La nasse

Quand le temps est beau, vers le milieu de la matinée et pour une bonne partie de la journée, le trottoir des numéros impairs de la rue Soufflot passe à l’ombre. Les étudiants, les touristes, les habitants du Quartier Latin et les employés de mairie y vont et y viennent en liberté. Ils montent vers le Panthéon ou descendent vers le Luxembourg, se croisant bien à leur aise grâce à la généreuse largeur de l’espace qui leur est réservé. Pourtant, à peu près à mi-chemin entre la place Edmond Rostand et le monument dédié Aux Grands Hommes par la Patrie Reconnaissante, on trouve le magasin de A.Pedone Éditeurs. Cette librairie aux profondeurs boisées insoupçonnables mériterait sans doute que quelqu’un lui consacre un jour tout un article mais, pour aujourd’hui, tout ce qu’il faut en savoir c’est qu’à la hauteur de cette très honorable boutique, la largeur du trottoir est réduite de moitié par l’emprise de la sortie du parking souterrain. C’est cet endroit que j’appelle « la Nasse » (1)

Suivez-moi bien : quand à un certain débit vous offrez une capacité de circulation constante et suffisante, il s’établit un courant régulier que les spécialistes de la circulation, et j’en fis partie, qualifient de fluvial. Mais si, sur son parcours, vous réduisez brutalement la capacité qui lui est offerte, les choses se passent moins bien, les gens se bousculent et l’écoulement devient ce que, quand on sait de quoi on parle, on qualifie de torrentiel. En langage ordinaire, on parlerait volontiers de goulot d’étranglement ou de connerie municipale conduisant fréquemment à la formation d’un gros bouchon ou d’un sacré bordel.

Si vous m’avez attentivement suivi jusqu’ici, vous êtes en train de vous dire qu’en toute logique, j’aurais dû nommer cet endroit « Le Goulot« . Eh bien, non. Je maintiens « La Nasse« . Et voici pourquoi :

Prenons un homme, plutôt jeune et en bonne santé, aux besoins modestes mais dans l’impossibilité ou peu désireux de les satisfaire en échange d’une quantité de travail de sa part. Supposons-le de plus peu enclin au vol, au chantage, à l’assassinat crapuleux, à l’abus de confiance et même au détournement de fonds publics en bande organisée. Dans ces conditions, que lui reste-t-il à ce pauvre jeune homme, sinon la mendicité ? Mais, compte tenu de la concurrence, pour être raisonnablement rémunératrice cette activité doit être exercée avec beaucoup de patience et un minimum d’ingéniosité.

Équipons donc notre sujet d’un sac à dos et d’un verre à moutarde dans lequel nous aurons préalablement introduit quelques pièces de 2 et de 5 centimes d’euros. Asseyons-le sur le sac que nous aurons disposé adroitement face aux Éditions Pedone, appuyé au garde-corps de la trémie du parking Soufflot.

Dans un premier temps, plaçons le verre à moutarde à toute proximité du sujet, disons à moins de 15 centimètres devant ses orteils, et observons. Les passants tout à leurs pensées, sans voir le verre, pratiquement invisible sur le gris du dallage, mais percevant du coin de l’œil la présence du récif que représente notre sujet, infléchissent légèrement leurs parcours pour passer, comme c’est dans leur nature, à distance de sécurité des genoux du sujet, distance que les plus récentes études évaluent à une cinquantaine de centimètres. Une observation de 45 minutes à une heure sera suffisante pour conclure que, dans les conditions normales de température et de pression et toutes choses égales par ailleurs, le sujet ne recueillera aucune obole dans son petit verre à moutarde.

Dans un deuxième temps, reprenons les mêmes — sac à dos, verre à moutarde, pièces jaunes, sujet et passants — tout en modifiant légèrement la disposition des lieux en éloignant de 35 centimètres le verre à moutarde du sujet, ce qui portera la distance entre le récipient et l’extrémité inférieure du sujet à exactement une cinquantaine de centimètres.

La mise en place terminée, les mêmes passants, adoptant la même attitude que dans l’expérience précédente, infléchiront de la même manière leur trajectoire et, de ce fait, trouveront immanquablement le produit Arcopal, toujours aussi peu visible, sur leur chemin. S’il est assuré que beaucoup d’entre eux, constatant à l’extrême seconde la présence de l’obstacle, feront un écart qui leur permettra de l’éviter, il est tout autant assuré que certains d’entre eux enverront de la pointe du pied le verre valser à plusieurs mètres, dispersant les pièces jaunes aux quatre coins du trottoir, provoquant le bondissement du sujet accompagné d’une exclamation supposée mêlée de surprise et reproche : « Ah, ben merde alors ! »

Dans la population des passants distraits, si l’on prolonge l’expérience suffisamment longtemps, on pourra distinguer les catégories suivantes :

A – le passant très distrait qui n’aura ni vu le verre ni senti le choc ni entendu les protestations du sujet

B – le passant indifférent qui continuera son chemin en grommelant une vague excuse

C – le passant timide ou craintif qui fera semblant de faire partie de la première catégorie pour éviter une confrontation avec le sujet

D – le passant agressif qui reprochera amèrement au sujet son inconséquence et son peu de considération pour la sécurité d’autrui, car il aura bien failli « se foutre la gueule par terre avec vos conneries !« 

E – le passant compatissant, désolé et confus qui, non content de participer au rassemblement des pièces prétextes, introduira dans le verre redressé une obole personnelle représentant en moyenne 8,5 fois la valeur du contenu d’origine.

On a compris que c’est bien entendu à cette dernière catégorie que toute cette mise en scène était destinée. On peut raisonnablement estimer que, sur cent passants, une bonne dizaine d’entre eux enverront dinguer le verre et son contenu, et que sur cette dizaine, environ vingt pour cent auront la réaction espérée, entrant ainsi dans la glorieuse catégorie E.

Sachant que l’obole moyenne accordée par cette catégorie est de 1,35€, que le nombre de passants sur le trottoir impair de la rue Soufflot est, bon an, mal an, de 900 unités par heure, calculer le revenu moyen journalier du sujet, après déduction de la valeur des pièces jaunes perdues dans la grille d’aération du parking.

Vous avez deux heures.

Note 1   Nasse : panier de pêche oblong, muni à son entrée d’un goulet ; par extension, piège à gogo.

2 réflexions sur « La nasse »

  1. Toutes les études de dynamique fluviale ou maritime démontrent clairement que l’étranglement d’un chenal a de nombreuses conséquences non seulement sur le débit ou le flux qui doivent y passer en force, mais encore beaucoup d’autres telles une modification ou une érosion des sites, ou bien encore la densification des espèces qui s’y trouvent emportées par le courant avec un changement de leur comportement, etc. Ces étranglements sont justement de bons endroits pour y pêcher, par exemple celle du bar de ligne dans le raz de Sein, ou pour y placer une nasse. On peut apprendre tout ça en théorie dans des écoles de Hautes Etudes et obtenir un Master en hydrodynamique comportementale, un diplôme qui ne peut conduire qu’au CNRS et une rémunération minime, ou bien par un apprentissage sur le terrain dit d’orientation de la manche qui lui ne délivre aucun diplôme mais garantie une rémunération rapide et beaucoup plus conséquente, une rente dite de situation quoi.

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