Le Bal des Casse-pieds

Ces quatre petites histoires ont été publiées ici il y a maintenant plus de cinq ans. Je les avais regroupées sous le titre « Circonstances atténuantes ». J’aurais tout aussi bien ou l’appeler « Le Bal des Casse-pieds ». Eh bien, voilà, c’est fait.

Le Bal des Casse-pieds

1-Première séance

Je suis arrivé tôt, vingt minutes avant la séance. J’ai choisi ma place avec soin, pas trop loin, pas trop près, pas tout à fait dans l’axe, mais presque, comme j’aime, quoi ! Elle est arrivée au moment où les publicités commençaient. Tournant le dos à l’écran, elle s’est faufilée dans la rangée devant la mienne. Elle s’est arrêtée devant moi, m’a adressé un sourire, et s’est assise juste devant mon siège. Forcément, ça m’a énervé. Ces jolies femmes, ça se croit tout permis et ça s’assied comme ça, devant moi, comme si de rien n’était. Elle aurait été petite, encore, je n’aurais trop rien dit. Elle aurait été rasée, ou elle aurait porté un fichu, pareil. Je ne suis pas un enquiquineur. Mais non, elle était grande, avec des cheveux, beaucoup de cheveux. Ça dépassait de partout devant mon écran. Après m’avoir gâché les publicités et les bandes annonces, quand l’obscurité s’est faite dans la salle et que le film a commencé, elle m’a empêché de voir toute la partie gauche du générique. Ça ne pouvait pas durer. Heureusement, j’ai toujours une corde à piano sur moi. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d’une corde à piano. Dans un mouvement rapide et discret, je l’ai passée autour de son cou, et j’ai serré, fort et longtemps. Sa tête a roulé sur son épaule.
Voilà qu’elle me cachait la partie droite de l’écran, à présent ! Il y a quand même des gens sans gêne au cinéma.

***

2-Cocktail

Sur la terrasse du vingt-cinquième étage de ce grand hôtel, ça fait plus de dix minutes qu’il me tient par le revers, ce type. Mais de quel droit, je vous prie? Ce n’est pas parce qu’on est dans un cocktail et qu’on porte une étiquette au veston qu’il faut se croire le droit de m’adresser la parole comme ça, sans être présenté. Je danse d’un pied sur l’autre en essayant de repérer quelqu’un de connaissance pour pouvoir fuir ce raseur. Rien, personne.
Encore, s’il me parlait de moi ! Mais non, il ne parle que de lui. Banalités et lieux communs s’enchaînent les uns aux autres. Et tout ça sur lui, sur sa femme, son beau-frère, son cheval…
À un moment, il prononce l’inévitable bêtise, la fadaise exemplaire, l’ineptie majeure, celle que l’on entend toujours à un moment ou à un autre dans un salon, et qui ne déclenche d’habitude chez moi qu’un spirituel sarcasme. Cette ânerie si répandue c’est « Moi, je ne supporte pas la bêtise ». Cette fois-ci, c’en est trop. Simulant de vouloir renouer un lacet, je me baisse et en me relevant, je  le soulève et le bascule, lui et son verre de champagne, par-dessus le garde-corps.
Il fallait bien mettre un terme à cette conversation.

***

3-Rue Thierry Ardisson

Je suis perdu dans ce quartier que je connais mal.
J’accoste un passant :
-Pardon, monsieur, la rue Thierry Ardisson s’il vous plait ?
-La rue Thierry Ardisson, voyons, la rue Thierry Ardisson…Ça me dit quelque chose. Ah, ce n’est pas loin d’ici. Mais là, tout de suite, j’ai un trou.
-Ça ne fait rien, Monsieur, je vais demander à quelqu’un d’autre.
-Mais non, mais non, ça va me revenir. La rue Thierry Ardisson…Voyons voir, ce n’est pas la prochaine à droite. Non, ça c’est la rue Ariane Massenet. Ça n’est pas non plus la rue d’en face. Ça c’est la rue Laurent Ruquier, celle qui mène à la place Jean-Pierre Foucault. La suivante, c’est…
-Excusez-moi monsieur, mais je suis un peu pressé. Je vais demander à quelqu’un d’autre.
-Mais non, mais non, vous me vexeriez. Je vous dis: ça va me revenir. Voyons voir, celle d’après, c’est le boulevard Philippe Bouvard. Après, c’est la rue Marc-Olivier Fogiel, puis c’est l’impasse Christine Bravo. Alors, voyons de l’autre côté maintenant. Ça ne peut pas être celle de gauche, parce que ça c’est l’avenue Patrick Sébastien. Juste après, c’est la place…
Je ne connaitrai jamais le nom de cette place, car c’est à ce moment que je l’ai poussé sous un tramway qui passait par là, opportunément.

***

4-Train de nuit

Totalement absorbé par la conversation téléphonique qu’il tient depuis vingt minutes à très haute et très intelligible voix dans le couloir de ce train de nuit où j’essaie de passer le temps de mon insomnie, il fait les cent pas en me bousculant sans me voir à chaque passage. À un moment, je l’entends dire à son correspondant qu’il faut qu’il aille aux toilettes et, tout en continuant sa conversation, il se dirige vers le bout du wagon. Je lui ouvre obligeamment la porte. Il me remercie d’un signe de tête sans lâcher son téléphone et c’est sans lâcher son téléphone mais avec un petit cri de surprise qu’il disparaît dans le vent, le froid et l’obscurité de la nuit.

2 réflexions sur « Le Bal des Casse-pieds »

  1. Notre inconscient, et ses envies de meurtre, est singulièrement lesté. Nous sommes avant tout des créatures de droit. Ou de codes. Nous en sommes même de plus en plus ligotés à mesure que le code civil s’épaissit. Pas étonnant que notre nature sauvage, le ça, prenne parfois le pas sur le surmoi et le déborde dans un instant d’égarement. Il faut un gendarme derrière chacun.

  2. On est d’accord!
    « Cet insupportable gêneur qu’est l’homme » (Alfred Sauvy).
    « L’enfer c’est les autres » (J-P Sartre)

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