On m’appelait Benito (3/4)

(…) Le rythme est pris, les virages s’enchaînent, six, sept, huit. Le plaisir monte. Les cuisses chauffent, le souffle se raccourcit. Il suffit de se redresser un peu et de prendre la piste en longue traversée pour que les muscles se calment et que le souffle revienne. Les bras sont maintenant ballants le long du corps, les jambes sont presque raides et n’amortissent plus les bosses. Les secousses sont agréables aux membres qui se détendent. La neige profonde approche. Un long et calme virage permet de l’effleurer et de retrouver le centre de la piste.

Reprise du rythme. Cinq, six virages serrés, puis un arrêt brutal à la limite de la neige damée soulève un éventail de cristaux étincelants. Regard vers le haut. Seulement trois ou quatre points rouges ou bleus sur la piste. C’est le matin. Le Mont Blanc est là, brillant sous son parfait petit nuage en forme de lentille.

Regard vers le bas. La gare du télésiège des Tommeuses est juste en dessous, toute proche, au milieu d’un faux plat, entre deux « murs ». C’est le meilleur endroit : petit saut pivoté et forte poussée sur les bâtons et c’est tout de suite la plus forte pente. Quatre virages à peine marqués, le corps presque droit, la vitesse augmente. Le cinquième virage est une longue courbe à pleine vitesse à travers le faux plat ; les bras sont écartés, en croix, le corps incliné vers l’intérieur. C’est frimeur, facile, surjoué, mais le plaisir est intense.

Sur leur lancée, les skis décollent à la rupture de pente qui amorce le mur suivant. Ils volent au-dessus de la neige sur quelques mètres puis, l’un après l’autre, ils giflent le sol, flap, flap. La vitesse augmente encore. Quatre grands virages plus bas, c’est l’arrêt majestueux au bord de l’ombre, à la limite de la forêt. La poussière blanche retombe doucement en arc en ciel.

Le souffle est court, les joues sont rouges et glacées, les yeux pleurent derrière les Ray-Ban. Vingt secondes, et les trois autres arrivent. Tous les quatre, le dos au soleil, nous regardons vers la piste que nous venons de descendre et qui se couvre de points qui parsèment la neige ; plusieurs d’entre eux se forment en un serpent multicolore qui se tortille sur la pente. Et puis Jean-Louis part en avant en scandant : « Trifolet ! Trifolet ! Trifolet ! » Patrick et François prennent sa trace en poussant fort sur les bâtons. Je me laisse glisser derrière eux, bien raide, bras ballants, sur le chemin qui mène au tunnel sous la descente olympique. Quand j’entre dans le tube de tôle dans leur sillage, l’écho de leur passage est encore présent. Il fait sombre et par endroits, des piques de glace brillent au plafond. Le sol est dur, gelé, difficile, bruyant. Tout au bout, un rond de lumière grossit et, au retour à l’éblouissement de la neige, le corps qui s’était instinctivement courbé pour passer sous la voute se redresse au soleil. Encore un virage dans la trouée entre les sapins et le chalet du Trifolet est en vue. La fumée légère qui sort de sa cheminée monte droit dans le ciel calme puis s’incline au-dessus des sapins. Sous le soleil, la terrasse en bois noir luit et fume de l’humidité de la nuit. Une serveuse en Moon-boots à fourrure, jeans noir, t-shirt assorti, décolleté et moulant, est en train de replacer les sièges. Patrick et François plaisantent en plantant leurs skis dans la neige, tandis que Jean-Louis entre sur la terrasse de son pas décidé et légèrement de biais qui me fait immanquablement penser à John Wayne entrant dans le saloon de Painful Gulch. Tout est parfait : le temps et beau, la neige est bonne, le Trifolet est ouvert, la journée commence, et c’est la première d’une pleine semaine. Mais moi :

— Bon, les gars. Un café !  dis-je avant de m’asseoir, mais on ne traine pas trop, hein ? Parce que si on veut piqueniquer au col… »

Les réponses ne trainent pas :

—Eh ! Oh ! Du calme, on est bien là, non ? dit l’un.

—Je crois bien que je vais prendre deux œufs-jambon, dit l’autre

—Mademoiselle, s’il vous plait, pourriez-vous servir un calmant à Benito ?

Je fais semblant de râler, ils rigolent…

Encore une fois, tout est parfait, chacun est dans son rôle, chacun connait son texte. Une demie heure plus tard, sur une timide suggestion de ma part, tout le monde est d’accord pour repartir. Le plan est parfaitement défini dans ma tête. En bas de la Daille, nous prendrons la navette pour le téléphérique du Fornet, qui nous mènera au col de l’Iseran, puis les deux téléskis vers l’aiguille Pers. On devrait trouver facilement un endroit hors piste pour piqueniquer au col dans le « pays désert ». Ensuite, si on a le temps on improvisera un peu dans le coin en fonction du soleil (je ne peux pas tout savoir par cœur), entre le col et la station intermédiaire du Fornet. Enfin, et j’y tiens, on prendra cet incroyable télésiège des Leissières qui donne des sensations de Foire du Trône pour nous retrouver sur la Solaise. De là, en fonction du monde sur les pistes, nous pourrons prendre un café les skis aux pieds avant de foncer vers Bellevarde, l’essentiel étant de se retrouver en haut de Tovière peu après 4 heures. Bien sûr, il n’est pas question de prendre mes partenaires à rebrousse-poil en leur révélant mon plan d’un seul coup. Il faut agir progressivement et avec diplomatie. J’aurai tout le temps de le leur lâcher par bribes dans le téléphérique ou pendant le piquenique.

A SUIVRE

3 réflexions sur « On m’appelait Benito (3/4) »

  1. Je jurerais que Benito a refait tout le parcours hier pour de vrai. Quelle mémoire!

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