Un après-midi de chien (1/2)

Couleur café n°34

Le Balzar
49 rue des Écoles – Paris 5

Un après-midi de chien (1/2)

Le Balzar… Ça fait longtemps que je n’y suis pas venu. En fait, je n’ai jamais été vraiment client du Balzar. Autrefois, on l’appelait « le petit Lipp ». Nous, nous préférions le grand. Mais le Balzar a quand même son charme, avec sa taille modeste, son sobre décor Art déco et sa carte de brasserie bourgeoise.

Ces derniers temps, en fin de journée, il m’est arrivé de m’y installer une petite heure pour essayer de progresser un peu dans ce roman qui se refuse depuis des mois à dépasser le chapitre 5.

À l’autre bout de la salle presque déserte, derrière le comptoir, le patron s’occupe à des tâches de patron. L’unique serveur achève de dresser les tables pour le dîner. Il n’en a laissé que quelques-unes à la disposition des clients de l’après-midi. Il est cinq heures.
— Un demi, s’il vous plait… et le mot de passe du Wi-Fi, merci.

J’ai à peine le temps d’ouvrir mon iPad qu’une femme seule entre dans la salle, essoufflée. Elle est un peu voûtée, plutôt petite et plutôt ronde. Ses longs cheveux bruns tombent en désordre sur l’inévitable doudoune trois quarts gris foncé. Son sac pend au bout de son bras comme un cabas. Elle porte un jogging noir agrémenté d’une large bande jaune le long de la jambe. Elle pivote lentement sur ses chaussures de tennis blanches et jaunes, cherchant d’un regard dédaigneux une table qui puisse l’accueillir décemment. Elle finit par choisir celle qui est voisine de la mienne. Tant pis.

Le garçon vient déposer mon demi sur la table. Première gorgée de bière. J’entreprends de relire le début du chapitre 5 pour me remettre dans l’ambiance du Boulevard Saint-Michel de 1935. Une chevauchée des walkyries nasillarde m’interrompt. C’est le téléphone de ma voisine qui sonne. Elle fouille longuement son cabas tandis que Wagner développe son thème. Elle extirpe enfin son appareil de son sac et le pose devant elle. Maintenant, elle entreprend de retirer ses gants et, dans ma tête, des images d’hélicoptères et de paillottes en flammes viennent chasser celles que j’avais pu me faire de la terrasse du café Le Cujas d’avant-guerre.

— Oui, c’est moi, confirme-t-elle à son iPhone.

— Certainement pas, ajoute-t-elle deux secondes plus tard.

 Le ton est ferme, définitif. J’abandonne 1935 pour retomber dans l’instant présent et, malgré moi, j’écoute.

— Cer-tai-ne-ment pas ! répète-t-elle. Je sors de chez le dentiste et… Non, non, juste un détartrage… Oui, oui, tous les ans… Rue Saint-Jacques… Non, non, il est très bien, un peu cher, mais très bien… Enfin, disons qu’il est pas mal… comme les autres, quoi…   Non, je n’ai pas mal, un détartrage je vous dis… Bon, écoutez : pour ça, il n’en est pas question, pas question, la femme de ménage doit être là, c’est son boulot après tout, voyez ça avec elle… C’est ça, c’est ça. Au revoir.

 Silence. Le garçon apporte son thé, et je retourne trois quarts de siècle en arrière, et je reprends la lecture du cinquième chapitre de mon Cujas.

Quelques minutes passent. Un couple entre et se plante devant la table de ma voisine. La femme a trente-cinq ans, peut-être. Sa grande et forte silhouette est soulignée par un pullover rouge moulant, un pantalon de cuir café au lait ajusté et enfoncé dans des bottes noires dont surgissent de grosses chaussettes marron. Elle est blonde à longs cheveux. Ses traits manquent de finesse et, globalement, l’ensemble conclut à l’ordinaire. C’est peut-être la fille de la dame qui sort de chez le dentiste. Lui doit être le mari ou le compagnon du pullover rouge. Plutôt petit et fluet, il porte fine moustache, blazer bleu marine et cravate club… Disons seulement qu’il tranche.

— Ah ! Vous voilà ! dit la mère d’un ton de reproche. C’est pas trop tôt. Vous êtes garés où ?
— On a tourné, tourné…, répond la fille plaintivement. Finalement, on a trouvé à coté de Notre-Dame.
— Notre-Dame ! Je ne vais quand même pas aller à pied jusque là-bas ! Je sors du dentiste, moi !
— Si vous voulez, je peux aller chercher la voiture, dit le blazer en faisant mine de se lever.
— Laissez-moi finir mon thé, on verra après. Vous prenez quelque chose ? Je vous invite bien sûr !
— Alors, dans ces conditions… tente de plaisanter la moustache. Un Martini, tiens…
— Vous aimez ça le Martini, vous ? Enfin ! Comme dit l’autre, tous les goûts… Et toi, chérie, tu prends quoi ?
— Eh bien…euh…
— Eh bien…euh… dit la dame en l’imitant. Enfin, décides-toi ! On n’a pas toute la journée, non plus. Un café ? Un thé ? Quoi ?

 C’est là que je décide de laisser tomber le Cujas. J’ouvre une nouvelle note sur mon iPad et le joli petit clavier surgit du bas de l’écran. Tout en écoutant la conversation qui se poursuit, je tape aussi vite que je peux quelques mots pour résumer la situation : Balzar /  femme-cabas / tel. Wagner / Dentiste / Couple : pull rouge – blazer cravate / garé à N.D. / Martini… Je ne veux rien oublier, mais il faut que je rattrape le direct alors tant pis pour les fautes, j’accélère encore.

LA SUITE, DEMAIN

Une réflexion sur « Un après-midi de chien (1/2) »

  1. J’attends la suite demain, pas très sympathique cette dame, on s’attends au pire !

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