La grande Beune – Critique aisée 168

Temps de lecture : 6 minutes

Critique aisée n°168

La grande Beune
Pierre Michon – 1996
Collection Folio – 78 pages

Honnêtement, j’ai un peu de mal à commencer cette critique. Ceci pour deux raisons. La première, c’est que ce livre m’a été offert et recommandé par un ami.

Et déjà, là, je m’arrête et m’interroge : Pourquoi avoir précisé « par un ami » ? Qui d’autre qu’un ami peut-il vous offrir un livre ? Un livre n’est pas un cadeau de civilité, comme une boite de chocolat ou un bouquet de fleurs — d’ailleurs, on m’offre assez peu de fleurs. Comme le parfum, le livre est un cadeau des plus personnels avec la différence qu’il est personnel à celui qui offre. Il peut révéler ses goûts et ses couleurs, sa façon d’aimer, ses détestations. Il engage sinon son honneur, mais parfois sa réputation — pas à tous les coups, bien sûr, mais quand même. Que celui qui, offrant un livre, accepte ainsi de s’exposer, éventuellement d’être jugé, est bien une preuve d’amitié.

Mais j’y pense : pourquoi à « offert » ai-je ajouté « et recommandé » ? Quelqu’un, même quelqu’un qui ne serait pas de vos amis, vous a-t-il dit un jour : « Tiens, je t’ai apporté un livre. Il est sans intérêt, creux et ennuyeux ; de plus, il est mal écrit et n’a rencontré aucun succès » ?  Non, bien sûr ! Parce que, quand on offre un livre à un ami, c’est qu’on l’a aimé, — le livre, pas l’ami, parce que l’ami, normalement, on l’aime encore — ou que, sans l’avoir encore lu, on a lu d’autres ouvrages de son auteur. Alors, en véritable ami, on veut partager le plaisir qu’on a connu ou dont on est certain qu’on le connaitra.

« Recommandé » et « ami » étaient donc deux précisions inutiles. « Ce livre m’a été offert » eut été suffisant. J’allais dire « parfaitement suffisant« , mais à quoi sert le « parfaitement », le « suffisant » se suffisant à lui-même ? (Tout le monde ne peut pas écrire comme Chardonne1, n’est-ce pas ?) Avec ce souci, d’ailleurs redondant, du détail, je n’ai fait qu’alourdir le texte et noyer un peu plus le poisson, comme je suis en train de le faire depuis la deuxième ligne.

Donc, ce livre m’a été offert, par un ami, cela va de soi comme expliqué plus haut, et c’est la première des deux raisons qui me gênent pour rédiger ma critique. En effet, si vous avez suivi toutes mes circonvolutions à base de prétendues réflexions sur le livre et l’amitié, vous avez deviné qu’elle comportera au moins quelques réserves, cette critique. Ouf ! C’est dit : ce livre, je ne l’ai pas vraiment aimé ! Non, je m’exprime mal : ce livre a des qualités, mais je ne les ai pas appréciées. On comprendra peut-être pourquoi un peu plus loin.

La deuxième raison, la voici. Je suis le type qui a passé son temps à gueuler sur tous les toits et les tons que « l’histoire, on s’en fout ! c’est le style qui compte ! » Vous vous souvenez ? Eh bien là, non ! Et pourtant, du style, il y en a ! Alors je suis gêné, vous comprenez ?

Dans ce très court roman (ici, le « très » n’est pas inutile : le roman fait 78 pages), la situation de départ est prometteuse, le scénario intéressant, les décors étranges, les personnages forts, l’atmosphère oppressante, le désir charnel et les passions violentes. En 1961, le narrateur, instituteur, prend son premier poste dans un village du Périgord, pas loin de Lascaux. Une grande, belle et sensuelle jeune femme brune, Yvonne, mère célibataire, y tient le bureau de tabac. Du jour où il voit Yvonne pour la première fois, l’instituteur est possédé par un violent désir charnel, attisé chaque jour davantage par le mystère qui entoure la belle Yvonne. Il devine qu’elle a un amant et cherche parmi les hommes du village quel est celui qui soumet Yvonne et qui occasionnellement la frappe. Le narrateur a une jeune maitresse, Mado, gentille fille qui ne se rend compte de rien et qui ne compte pas. Il finit par découvrir qui est l’amant, un homme du village, plus âgé, assez quelconque et pêcheur émérite. L’instituteur se venge en persécutant le fils d’Yvonne. Le roman de se termine dans une étrange scène de sadisme sur carpes, tandis qu’Yvonne prend un bain sans doute métaphorique. Tout cela ne devrait-il pas donner au moins deux heures de bonne lecture ?

Eh bien, non, pas vraiment ! Tout est mangé par le style ! Bon, alors, le style ! Qu’est-ce qu’il a, le style ? Pour vous le faire comprendre, j’ai choisi deux extraits, splendides.

Dans le premier, le narrateur fantasme sur Yvonne :

 (…) mon désir n’avait pas décru. J’imaginais dans la salle sang de bœuf aux odeurs de mégots, de futaille, de salpêtre, tous les buveurs partis vers la nuit noire à quoi nul ne résiste, la buraliste cédant aussi à cet appel, se dressant sur son lit, jetant son imper sur son dos pour accourir là en tordant ses chevilles sur ses hauts talons, la reine, entrant comme le vent, à deux mains tremblantes ouvrant l’imper, et, à ma seule disposition sous l’œil réfléchi d’Hélène derrière son comptoir, jetée nue sur les tables poissées, sur le flipper éteint, y secouant ses sequins, y perdant ses yeux blancs, dans toutes les postures enfin où se puisse le plus largement connaître son poil corbeau, ses cuisses orgeat, ses fesses de nacre, jouissant immodérément sous un renard, ses cris d’orfraie tombant, dévalant la falaise, étonnant les braconniers accroupis sur la Beune. Je l’étripais. (…)

Dans le second, l’instituteur et Mado suivent la faible lampe torche d’un homme qui les guide au travers d’une enfilade de cavernes :

(…) On avait peur de se cogner la tête. Tout était gorgé d’eau, les argiles, détrempées, blêmes collaient aux semelles, les pluies de cet hiver pourri s’égouttaient là-haut, ruisselaient en mille endroits ; je pensai aux énormes vidanges de cinquante siècles qui s’étaient engouffrées là-dedans, quand se débâclaient les grandes glaciations. Il faisait plus doux que sur terre : cette chaude haleine ajoutait comme toujours au malaise d’être plus bas que les morts, comme si vous soufflait dessus une bête pendue à ces voutes, rampant à l’aise sur ces sables pourris, toujours vous précédant hors du faisceau de la lampe mais par-dessus son épaule braquant sur vous son mufle et vous attendant au tournant, une grande abstraction ambulante, chaotique et toute prête à s’incarner pour peu que la lampe s’éteigne, quelque chose de plus aigu qu’Anubis et plus épais qu’un bœuf, le miasme universel à tête de mouton mort, à dents de loup, tout droit sur vous dans les ténèbres et vous regardant. (…)

 Et là, vous vous dites : « Quelle écriture fiévreuse, foisonnante ! Quelle force des images ! Quelle poésie ! Ce style, quelle richesse ! »

Eh bien, oui, justement ! Quelle richesse ! Soixante-dix-huit pages comme ça, nourries de longues phrases à la construction piégeuse, pleines d’embûches, de virages en épingle et de longues montées abruptes sans jamais de descente, jamais de pause ni de roue libre, non seulement c’est exténuant, mais ça obscurcit le récit. C’est pourquoi, malgré tous ses passages remarquables, j’ai eu un peu de mal à avaler ce roman, un peu comme j’aurais peiné à finir une assiette trop copieuse de cuissot de sanglier périgourdin à la Royale. Trop riche !

Un dernier mot : en lisant cette critique, et plus précisément sa première partie, vous avez peut-être trouvé que le style que j’utilisais n’était pas très fluide : bourré d’incidentes, de clins d’œil au lecteur et autres artifices dont l’utilité est de tourner autour du pot et le résultat d’entraver la lecture. Que Chardonne me pardonne, mais ce n’était pas une critique aisée.

Note 1 : « Pas d’adjectifs ; le moins possible ; ils affaiblissent un style naturellement fort, vif, savoureux. L’adjectif, c’est comme les bijoux. Une femme élégante ne porte pas de bijoux (ou bien c’est un solitaire. Les lieux communs, c’est pour les bonnes.) […] Pas de mots qui sont de la bourre, « par conséquent », etc. fausses liaisons, etc. Jamais de métaphore ; pas la moindre. Pas de mots superflus. Ils n’ajoutent rien ; ils affaiblissent. Si vous dites : “Je vous déteste fortement.” C’est plus faible que “Je vous déteste.” Le moins de mots possibles. » 
Jacques Chardonne

 

3 réflexions sur « La grande Beune – Critique aisée 168 »

  1. Merci Philippe. Finalement, tu es plus cartésien qu’il n’y paraît (en lecture, s’entend), comme le laissait déjà entrevoir ta si belle critique des Saisons de Maurice Pons (critique aisée nº166). Au delà de l’histoire, au delà-même de la force du style, ce que ces deux œuvres ont en commun, c’est l’envoûtement : la phrase emporte (ou pas) le lecteur là où jamais il ne se serait rendu (penser à « reddition ») sans la force non des mots, mais de leur assemblage. L’écrivain ne peut se contenter de belles histoires, et tu as souvent insisté sur l’importance du style.
    Laurent Gaudé, dont je viens de terminer deux ouvrages, tente de créer l’envoutement à l’aide de l’incantation, le lyrisme, la répétition, la litanie : dire qu’il échoue est sans doute prétentieux au vu de ses tirages pléthoriques au regard de ceux de nos deux auteurs confidentiels, mais c’est mon sentiment : son style est trop artificiel, trop rituel, et finalement trop pauvre.
    Richesse ou pauvreté du style, où est l’équilibre ? Celui qui le trouve est voué à l’éternité !

  2. En somme, tu nous expliques que ce livre est un chef-d’oeuvre de style et d’originalité, mais que tu n’as pas aimé. Ou plus exactement, que tu n’es pas entré dans son univers particulier.
    Ce sont des choses qui arrivent. Même en amour : trop ceci ou trop cela… Mais je ne suis pas expert.

  3. J’aime me faire offrir des livres par des amis parce que cela fait découvrir des auteurs que je aurais probablement pas découvert par moi-même (imperméabilité aux critiques de la presse) mais aussi parce que cela fait mieux connaître les goûts de l’ami lui-même. L’un d’eux, en réalité mon fils, explorateur de littérature, m’offre souvent des livres. C’est ainsi que j’ai découvert grâce à lui Stephan Zweig, avec l’offre d’un petit livre (car il sait qu’il faut appâter au départ) sur Magellan, Gabriel Garcia Marquez avec le court roman, presqu’une nouvelle, « Chronique d’une mort annoncée », qui m’a conduit à apprécier cet auteur (notamment « L’amour au temps du choléra »), de purs inconnus tel le passionnant « Le chapeau de Vermeer » d’un certain Timothy Brooks (pas vraiment un roman, plutôt une étude par un universitaire), etc. Avec sa dernière offre, je pense qu’il s’est foutu de moi, c’était « Le capitaine Fracasse »; mais il savait mon attachement à ce roman, lu enfant dans la collection Rouge et Or. Ma fille, grande lectrice elle-même, m’a offert au même moment, coïncidence étrange, de Théophile Gautier « Zigzags en France » dont un chapitre s’intitule « Le voyage littéraire ». Très intéressant, Th Gautier s’y moque des écrivains de voyages où ils n’ont pas fichu les pieds.

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