De La Flèche au Mans (2/3)

De La Flèche au Mans (2/3)

« Vous prenez le train ? » me demande-t-il tout à coup.

Il a dit ça d’un ton hésitant, timide, sans vraiment me regarder. Ça me rassérène un peu et je me sens presque en état de supériorité. J’hésite pourtant sur la réponse à donner. Cinglante, mystérieuse, spirituelle, absurde, philosophique, cultivée, mondaine, méprisante … ? Je sais que mon esprit d’escalier me fournira dans une heure, demain ou la semaine prochaine la réponse adaptée, celle qui serait restée dans la mémoire du pauvre homme pour le restant de ses jours. Mais pour l’instant, rien. Alors, je dis seulement : « Oui. » Est-ce la sécheresse de ma réponse qui me fait craindre de heurter la sensibilité de mon interlocuteur ? Je ne sais pas, toujours est-il qu’après deux secondes de silence, j’ajoute bêtement : « …pour Le Mans ».

<< Je suis comme ça, qu’est-ce que vous voulez : un moment je pense à écrabouiller quelqu’un de mon spirituel mépris, et l’instant d’après, je crains de le froisser avec un « Oui » trop sec ! >>

Et j’ajoute : « …pour Le Mans. » Et au moment où je prononce les trois syllabes, j’ai beau me replonger ostensiblement dans mon livre, je me dis que je suis fichu : j’ai entrouvert une porte dans laquelle il va immanquablement placer le pied : « Tiens, c’est drôle, moi aussi ! Et vous habitez Le Mans même ?  » … ce genre de truc.  Mais non. Il regarde ses chaussures et se tait.

… »Daniel n’est pas un pédé », lui dis-je, dégoûté, en allumant la télé.
« Tout le monde croit qu’il l’est. »
« Qui ça ? »
« Blair par exemple. »
« Eh bien, c’est faux. »
« Va raconter ça à Blair ! »
« Je ne sors plus avec Blair. C’est fini, Trent », je lui dis d’une voix que je veux ferme.
« Je ne crois pas qu’elle en soit convaincue », dit Trent en s’allongeant sur le lit pour regarder le plafond.
« Je finis par lui demander : « Pourquoi t’intéresses-tu à ça ? »
« En fait, je crois que je m’en fous », soupire-t-il.
Trent change de sujet et me dis que je devrais…

J’en suis à la page 61 et, comme c’est une page impaire, la couverture du livre est tournée vers lui. Il se penche en avant pour la lire, une fois, deux fois. Je m’attends maintenant à un commentaire sur le roman, sur l’auteur… Mais non. Toujours rien. Pourtant, il n’avait pas hésité tout à l’heure avec ses appels du pied. Je n’ose pas le regarder. Je l’imagine, rouge de confusion, transpirant légèrement, en train de concocter une entrée en matière sur « Moins que zéro« , mais ne trouvant rien d’assez original, rien qui le satisfasse. Peut-être qu’il n’a pas lu le bouquin après tout. Ou alors il ne connait pas l’auteur.  Ce type est d’une timidité déconcertante et, malgré ce que je devine des raisons de son comportement, il commence à me faire pitié.

<< Et voilà ! C’est encore moi ! Un type, gay de toute évidence et qui pense que je le suis aussi, veut me faire des avances mais sa timidité l’en empêche et moi, je suis désolé pour lui. Pour un peu, je lui faciliterais la tâche ! >>

J’ai un « Vous connaissez Bret Easton Ellis ? » au bord des lèvres. Mais au moment où je prends ma respiration pour le lui dire, voilà qu’il se prend le visage dans les mains et pousse un soupir.

… »En fait, je crois que je m’en fous », soupire-t-il.
Trent change de sujet et me dit que je devrais l’accompagner à une fête organisée par quelqu’un en l’honneur d’un nouveau groupe au Roxy. Je lui demande qui l’organise et il répond qu’il ne sait pas très bien.
« C’est quel groupe ? », je demande.
« Un nouveau groupe. »
« Quel nouveau groupe ? »
« J’en sais rien, Clay. »
Le chien se met à aboyer bruyamment en bas…

Un borborygme du haut-parleur et mon voisin sort de sa torpeur. Le routard se redresse et son chien se met à frétiller autour de lui. Trois ou quatre personnes entrent vivement dans le hall et se dirigent vers le coin opposé du hall. Elles devaient attendre en fumant à l’extérieur. L’homme gris-bleu s’est levé tandis que je saisissais mon sac pour y placer Moins que zéro. Arrivé au milieu du hall, il se retourne comme pour vérifier que j’ai bien compris que c’est mon train qui arrive. Je suis toujours assis et je fais semblant de fouiller dans mon sac en évitant son regard. Je me lève et me dirige vers l’autre coin du hall. Il s’énerve : « Non, non ! Voie A ! C’est par ici, par le souterrain ! » Je lui adresse un sourire : « Ah, oui. Merci ! » Il parait content de m’avoir rendu service. Ce qu’il ne sait pas c’est que j’ai fait exprès de prendre la mauvaise direction. Je m’étais parié qu’il oserait m’adresser à nouveau la parole. Ça n’a pas manqué.

<< C’est vrai que je peux être sacrément blagueur quelquefois. >>

Je souris intérieurement. Je me demande si c’est à cause de ma petite blague ou parce que j’ai su amener quelqu’un à faire ce que je voulais qu’il fasse. Rassuré, il me précède dans l’escalier puis dans le tunnel qui passe sous les voies. Tous les six pas, il se retourne pour s’assurer que je suis dans la bonne direction. Quand je débouche sur le quai, il est là à surveiller du coin de l’œil la sortie de l’escalier. Une fraction de seconde, nos regards se croisent, gênés. Le train entre en gare. Les gens se pressent devant les portes automatiques pour attendre que les voyageurs descendent. Je monte dans le wagon. Il est presque vide, du genre Corail, sans compartiment, tous les sièges dirigés dans le sens de la marche. Je me glisse sur la gauche dans la première rangée vide pour occuper la place près de la fenêtre. Je pose mon sac sur le siège libre à ma droite. Les autres voyageurs remontent l’allée centrale et s’installent un peu partout. Et voilà mon bonhomme qui se glisse à son tour dans la rangée qui est devant la mienne. Il reste debout et regarde au loin au-dessus de ma tête. Il doit faire semblant d’attendre quelqu’un. Le train est toujours immobile. De temps en temps, l’homme gris-bleu me jette un regard, mais il fuit le mien sitôt que je relève la tête. Quel étrange comportement ! C’est presque insupportable tellement c’est stupide. Le train bouge enfin et je n’y tiens plus : « Si vous voulez vous asseoir ici… », dis-je en prenant mon sac sur mes genoux pour libérer le siège voisin. Sans un mot, sans un sourire, il s’y assied.

<< Mais pourquoi est-ce que je fais ça moi ? Pourquoi est-ce que je propose à ce type de s’asseoir à côté de moi, à lui qui n’aurait jamais osé le faire de lui-même ? Pourquoi ? Un moment j’ai cru que c’était par pitié. Mais non, ce type ne fait pas vraiment pitié. Il est juste un peu touchant, un peu ridicule avec son côté emprunté. Alors pourquoi ? >>

A SUIVRE

 

Une réflexion sur « De La Flèche au Mans (2/3) »

  1. Oui! Pourquoi?
    L’éternelle question. Souvent sans réponse. Il vaut mieux souvent ne pas se la poser cette question, pourquoi?
    Comme je suis d’humeur guillerette ce matin, j’avouerais que m’est revenue subitement en mémoire une petite chanson qui circulait il y a tant d’années: « je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir, pourquoi…. ». Ceux qui se souvienne de cette chansonnette pourrons compléter. Ont-ils la réponse?

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