce à MR Google , qui a du être très très surpris de cette fébrilité soudaine autour du 09.
    -surtout surtout la mise en lignes ( je tiens au S!) , d un remède souverain , propre à terrasser tous les maux qui nous accablent : l humour….
    Me réveiller ce matin en pleurant de rire à la lecture du PS posté a une heure tardive par Lorenzo, va m aider à attendre Jupiter et son ton théâtral.
    Bien sur lire ce matin les terrasses ensoleillées du meme Lorenzo pourrait , dans un milieu littéraire plus traditionnel , s apparenter à une promotion intensive.


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