WETBACKS

Bon ! Ce texte avait déjà été publié ici il y a exactement quatre ans. Et alors ? Je l’aime bien moi, ce texte. Et puis, je vais faire comme Isaac Asimov, je vais expliquer comment et pourquoi je l’ai écrit. Voilà : c’était un soir dans l’atelier d’écriture que je fréquentais rue Poliveau.

Digression
Quand le mot Poliveau surgit, le cinéphile et l’homme élégant s’écrient de conserve « Jambier, j’veux deux mille francs, Jambier, 45 rue Poliveau ! » Si vous voulez revoir juste cette courte scène phénoménale, suivez ce lien
https://www.youtube.com/watch?v=uFrtiwAj-ug
Fin de digression.

Donc, c’était rue Poliveau, un peu plus près de la Gare d’Austerlitz que la charcuterie Jambier. Ce soir-là, ce fût « Incipit ». J’avais déjà joué à ça : on choisit une première phrase de roman dans la douzaine qui est proposée et on écrit en 40 minutes une histoire qui commence avec cet incipit. La première fois j’avais choisi celui de « Pour qui sonne le glas ». Cette fois-ci, ce fut celui d’un bouquin que je n’avais pas lu d’un auteur que je ne connaissais pas. Qu’est-ce qui m’a amené à faire ce choix. Le fait qu’il imposait un récit à la première personne ? Le style simple et direct de la nouvelle américaine (« Je suis à Lynwood…et probable que je ne reviendrai pas demain ») ? Le fait que ça se passe à Los Angeles, ville que je connais un petit peu ? Quand je lis une phrase comme celle-ci (« je…  je suis… je suis à Lynwood… on m’annonce qu’il faut que je rentre, et probable que… »), ça me fait irrésistiblement penser à une Série Noire. J’ai toujours eu envie d’écrire des Séries Noires. En voici un petit bout.

Encore un mot : veuillez noter que quand j’ai écrit ce texte, le pervers narcissique à la tignasse orange n’avait pas encore été élu à la Maison Blanche. Il y avait encore de l’espoir pour les wetbacks.

Je suis à Lynwood, dans South Central, pas loin du croisement d’Atlantic et d’Olanda, je recouvre de papier Alu les plateaux de haricots qui n’ont pas été mangés à l’anniversaire d’un petit gamin, lorsqu’on m’annonce qu’il faut que je rentre à la maison plus tôt que prévu, et probable que je ne reviendrai pas demain. [*]

C’est Rubio lui-même qui vient de me dire ça, et il a l’air sacrément ennuyé.
Pourtant, je peux pas m’en aller maintenant. Tous les autres sont déjà partis et y a encore plein de trucs à ranger avant de fermer. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air embêté, Rubio.
Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ? Y a les flics chez moi ? Non, non, il sait pas, Rubio, il a juste reçu un coup de fil de son cousin. Il faut que je rentre tout de suite, et c’est pas sûr que je puisse revenir demain. Il n’en sait pas plus. Il est désolé.

–Bon sang, Rubio… ?

–M’emmerde pas, Rafael, c’est pas le moment, tu ferais mieux de partir maintenant ! Allez, fous-moi le camp ! Ce soir, c’est moi qui fermerai la boutique.

Il est plutôt gentil d’habitude, Rubio. Rubio, c’est mon patron. C’est le propriétaire du Laguna Coffeeshop. Il est arrivé de Mexico City il y a vingt ou trente ans, je sais pas exactement. Il a passé la frontière en fraude et puis il a pris un bus jusqu’ici. Ensuite, il a réussi, tant bien que mal, mais il a réussi. Il a des papiers en règle, une femme, trois enfants et une grosse Chevrolet d’à peine dix ans. Son bistrot marche plutôt bien ; on y mange de la bonne cuisine mexicaine, un peu adaptée aux estomacs des gringos, mais mangeable quand même ; il fait un barbecue sur le parking tous les samedis et il y a des attractions le dimanche pour les enfants. Il remercie le ciel tous les jours, Rubio. Il dit : « Que Dieu et Notre Dame de Guadalupe bénissent l’Amérique et le Laguna Coffeeshop ! » Alors, comme pour remercier la sainte patronne du Mexique, il n’emploie que des mexicains, en général des illégaux, des wetbacks, des dos mouillés comme disent les gringos.

Et moi, j’en suis un, de dos mouillé.

Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ? Rubio n’en sait rien. Ou alors il ne veut rien dire. Ça doit être grave. Est-ce que Maria a eu un accident ? Et ce bus qui n’arrive pas !

Quand j’ai débarqué à Los Angeles, il y a trois ans, je suis allé tout droit chez Rubio. C’est par un cousin que j’avais eu son adresse. Il m’avait donné une recommandation. Enfin, c’était plutôt un cousin de Rubio qu’un cousin à moi, mais, par la grâce des 50 dollars que je lui avais donnés, j’étais devenu aussi son cousin. Alors, entre cousins, on se rend des services, et Rubio m’avait aussitôt engagé. Il m’avait aussi aidé à trouver un logement du côté de l’aéroport, à moins d’une heure de bus du Laguna. Maintenant, j’ai un bon boulot, bien régulier. C’est salissant, c’est fatigant, mais ça paye pas mal. J’ai un logement aussi. Tous les avions du monde passent juste au-dessus, mais je m’en fiche, j’ai un toit sur la tête. Il y a six mois, j’ai pu faire venir Maria. Le samedi et le dimanche, Rubio l’embauche comme extra. Les autres jours, elle fait des ménages. Depuis un mois, de temps en temps, la nuit, elle fait du baby-sitting à Westwood chez une américaine qu’elle a rencontrée dans une laverie automatique. Elle espère qu’on va l’embaucher bientôt comme gouvernante, comme bonne ou un truc comme ça. Faut dire que Maria, en plus d’être la plus jolie fille que je connaisse, elle parle parfaitement l’anglais, elle est propre et fraiche comme un torrent de montagne et surtout, elle est honnête comme une statue de la Madone.

Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Si c’était un accident, pourquoi Rubio me dirait de ne pas revenir demain ? Non, ça doit pas être un accident. Aïe, aïe, aïe ! Et ce bus qui n’avance pas … !

Quand j’aurai une voiture, ça sera quand même mieux. Oui, parce que j’économise pour acheter une vieille Ford. Je l’ai repérée chez Honest Joe, le marchand de voitures d’occasions sur Atlantic. Bon, il faudra redresser les ailes avant et la repeindre un peu, mais le moteur a l’air en bon état. On ira se balader du côté de l’Océan, on fera des piqueniques. Et puis, si Maria est embauchée chez ces gens de Westwood, on pourra faire venir Rosa, la sœur de Maria. Peut-être même que Rubio la prendra comme extra au Coffeeshop à la place de Maria. Ca s’arrange pas mal, tout ça.

Allez, encore une vingtaine de minutes d’embouteillages et je serai arrivé à la gare routière…

Alors, si c’est pas un accident, ça doit être les flics… c’est ça, c’est surement ça, ça doit être les flics, ces salauds de l’Immigration. Ils ont dû découvrir que je n’avais pas de papiers. Ou alors, j’ai été dénoncé. C’est ça, c’est surement Carlos qui m’a dénoncé. Depuis le temps qu’il tourne autour de Maria. Je vais le tuer, Carlos, ce salopard…

Sainte mère de Dieu, pourquoi ça arrive maintenant ? Tout allait si bien. Ou presque. Presque, parce qu’on est toujours des wetbacks, des dos mouillés, des illégaux.

Quand on est un illégal, on fait très attention. En tout cas, nous, on fait très attention. On est bien poli avec tout le monde. On ne fraude jamais dans le bus ni au supermarché. Quand on va dans les beaux quartiers, on ne jette jamais rien par terre et on ne traverse la rue que quand c’est permis. Avec Maria, le samedi soir, on va à Anaheim faire un peu la fête. On s’est fait plein d’amis du pays et, avec eux, on boit un coup, on danse, on fait un peu de bruit, on s’amuse.

Parfois, il y a des jeunes gringos qui débarquent avec leurs voitures en caravane, les coudes aux portières.  Ils chantent, ils crient, ils hurlent, ils jettent des canettes de bière vides, ils nous lancent des insultes et, avec leur bouche, ils font des bruits pas bien polis envers nos femmes. Ils cherchent la bagarre, quoi. Mais nous, on bouge pas, on dit rien, on ramasse les canettes, on les mets dans les poubelles, on sourit. C’est sûr qu’ils nous prennent pour des crétins, des lâches, des femmelettes. Nous, ça nous tord un peu l’estomac. On irait bien leur casser un peu la figure, mais voilà, on n’a pas de passeport.

Y a des inconvénients, c’est sûr, d’être illégal à L.A., c’est pas toujours facile. Mais on se dit qu’on est mieux ici que dans les banlieues de Mexico City. Et puis, on pense à la carte verte, ce petit papier merveilleux, celui qui nous donnera, un jour, sûrement, peut-être, le droit de travailler ici, et aussi, un jour, plus tard, peut-être, un vrai passeport américain.

C’est notre rêve à tous ici, notre étoile inaccessible. Pour y arriver, on sait qu’il faudra beaucoup de patience, de travail et surtout pas le moindre petit bout de rapport de police, même pas pour un stationnement interdit.

Ça fait trois ans que je fais tout pour que ce soit comme ça. Et voilà ! Faut que je rentre tout de suite ! Et que je ne revienne pas demain ! Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi est-ce qu’on va me mettre dehors ? Pourquoi moi ? Pourquoi ?

Voilà la gare routière. Le sang bat dans mes oreilles. Encore une dizaine de minutes et je serai chez moi. Chez moi ? Je cours sur les mauvais trottoirs le long des grillages. Les avions passent au-dessus de ma tête. Le bruit est assourdissant. Je tourne dans M street. Je suis à bout de souffle. J’aperçois un petit groupe au carrefour de la 3ème rue. Sans m’arrêter de courir, j’essuie la sueur de mon front. Je vois Maria au milieu du groupe. J’ai le cœur qui éclate. Elle m’a vu. Elle court vers moi. J’ai des larmes plein les yeux. Elle aussi.

–Rafael, j’ai eu si peur…Tu as réussi… ?

Je la prends par les deux épaules ; je la regarde de haut en bas ; je crois même que je la secoue.

–Qu’est-ce qu’il y a, Maria ? Tu as eu un accident ? Tu n’as rien ?

–Mais, non, non, rien ! C’est toi…

–Comment ça, moi ? Mais je n’ai rien, moi, rien du tout. Je travaillais au Laguna et…

–Alors, tu ne sais pas ? Personne ne t’a dit … ?

Non, personne ne m’a dit.

Alors elle m’explique tout d’un trait : que le cousin de Rubio – tu sais celui qui t’avait trouvé ton travail – eh bien que ce cousin a un ami dans la police de Lynwood, que cet ami a appris que l’Immigration surveillait depuis longtemps le Laguna, que Rubio était soupçonné de faire passer des clandestins depuis des années, de leur trouver du travail et des faux papiers, que même ses papiers à lui étaient faux et qu’ils allaient faire une descente en fin d’après-midi et arrêter tout le monde et aussi que le cousin avait dit qu’il allait téléphoner à Rubio pour le prévenir mais qu’il craignait que ça soit déjà trop tard.

Elle me dit qu’elle était certaine que je m’étais fait arrêter, qu’on allait me mettre en prison ou, pire, me ramener à la frontière. Quand elle m’a vu arriver en courant du bout de la rue, elle a cru que j’avais réussi à échapper à la police.

Je la serre contre moi, je lui caresse doucement le dos en lui disant que tout va bien, que je suis parti avant que les flics n’arrivent, qu’on attendra un peu avant d’acheter la Ford et de faire venir Rosa, que je trouverai vite un autre travail, que tout ira bien tu verras.

Et je pense à Rubio. Que Dieu et Notre-Dame de Guadalupe le protègent !

[*] Cette première phrase est l’incipit de « Six jours », roman de Ryan Gattis.

4 réflexions sur « WETBACKS »

  1. Pas les granges, bien sûr, les gringos ! L’iPad ne connaît même pas ce mot !

  2. Bon, je vais t’aider.
    À la suite de l’arrestation de Rubio, Rafael et Maria cherchent un nouveau pays d’accueil, d’autant que Donald vient d’être élu et que les granges ne rigolent plus avec les wetbacks.
    C’est la qu’il reçoit un coup de fil de Rosa qui lui annonce que grâce à son arrière-petite-cousine portugaise, elle a trouvé une place de gardienne à Paris et qu’une loge vient de se libérer dans la rue d’à côté, rue Currrrjjjas.
    Là, tu raccroches à ton bouquin et je te laisse imaginer la suite et le fin.
    Merci qui ?

  3. Mon problème avec Cujas, qui se passe plus dans le Quartier Latin qu’à Lynwood, ce n’est pas tellement le début, c’est plutôt la fin, ou plus précisément encore, la seconde partie.

  4. On s’y croirait vraiment ! Ce pourrait être le début de Cujas, non ?

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