De La Flèche au Mans (1/3)

De La Flèche au Mans (1/3)

Quarante minutes à attendre. Je me suis trompé sur Internet : le prochain train pour Le Mans ne partira qu’à 11 heures 35. Il va falloir attendre quarante minutes dans cette toute petite gare de cette toute petite ville. Le café le plus proche se trouve de l’autre côté de la place, étonnamment grande. Trop écrasée de soleil pour que je la traverse… Il ne fait pas trop chaud dans le hall de la gare. Un routard, sac à dos, est assis par terre. Adossé contre un distributeur de barres de chocolat, il somnole sous sa casquette. Son chien — maigre, longs poils noirs et blancs — est couché à côté de lui. Il a posé son museau dans le creux de l’aine du jeune homme. Il lève un sourcil et me regarde passer. Je lui souris. Le chien cligne de l’œil, exhale un soupir dans le short de son maitre et se rendort.

<< Qu’est-ce que vous voulez ? J’aime les chiens. L’autre jour, tiens, justement, dans un train, j’ai passé une demie heure à faire du gringue à un labrador allongé dans le couloir.>>

Un homme debout devant le mur du fond — blouson de toile gris-bleu, pantalon idem, chemise bordeaux, sacoche posée entre ses pieds — se retourne et consulte l’écran des départs. Le train pour Angers, voie B, est annoncé avec dix minutes de retard. Le train pour Le Mans sera à l’heure. Son quai n’est pas annoncé. Un employé de la SCNF traverse le hall à grands pas. C’est lui qui m’a donné l’horaire en me vendant mon billet tout à l’heure. Il a fini son service. Il sort. Un train de toutes les couleurs entre en gare. La grosse dame en noir qui occupait l’unique petit banc en inox du hall se lève et rassemble ses paquets informes. Du coin de la bouche, elle mord un bout de son hijab pour le maintenir devant le bas de son visage tandis qu’elle oscille vers la porte d’accès aux quais. Une jeune fille — jeans déchiré au cutter, anneau dans la lèvre inférieure, blouson militaire et besace aussi — traverse le hall en courant. Elle doit piétiner derrière la grosse dame pour passer la porte. Annonce incompréhensible du haut-parleur. Le train bariolé sort de scène. La place de la gare vibre sous le soleil. L’homme gris-bleu examine une affiche annonçant la réouverture du plus grand parc animalier de la région. Le routard et son chien dorment. Tout est calme à nouveau. Une cloche lointaine égrène des coups innombrables. Encore trente-cinq minutes.

Je vais m’asseoir sur le petit banc en inox. Il n’a pas de dossier et son siège est convexe. Ce n’est pas très confortable. Je suppose que c’est pour éviter qu’il ne serve de couchette aux clochards. Je sors mon livre. C’est celui dans lequel je n’arrive pas à entrer depuis des jours. Je me plonge avec détermination dans la page 58, celle que j’avais cornée la semaine dernière :

…Les deux filles nous observent. Je regarde la bouteille de Perrier vaguement gêné, puis je dis : « Ouais, je me rappelle. »
« J’adore cette chanson », dit-il.
« Ouais, sublime », je dis. « Qu’as-tu fait d’autre ? »
« Rien de bon », dit-il en riant. « Oh, je sais pas. J’te dis, j’ai traîné, j’ai zoné. »
« Tu as laissé un message chez moi, non ? »
« Ah ouais. »
« Que voulais-tu me dire ? »
« Oh, laisse tomber, rien d’important. »
« Allez, tu voulais me dire quoi ? »
« Je te dis de laisser tomber, Clay. »
Il enlève ses lunettes noires, plisse les yeux. Son visage est inexpressif, et…

Je n’arrive pas toujours pas à m’intéresser au vide de l’existence de Clay. Je pense qu’il faudra bien pourtant que j’aille jusqu’au bout, sinon je ne pourrai jamais écrire une critique honnête. Alors…

… « Allez, tu voulais me dire quoi ? »
« Je te dis de laisser tomber, Clay. »
Il enlève ses lunettes noires, plisse les yeux. Son visage est inexpressif, et la seule chose que je trouve à dire est : « Comment était le concert ? »
« Quoi ? » Il se met à ronger l’ongle de son pouce.
« Le concert. C’était comment ? »
Il regarde ailleurs. Les deux filles se lèvent et partent.
« Un bide total. Vieux. Jamais vu concert plus merdique », finit-il par dire, puis il s’éloigne. « À plus tard. »
« Ouais, à plus tard », dis-je et quand je regarde de nouveau la Porsche j’ai la nette impression qu’il y a quelqu’un à l’intérieur….

L’homme gris-bleu s’est approché de mon banc. Il s’assied à côté de moi. Quand il veut placer sa sacoche entre ses pieds, son genou droit vient toucher ma cuisse. Je glisse sur le banc de quelques centimètres vers la droite en murmurant une excuse.

<< C’est souvent comme ça avec moi : quelqu’un me bouscule et c’est moi qui m’excuse ! >>

Je reprends ma lecture de la page 58. Un peu plus loin, page 60, un dénommé Rip demande à Clay s’il veut de la coke et Clay lui répond que non merci pas pour l’instant. A ma gauche, l’homme a bougé, comme pour s’installer plus confortablement. C’est maintenant son pied droit qui vient toucher ma chaussure gauche… Je n’arrive pas à croire à une avance. Je me dis que ces frôlements ne peuvent qu’être accidentels. La dernière fois que ce genre de chose m’était arrivé, je devais avoir treize ou quatorze ans. J’étais dans un cinéma à Paris, près de la place de l’Étoile. C’était l’après-midi, surement un jeudi. Je me souviens très bien que j’étais venu voir Un homme est passé, avec Spencer Tracy. J’étais seul et mon voisin de fauteuil avait commencé à effectuer quelques frôlements de pied, de genou et de coude. Au début, je ne comprenais rien, à peine troublé dans la vision de mon film. C’est quand sa main gauche s’était posée avec détermination sur ma cuisse droite que je m’étais levé d’un bond et que j’avais marché sur les pieds de quatre innocents spectateurs pour rejoindre au plus vite l’allée centrale du cinéma. Je me souviens même qu’au lieu de chercher un autre fauteuil, j’avais quitté la salle sans voir la suite du film. Je l’ai vue beaucoup plus tard. Bon film…

Mais aujourd’hui, bon sang de bonsoir, il est onze heures du matin, nous sommes dans le hall d’une gare d’une toute petite ville de province et j’ai trente ans de plus que le bonhomme ! Cette fois-ci, je ne m’excuse pas, je fais passer ma jambe gauche par-dessus mon genou droit et me concentre avec affectation sur la page 60. Sur ce petit banc à l’assise convexe, cette position apparemment décontractée est en fait très inconfortable. Ça me tord la colonne, mais je persiste : changer encore de position pourrait provoquer un nouveau contact avec l’autre et le faire se méprendre. Tendu et gêné, je fixe la page 60 sans pouvoir lire les mots.

<< C’est tout moi, ça : on vient m’importuner, et je me sens coupable…>>

A SUIVRE

 

4 réflexions sur « De La Flèche au Mans (1/3) »

  1. J’avoue, je me suis gouré. Le souvenir que j’ai conservé de ce film est une vision que j’en ai faite sur une telé au début des années 1970, donc en Net B, et cette vision m’est restée pour des raisons particulières. Et pourtant, j’ai revu le film en CinémaScope, mais c’est la version en Net B qui est restée imprimée dans ma mémoire. La mémoire, comme les rêves, choisie sa couleur, c’est bizarre.
    Je reverrai le film j’espère bientôt. Spencer Tracy, un modèle d’homme américain dont je me suis jamais lassé de voir les films ( Devine qui vient dîner, Le vieil homme et la mer, captain courageous, etc).

  2. Hé oui, Jim s’était gourré. En couleurs, le film, et quelles couleurs ! La scène d’ouverture, copiée par la suite dans des dizaines de films : un train rouge (je crois), vu de très haut, file à travers le désert (Arizona, je crois). Cinémascope, Technicolor, superbe ! John Sturges…
    Bon, mais là, ça va être un TER breton et bariolé.
    Oui, je sais. La Flèche n’est pas en Bretagne. mais vous comprendrez plus tard. Patience.

  3. Jim s’est gouré! le film n’était pas en noir et blanc comme il semble s’en souvenir, peut-être parce que l’histoire elle-même est bien en noir et blanc. C’est dans la lignée des grands westerns de John Sturges (le réalisateur) avec les grands acteurs classiques répondant à l’appel: Lee Marvin, Ernest Borgnine, Walter Brennan (bien sûr), Robert Ryan, et d’autres. La morale de l’histoire comme d’habitude c’est que le bon l’emporte sur les méchants. C’était l’Amérique d’avant Trump…

  4. « Un homme est passé », Spencer Tracy avec un bras en moins, un bon film en effet, même très bon, en noir et blanc, une leçon de courage et de morale.

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